Libre-échange Union européenne-Inde

Industrialisation et développement

d'Lëtzebuerger Land vom 11.11.2011

Selon les dernières informations, l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et l’Inde devrait être conclu bientôt, probablement en fin de cette année. Si les négociations ont commencé il y a plus de quatre ans, en juin 2007, et qu’il y a déjà eu treize rencontres, c’est que dans de nombreux domaines, les différents partis ont eu des difficultés à trouver un dénominateur commun.

L’Union européenne est le principal partenaire commercial ainsi que la source la plus importante d’investissements étrangers directs de l’Inde. Pour dire la portée d’un accord de libre échange entre ces deux partenaires au niveau du commerce mondial. Mais, au-delà du poids économique et démographique qu’un tel accord engagera, il ne faut pas oublier l’asymétrie qui existe entre une Union européenne hautement développée et une Inde en plein processus de développement.

Mais le clivage socio-économique n’existe pas qu’entre le monde développé et le monde en développement ; il y a en Inde, comme on dit, du Sud au Nord et du Nord au Sud. L’Inde est membre du G20, elle occupe la douzième place dans les puissances économiques mondiales. Or, il s’agit d’une minorité élargie qui profite d’une croissance économique forte. À l’élite sociale traditionnelle s’ajoutent aujourd’hui des classes moyennes. Pourtant, la masse des Indiens vit toujours dans la pauvreté. Selon l’Indice de développement humain de 2010, l’Inde occupe la 121e place sur 169.

Par ailleurs, n’oublions pas le contexte dans lequel de telles négociations ont lieu. Vu l’échec du cycle de Doha, la ronde de négociations effectuée sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce, une vague de négociations bilatérales a pris le relai. Ces discussions se situent dans la continuation de l’esprit de libéralisation du commerce international, dont l’impact sur le développement de ce qu’on appelait naguère le « Tiers monde » est contestable.

Développement pour qui ? Comme l’écrit Shalini Bhutani, l’accord de libre échange s’inscrit dans la stratégie commerciale 2020 de l’Union européenne1. La Commission européenne, qui négocie les accords en vertu d’un mandat des 27 pays membres de l’UE, compte sur l’ouverture des frontières de l’Inde afin d’accélérer l’intégration commerciale. L’accord entre l’UE et l’Inde est donc censé contribuer à la stratégie de croissance de l’Union. Que l’on ne se trompe pas, les objectifs n’y sont pas la justice sociale et les droits de l’Homme des Indiens, mais les intérêts du vieux continent.

Nombreux sont les voix, surtout dans les sociétés civiles des pays en développement, qui s’élèvent pour mettre en garde contre les dangers que comportent ces accords. Si, dans l’esprit de l’idéologie néolibérale, le développement augments parallèlement à l’ouverture et aux échanges, de nombreuses organisations œuvrant dans le domaine des droits de l’Homme formulent des mises en garde et soulignent les risques crées par de tels accords pour les groupes sociaux les plus fragiles.

En mars 2011, le Cercle des ONGD a envoyé une lettre aux trois ministères concernés, le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et la ministre de la Coopération, afin de leur faire part de ses « préoccupations sur l’impact social négatif du traité dans sa version actuelle ». Dans cette lettre, le Cercle dit partager les appréhensions exprimées par un appel public signé par un grand nombre d’organisations internationales et indiennes en décembre 2010 à l’occasion du sommet conjoint de l’Union européenne et de l’Inde2.

Plus particulièrement, les ONGD luxembourgeoises s’inquiètent de ce que l’Inde ne serait pas très incline à accepter le volet dit de développement durable. Cette clause de durabilité, qui accompagnerait toujours les traités de libre-échange de l’Union européenne, traite des droits des travailleurs et du respect de l’environnement. Elle se veut une garantie de la contribution du commerce international à la réalisation de l’objectif de développement durable et souligne l’interdépendance du développement économique, du développement social et de la protection de l’environnement.

Le Cercle demande, à l’instar de la motion adoptée par le parlement néerlandais, que le gouvernement luxembourgeois prenne position par rapport à ce chapitre sur le développement durable et qu’il intervienne auprès de la Commission. Tout en soulignant « partager les préoccupations des ONG », la ministre, dans sa réponse du 24 août 2011, évitait pourtant de s’engager plus.

Mais au-delà de cette crainte, l’on peut s’interroger, plus généralement, si un accord, qui « ignore et met de côté les analyses et les protestations de la société civile »3 peut être durable. Au lieu de refléter les soucis du développement, de la lutte contre la pauvreté et de la justice, l’agenda reflèterait « les intérêts de demandes du big business »4. Les organisations ayant souscrit l’appel des groupes de la société civile déplorent le manque de transparence, de débat public sur cette question pourtant vitale pour l’avenir de millions d’Indiens.

La priorité du développement social et de la lutte contre la pauvreté a été sacrifiée aux intérêts du business, écrit le journaliste Javier Delgado Rivera5. Vu le taux assez élevé des droits de douane sur les produits européens, la baisse des tarifications prévue dans l’accord pourrait avoir un impact négatif sur les recettes de l’État indien et donc sur les [-]dépenses en matière de justice sociale. Même si les investissements étrangers directs augmentaient, note Javier Delgado Rivera, il n’est pas certain que cet accroissement compenserait la perte des recettes tarifaires.

