Remèdes privés contre l’embouteillage

Coûts humains et coûts économiques

d'Lëtzebuerger Land vom 27.01.2017

Infarctus Située dans la petite ville de Dingolfing, l’usine BMW emploie 18 000 salariés. Tous les matins, une bonne dizaine de milliers d’entre eux sont acheminés à la fabrique de toute la Basse-Bavière par un système complexe qui englobe 300 navettes desservant plus d’un millier d’arrêts. La densité dans la région est trop faible et les villages trop éloignés les uns des autres pour qu’un réseau de bus publics puisse transporter ces milliers d’ouvriers. Au Luxembourg, aucune des firmes du tertiaire n’a mis en place un tel service interne pour ses employés, faute de masse critique, disent-elles.

Comment attirer les 177 225 frontaliers au Kirchberg ou sur le Ban de Gasperich sachant qu’ils passent en moyenne une journée par semaine (sept heures et trente minutes pour être précis) pour s’y rendre ? « Pour nous, c’est un méga-problème… un méga-problème », déclarait en décembre Wim Piot, tax leader de PWC Luxembourg, au Land. Son collègue Patrice Waltzing, finance and operations leader, disait rencontrer de plus en plus de réticences parmi les jeunes diplômés des zones frontalières. « Les gens qui habitent à proximité connaissent la problématique ; et on a de plus en plus de difficultés à les faire venir. »

Il y a deux semaines, Waltzing en remit une couche dans une interview qu’il accorda au Journal : « Un certain nombre de navetteurs commencent à penser que leur vie professionnelle de frontalier finalement n’en vaut pas la chandelle, et ce malgré des salaires plus élevés au Luxembourg ». La conséquence en serait que beaucoup d’entreprises « se retrouvent face à des difficultés pour attirer des collaborateurs de la Grande Région et surtout pour les retenir ». Bref, les embouteillages menaceraient la « compétitivité ». Continuer des années durant à passer des heures coincées dans les embouteillages ? « Même le junior qui, au début, vous dira : ‘Cela ne me gêne pas’ ; le jour viendra où cela le gênera », dit Paul Schilling, directeur des ressources humaines chez Deloitte. « Il faut donc résoudre la question avant que l’employé ne se la pose explicitement, car ce sera alors trop tard. »

Pour les employés, le coût des embouteillages se mesure en termes de vie familiale et de temps de vie. Pour les firmes, les bouchons représentent aussi un coût financier. Les employés qui arrivent le matin ont souvent plus d’une heure de trafic derrière eux, pas la meilleure des conditions pour démarrer une journée productive. (Le taux d’absentéisme des frontaliers est ainsi légèrement supérieur à celui des résidents : 3,9, contre 3,4 pour cent.) La situation sur les routes fait augmenter le coût pour retenir des salariés de plus en plus frustrés.

Magic Bus Kussbus, une start-up fondée en août par deux jeunes entrepreneurs, veut offrir aux frontaliers un service de navette porte-à-porte. Une sorte de taxi collectif (d’une capacité de huit à cinquante places) avec place assise et connexion wifi garanties. Pour éviter que le trajet ne soit allongé par d’éternels détours à travers un dédale de villages et de cités, Kussbus tente de réduire le nombre d’arrêts à un minimum. La start-up promet des arrêts « à moins de cinq minutes à pied » de la résidence de ses futurs clients. (La navette attendra le retardataire « au maximum une minute », précise le site de la start-up.) Logistiquement, un vrai cauchemar : l’algorithme sur lequel travaille Kussbus devra coordonner horaires, lieux de départ et destinations de milliers de personnes dans quatre pays. En novembre dernier, Kussbuss mit son site en ligne, puis entama une campagne médiatique. Du Luxemburger Wort à RTL en passant par Paperjam et lesfrontaliers.lu, le retentissement fut exceptionnel. Pour que son concept fonctionne, Kussbus doit réunir une masse critique de clients. Le cofondateur de la start-up Nicolas Back, un ingénieur sorti de la Technische Universität München, ne veut révéler le nombre de préinscrits à l’heure actuelle. Il ne s’avance pas non plus sur le prix d’un abonnement.

Back espère que les premières navettes rouleront à partir de septembre. Ceci semble une prévision optimiste. La start-up en est encore au stade embryonnaire, en pleine levée de fonds. Quasiment tout reste à faire, à commencer par la constitution d’une flotte de bus. Alors que la start-up avait un instant considéré l’option de mettre sur pied sa propre flotte, Nicolas Back dit aujourd’hui vouloir travailler « de préférence » avec un opérateur existant. (L’achat d’autocars, leur maintenance et entrepôt ainsi que le recrutement de chauffeurs nécessiteraient en effet une colossale mobilisation de capital.) Or comment rentabiliser les bus en-dehors des heures de pointe, durant la journée de travail ? Dans une interview parue au Wort, Back avait avancé la possibilité de services de « conciergerie », c’est-à-dire qu’en journée, les chauffeurs de bus fassent les courses au supermarché ou des allers-retours à la blanchisserie.

Or, une privatisation de l’offre des transports en commun peut être source de conflits. Si le système Kussbus arrive à prendre son envol, il créera également de nouvelles inégalités entre ceux qui pourront s’offrir ce service privé et les autres qui devront continuer à se débrouiller dans les transports publics. À San Francisco, les navettes réservées aux employés de la Silicon Valley ont ainsi provoqué des manifestations qui, par endroits, ont dégénéré en émeutes. Aux yeux de certains Californiens, les bus blancs aux fenêtres teintées sont devenus le symbole de la gentrification et d’une nouvelle caste de techies vivant dans un monde parallèle.

