Retour à Weiswampach Le jeudi, 4 mai, le Premier ministre Xavier Bettel (DP) visitait Weiswampach pour y appuyer son camarade de parti, Henri Rinnen. Maire depuis 1995, Rinnen a fait de sa commune un des principaux points de chute pour le capital belge grâce à une approche laxiste dans l’attribution de permis de construire (d’Land du 3 mars
2017). Lors d’une réunion avec une soixantaine d’investisseurs, il plaidait auprès du Premier ministre pour une zone d’activité dont auraient besoin les « real hei schaffend Firmen ». Ne pouvant faire de promesses, Xavier Bettel postait des photos de sa visite sur son compte Twitter avec le commentaire : « La commune de Weiswampach est un bon exemple pour un développement dynamique de l’espace rural où les gens peuvent travailler là où ils vivent. »
Le lundi, 8 mai 2017, à l’aube, les locaux d’un des principaux employeurs de la commune furent perquisitionnés. Jost Group occupe 137 employés et camionneurs, pour la plupart des frontaliers belges, à Weiswampach. (Ils avaient été 350 en 2012.) Il s’agissait d’une opération internationale visant une quinzaine d’implantations européennes et préparée depuis deux ans par les autorités judiciaires belges (assistées par les parquets roumain et slovaque ainsi que celui de Diekirch). Les chefs d’inculpations pèsent lourd : « organisation criminelle », « traite d’êtres humains », « blanchiment », « faux et usage de faux social »… Le groupe de transport belge est accusé d’avoir employé, via des sociétés boîtes aux lettres, un millier de camionneurs des pays de l’Est en Belgique aux conditions sociales de leur pays d’origine, et en les payant au kilomètre. Les chauffeurs auraient vécu des semaines durant dans leur camion, dormant sur les aires d’autoroute.
Roland Jost, le patron du groupe, et trois de ses managers furent inculpés et mis en détention provisoire. (Via communiqué, Jost Group a réagi en soulignant être « parfaitement en ordre à tous les niveaux ».) Ce mercredi, après dix jours de prison, Roland Jost et son secrétaire général ont regagné leur domicile pour y préparer leur défense. (Ils devront porter un bracelet de surveillance électronique.) Au lendemain de la perquisition, L’Essentiel avait délégué un journaliste devant les locaux de Jost à Weiswampach. Un seul employé osa faire un commentaire : « Nous sommes tombés des nues en découvrant cela. Ici les employés respectent les règles. » Alors que, depuis 2004, Weiswampach jouait le rôle de centre administratif et de dispatching pour toutes les sociétés du groupe, l’argument peine à convaincre.
Jost a établi son QG sur la Gruuss-Strooss, le nom que prend la nationale 7 sur son tronçon Wämper. C’est un peu l’équivalent ardennais de l’avenue Kennedy, stations-service en plus. Weiswampach totalise plus de cinquante sociétés de transport internationales, dont certaines sont très hautement capitalisées. Même en comparaison avec d’autres communes frontalières, cela fait beaucoup : Martelange en compte une douzaine, Steinfort et Troisvierges chacune une demi-douzaine. Weiswampach se retrouve donc périodiquement dans la presse luxembourgeoise et belge : en 2003, avec DH Logistics (qui avait opéré sans autorisation de commerce ni licence) ; en 2004, avec Interliner AG (qui fut fermé par la justice car ne disposant pas d’un siège effectif) ; en 2013, avec Karo Line (qui n’avait pas payé ses camionneurs durant plusieurs mois). Pourtant, les communes frontalières tentent depuis des années de se défaire de leur réputation de « Bréifkëschte-Gemengen » et de biotopes de la petite magouille. On en retrouve encore les traces. Ainsi, à quelques kilomètres de la frontière, sur la route principale du village de Vielsalm, on aperçoit un grand panneau publicitaire pour un « bureau de comptabilité » à Troisvierges. On peut y lire : « On gagne plus avec une société au Grand-Duché ». Tout un programme.
Maire-manager En 1970, Henri Rinnen avait créé une société de transport. Durant quinze ans, il roulera sur les autoroutes européennes entre Weiswampach, Vienne, Stockholm, Bordeaux et Glasgow. Âgé aujourd’hui de 69 ans, le maire garde des intérêts financiers dans plusieurs petites sociétés de transport. Il est actionnaire minoritaire chez RHT (spécialisé dans le transport de vin, de cidre, de chocolat et de lait), chez Luxmetall (un transporteur généraliste), chez Messagerie Express Weiswampach (qui opère deux camions pour le compte de deux clients) et chez Vincent Logistics (spécialisé dans le transport de voitures et de machines agricoles). Rinnen est également gérant de Transports Rossi (spécialisé dans la livraison de poissons) et consultant chez Hermanns & Kreutz (transporteur de lait). Toutes ces firmes ont leur siège à Weiswampach. Dans le registre de commerce, certaines indiquent comme « établissement principal » l’adresse personnelle du maire de la commune. Henri Rinnen explique qu’il pourrait ainsi assurer la réception de chaque lettre recommandée. Les firmes disposeraient toutes de bureaux appropriés ailleurs dans la commune où elles seraient « reell gefestegt » : « Tout est en règle dans ces entreprises, j’en mettrai ma main au feu. En quarante ans, sur neuf ou dix procès en justice, je n’en ai perdu aucun ! » Il regrette que toute une profession se retrouve dans le collimateur.
Rumeurs Depuis 1994, Rinnen est vice-président du Groupement Transport, une sous-organisation de la Confédération luxembourgeoise de commerce (CLC) qui regroupe 214 membres, dont Jost Group. Dans un communiqué envoyé au lendemain des perquisitions, le Groupement Transport « se distancie et dénonce toute forme de non-respect des règlements et lois en vigueur au Luxembourg et dans les pays voisins ». Un désaveu à peine voilé d’un de ses affiliés. Pourtant, Jost Group était bien intégré dans les réseaux patronaux luxembourgeois. En novembre 2013, la firme participait ainsi à une mission économique en Turquie à l’issue de laquelle le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), put annoncer à la presse que Jost Group venait de trouver un partenaire commercial turc. Or, dans le milieu routier, on commençait à se raconter que Jost poussait la logique du dumping social à son paroxysme. « On s’est rendu compte que pleins de chauffeurs avec dix ans d’ancienneté se cassaient, se rappelle Daniel Maratta, permanent à l’Union belge du transport. Ils nous disaient : ‘Ce sont les Roumains qui font le boulot.’ Bizarrement, la direction, elle, ne semblait pas particulièrement inquiète de ces départs. » Les prix au rabais pratiqués par Jost Group ne passaient pas non plus inaperçus parmi les membres du Groupement Transport, même s’ils se gardaient bien d’en parler lors de leurs réunions (pour ne pas contrevenir au droit de la concurrence).
Déjà en 2001, le Groupement Transport s’était trouvé dans une situation délicate : un certain Karl Kralowetz avait posé sa candidature pour entrer dans son comité. Faute de candidats, le gérant technique de United Cargo Lux fut automatiquement coopté. Or, des rumeurs sur des pratiques professionnelles douteuses circulaient déjà dans le milieu et, lors d’une entrevue discrète, la CLC pria l’Autrichien de se retirer. (Kralowetz accepta sans protester.) Quelques mois plus tard, en janvier 2002, « l’affaire Kralowetz » secoua le secteur et révéla les excroissances d’une politique de niche développée par les gouvernements successifs depuis le milieu des années 1980. Karl Kralowetz fut arrêté et condamné à six mois de prison au Luxembourg, puis à trois ans et huit mois en Allemagne, puis encore à seize mois en Autriche.
Mani pulite En juin 2002, le Parlement lança une enquête parlementaire (la dix-septième en deux siècles) pour analyser les dessous de l’affaire et étudier les modalités peu transparentes selon lesquelles les licences avaient été distribuées par le ministère des Transports. Alors que le gouvernement menait la bataille en Europe pour garder les critères de substance économique à un strict minimum pour les sociétés financières (holdings, Soparfis), il fixa, contre l’avis du Conseil d’État, une définition rigoriste pour les sièges effectifs des sociétés commerciales. Pour décrocher une autorisation de commerce, les compagnies de transport doivent ainsi fournir les preuves de l’honorabilité professionnelle de leurs dirigeants. Leurs bureaux doivent être dotés d’une « installation matérielle appropriée » ainsi que contenir la paperasse de la comptabilité et de la gestion du personnel. « L’exercice effectif et permanent de la direction des activités » requiert également « la présence régulière d’un dirigeant ». Légalement, une boîte aux lettres ne faisait donc plus l’affaire ; le Parquet et la Douane tentant, tant bien que mal, d’assécher le marais. Dès 2007, la CLC appelle la presse belge et les syndicats luxembourgeois à « ranger enfin l’affaire Kralowetz qui appartient au passé ».
Pavillon routier D’après le dernier rapport d’activité du Département des transports, intégré au ministère du Développement durable et des Infrastructures (MDDI), le Luxembourg compte actuellement 347 sociétés de transport international. (Un chiffre en déclin sur les dernières années : en 2008, le Luxembourg en comptait encore 412.) De son côté, la Société nationale de circulation automobile indique que 10 110 camions sont actuellement immatriculés au Luxembourg, dont environ 7 000 rouleraient à l’international, selon les estimations du secteur. Les firmes de transport allemandes, belges et françaises sont venues pour réaliser des économies sur les charges sociales. Celles-ci font plus que compenser les salaires luxembourgeois. Ainsi, pour atteindre un salaire net de 3 000 euros, une entreprise doit payer un salaire brut de 4 241 euros en France contre 3 473 euros au Luxembourg. Sur le court terme, ces cotisations permettent de faire tourner le système social luxembourgeois, même si, tôt ou tard, les affiliés feront valoir leurs droits, notamment de pension.