Car pooling Il n’y a pas un nombre infini de solutions pour augmenter l’efficience des infrastructures existantes. La plus évidente reste : plus de personnes par véhicule. Or, actuellement, une voiture qui circule sur les routes luxembourgeoises a un taux d’occupation de 1,2 personne. Le 23 décembre, dans une réponse à une question parlementaire, le ministre du Développement durable et des Infrastructures François Bausch (Déi Gréng) a annoncé que son ministère était prêt à investir un demi-million d’euros pour créer un portail de covoiturage s’adressant tant aux résidents qu’aux frontaliers. (Le cahier des charges est terminé, le ministère cherche pour l’instant une firme pour développer l’application.)

En somme, cet « outil de mise en relation » – qui devra être gratuit – est une version luxembourgeoise de Uber. Face au Wort, le ministre a estimé que l’application devrait être lancée officiellement en septembre 2017. Grâce au GPS installé dans la plupart des portables, l’utilisateur de l’application pourra localiser en temps réel les automobilistes à proximité et s’apprêtant à faire le même trajet. Il pourra dès lors consulter leur profil, prendre contact, discuter du prix et fixer un rendez-vous.

Des dizaines applications de covoiturage existent d’ores et déjà au Luxembourg. Ainsi, PWC réserve des places de parking aux voitures qui ont transporté au moins quatre employés. En géolocalisant les smartphones de ses employés, le management contrôle si ceux-ci ont bien parcouru un minimum de quinze kilomètres dans une même voiture. Deloitte, qui rejoindra PWC sur le Ban de Gasperich fin 2018, ne dispose pour l’instant pas d’une application de covoiturage. Mais la firme d’audit subside le « M-Pass » et donne un accès privilégié aux parkings à ceux qui viennent en covoiturage.

Le pouvoir public peut également choisir la voie de la dissuasion et punir certains comportements de mobilité. Londres a ainsi introduit une taxe journalière de 11,50 livres pour les véhicules circulant entre 7h00 et 18h00 dans la ville. Au Luxembourg, c’est surtout la configuration des nouveaux QG des multinationales qui changeront la donne. Alors que les bâtiments existants sont dotés de parkings très généreux, les nouvelles constructions n’en disposent plus que d’une fraction, réservés pour la plupart aux associés et aux clients. Une stratégie immobilière qui est en contradiction avec les packages salariaux incluant souvent une voiture de fonction.

Home working Le télétravail, c’est la panacée prônée par tous, du ministre du Travail aux auteurs de l’étude Rifkin en passant par les parlementaires de la Cofibu. D’ores et déjà, les directions des grandes entreprises sondent jusqu’où ils peuvent aller sans dépasser le cadre légal, ni perdre le contrôle de leurs employés. La Société Générale a progressivement développé le télétravail « à raison d’un jour par semaine maximum », comme l’expliquait récemment son directeur en ressources humaines à Paperjam. En début d’année, Deloitte a réduit les mandatory working hours pour que ses employés puissent éviter les heures de pointe. S’ils devaient traditionnellement être présents à leur poste de travail de 9h00 à 17h00, ils pourront désormais arriver à 10h00 et en repartir à 16h00, comme l’explique Paul Schilling, le directeur des ressources humaines de Deloitte.

Mais le problème est que ceux qui auraient le plus à gagner au télétravail sont également ceux qui, légalement, peuvent le moins y avoir recours. Les travailleurs français qui passent plus de vingt pour cent de leur temps de travail chez eux (soit plus de huit heures par semaine) devront payer les impôts et les cotisations sociales dans leur pays de résidence. (Les frontaliers allemands peuvent, eux, prester un maximum de 25 pour cent de leur temps de travail à partir de leur domicile.) En 2015, 6,1 pour cent des résidents actifs télétravaillaient au moins huit heures par semaine. La part de frontaliers devrait logiquement être inférieure, même si on ne dispose pas de chiffres fiables. (Les partenaires sociaux et le gouvernement ayant introduit un dispositif sans avoir pensé à parallèlement mettre en place un système de pilotage et d’évaluation.) Un groupe de travail bilatéral réunissant les autorités françaises et luxembourgeoises vient d’être mis en place pour plancher sur la question. Les négociateurs français pourront lier toute concession sur la durée maximale de télétravail à des « compensations fiscales », revendiquées il y a deux mois par le secrétaire d’État, Harlem Désir.)

Dans le discours politique, ce sont les bienfaits du télétravail qui sont mis en avant – et, effectivement, ceux-ci semblent évidents : plus de temps pour le sommeil, les loisirs et la famille pour l’employé ; des gains immobiliers pour l’employeur. Par leur politique de « clean desk », les Big Four ont posé les bases d’une telle décentralisation. Les employés ne disposent plus d’un poste de travail fixe : tous les soirs, ils rangent leur bureau pour en chercher un nouveau le lendemain. Un jeu de chaises musicales afin d’optimiser le taux d’occupation, au prix d’une anonymisation. Le lieu de travail a cessé d’être un « lieu de mémoire » individuel.

Les côtés négatifs du télétravail sont généralement passés sous silence. Il y a quelques mois, Michel-Edouard Ruben a joué au trouble-fête. L’économiste de la fondation Idea (lancée par la Chambre de commerce) rappelle une série d’effets secondaires négatifs : coûts (de chauffage, d’électricité, de matériel informatique) reportés sur le salarié, effritement du « caractère social de l’activité de production » et « télédisponibilité » généralisée. L’hyper-connectivité peut en effet provoquer un sentiment d’urgence permanente, un Fomo (fear of missing out) généralisé. Promouvoir le télétravail sans garantir le « droit à la déconnexion » (introduit cet été dans le droit du travail français) pourrait s’avérer une idée dangereuse.

Bernard Thomas
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