Jost Group est accusé d’« escroquerie en droit pénal social » une infraction que ne connaît pas le Code pénal luxembourgeois. Selon le Parquet fédéral belge, « des travailleurs [de Jost] résidant en Belgique auraient été déclarés frauduleusement à la sécurité sociale luxembourgeoise ». Entre le Luxembourg et ses voisins, la question de l’affiliation constitue une éternelle pomme de discorde. Ainsi, un frontalier belge passant plus de 25 pour cent de son temps de travail dans son pays de résidence, risquera d’être désaffilié du Centre commun de la sécurité sociale luxembourgeoise (CCSS). (Pour éviter les embrouilles, les grandes firmes font donc rouler les camionneurs français en Belgique et les camionneurs belges en France.) Romain Daubenfeld, le fonctionnaire syndical responsable du secteur routier à l’OGBL, craint que la règle des 25 pour cent ne conduise à l’exode de nombreuses firmes. Elle met les patrons et les salariés dans une situation d’insécurité juridique. En octobre 2016, le Wort révélait ainsi que, sur demande des autorités françaises, 90 camionneurs avaient été désaffiliés de la CCSS, avant de finir par y être re-affiliés.
Tigres de papier Depuis 2002, le Département des transports peut solliciter des contrôles ciblés auprès des douaniers afin de détecter des irrégularités. Depuis 2011, la douane contrôle également toutes les nouvelles firmes de transport au cours de leur première année d’activité. Elle vérifie entre autres si les camions immatriculés au Luxembourg sont bien conduits par des chauffeurs enregistrés au Grand-Duché. Mais sa supervision pour le compte du MDDI et du ministère de l’Économie ne s’étend pas aux camions et chauffeurs roulant sous une licence autre que luxembourgeoise. Les retraits de licence sont rares. Dans son rapport d’activité, le Département des transports note pudiquement avoir interpellé « un certain nombre d’entreprises ».
Le 15 juin 2012, l’OGBL organisait un piquet sur l’aire de Capellen. Les syndicalistes luxembourgeois et belges y distribuaient des tracts, traduits en douze langues et appelant à la fin du dumping social. Romain Daubenfeld se souvient d’un accueil peu chaleureux : « Un chauffeur a failli m’écraser le pied en démarrant en trombe ! Les routiers roumains, polonais ou slovaques nous voyaient surtout comme ceux qui voulaient leur enlever leur travail. Pourtant on expliquait qu’on était heureux qu’ils viennent travailler ici, mais qu’ils ne devaient pas se laisser exploiter. »
Entre janvier 2016 et mai 2017, pour le seul secteur routier, l’Inspection du travail et des mines (ITM) a reçu plus de 1 600 plaintes. Comme le détaille le directeur de l’ITM, Marco Boly, 153 dossiers ont donné lieu à un contrôle, dont une soixante sont toujours en cours et 93 sont « clôturés », c’est-à-dire que le patron a soit remédié à la situation soit payé une amende. À moins que le dossier n’ait été transmis au Parquet. En 2016, le LCGB (qui dispose de deux délégués du personnel chez Jost, contre trois pour l’OGBL) avait déposé une plainte auprès de l’ITM pour faux décomptes de salaires.
Après les perquisitions, le LCGB mit violemment en cause l’ITM qui aurait « à nouveau cruellement fait défaut quant aux contrôles ». Le ministre du Travail, Nicolas Schmit (LSAP), était peu amusé. Face au Land, il décrit la démarche du LCGG d’« inqualifiable » : « D’ailleurs je le leur ai dit d’une manière relativement corsée. » Après tout, explique-t-il, l’ITM avait bien fait le suivi du dossier jusqu’à déposer plainte au Parquet (où l’enquête « a été tenue en suspens afin de ne pas entraver les perquisitions de grande envergure », comme l’écrit le Parquet de Diekirch dans un communiqué). Même son de cloche chez Marco Boly : « Mes gens ont fait d’immenses efforts. Cette critique, ils l’ont ressentie comme un coup de massue. » Cela fait deux ans, que Boly restructure au bulldozer une ITM dysfonctionnelle (d’Land du 16 septembre 2016). L’administration dispose d’un seul inspecteur du travail spécialisé dans les transports routiers. Proche de la retraite, il doit surveiller 360 entreprises aux enchevêtrements internationaux. Selon les critères du Bureau international du travail, l’ITM devrait disposer d’au moins cinquante inspecteurs du travail ; elle n’en dispose que d’une petite vingtaine. Une carence qui, selon le rapport annuel de 2016, serait due à une politique de recrutement « déplorable » et « désastreuse » des précédentes directions. Elle ne se résorbera pas de sitôt. Le ministre du Travail explique ainsi que la majorité des stagiaires recrutés viennent d’échouer aux examens d’entrée à la fonction publique.