L’accord ciblera aussi les barrières non tarifaires, un ensemble de régulations qui protègent le marché indien. Les entreprises européennes auront donc un accès plus facile au marché indien, ce qui, selon l’appel des groupes de la société civile, mettra en danger les millions d’Indiens vivant du secteur informel. Le secteur informel représente en effet, selon le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), 90 pour cent de la population active6.

Les innombrables vendeurs de la rue, propriétaires de petites boutiques, petits paysans et pêcheurs verront leur base d’existence menacée. Une ouverture de frontière aura un effet bulldozer, tout comme le prêche l’idéologie du marché dans laquelle il n’y a que les plus compétitifs qui survivent. À travers la libéralisation des investissements qui facilitera la reprise de terres et des mécanismes de production, le droit aux ressources sera mis en question. En plus, on craint que les investisseurs seront plus intéressés à des activités non agricoles comme les biocarburants qu’à l’agriculture de subsistence.

La compétition est d’avance partie perdue pour les pauvres. Surtout dans le domaine de l’agriculture. Nombreux sont ceux qui plaident à ce que l’agriculture ne fasse pas partie de l’accord. D’abord il faut manger, après on peut commercer, disent-ils7. Avec une baisse des barrières tarifaires, l’effet dumping qui a déjà fait ses ravages ailleurs, menacera également les millions de petits paysans indiens qui ne pourront guère concurrencer les produits européens hautement subventionnés.

Pire, si l’accord protège les droits de propriété intellectuelle (DPI) de l’agrobusiness européen, les paysans indiens verront les prix des semences augmenter. Les DPI sont trop souvent détournés de leur finalité première pour servir la cause des monopoles. Le cycle de dépendance et d’endettement, qui aujourd’hui déjà est responsable pour des dizaines de milliers de suicides des paysans indiens, en sera encore exacerbé.

La biopiraterie est un autre aspect du débat. L’Inde mène depuis des années des combats contre les compagnies multinationales qui veulent exploiter et commercialiser des connaissances naturelles et médicales traditionnelles. L’accord de libre échange risque de créer un cadre juridique et donc une légitimation et une systématisation à la commercialisation des connaissances traditionnelles.

Heureusement, les négociateurs sont conscients de certains risques de ce traité. Ainsi, en juillet, le ministre indien du Commerce Anand Sharma a affirmé que son pays « rejette les clauses d’exclusivité des données » et a promis « de garantir que des médicaments génériques de qualité, y compris les antirétroviraux, seront largement disponibles »8 . Beaucoup de bruit avait été fait autour de cette clause exclusivité des données, qui pourrait, selon Médecins sans frontières, « compliquer l’accès aux médicaments génériques pour des millions de pauvres »9. Vu que l’Inde produit plus de 85 pour cent des antirétoviraux anti-VIH, l’accord de libre échange est non seulement une menace pour des millions d’Indiens, mais pour des millions de pauvres citoyens dans d’autres États du Sud et notamment en Afrique.

L’organisation de recherche indienne Madhyam écrit dans une contribution que « les recommandations de la Commission européenne contiennent des propositions alarmantes ». Le document « appelle à une abolition progressive des restrictions sur l’investissement avec un objectif d’avoir le niveau le plus haut d’accès aux marchés »10. La Commission aurait proposé une « définition plus vaste et sans limite de l’investissement ». En effet, l’Inde protège toujours quelques secteurs dans lesquels l’investissement étranger reste interdit.

Un autre sujet à controverse sont les transferts de capitaux. La Commission demande à ce que tous les transferts puissent se faire librement. Pourtant, au vu de la volatilité des marchés financiers, les auteurs plaident à ce que l’Inde garde la possibilité d’imposer des contrôles11.

L’accord cherche également à dérégulariser le secteur bancaire. Ainsi, si le secteur est libéralisé, l’on peut s’attendre, écrit Javier Delgado Rivera, à ce que « les institutions bancaires européennes prendront une plus grande place dans le gâteau bancaire indien »12. Ce ne sont « pas de bonnes nouvelles pour la masse des pauvres Indiens », écrit-il, car « contrairement aux banques indiennes, les banques étrangères ne sont pas obligées d’ouvrir des bureaux dans les zones rurales, d’octroyer des prêts agricoles ou de prêter à des gens vivant en-dessous de la ligne de pauvreté ».

Sans vouloir prétendre avoir touché à tous les aspects de l’accord en négociation entre l’Union européenne et l’Inde, nous espérons plutôt avoir capté l’attention du lecteur sur un exemple de négociation que mène la CE avec des pays en développement. Vu l’opacité dans laquelle les négociations ont lieu, il reste aux millions d’Indiens à attendre et voir quel sort l’accord leur réservera.

Vu le déséquilibre entre d’un côté le lobbying des puissants intérêts de l’agroalimentaire européen et de l’autre les besoins vitaux des impuissants Indiens pauvres, l’on peut s’inquiéter du résultat. Mais, quoi de neuf ? Car ce serait juste un exemple de plus d’un rapport de domination dans l’histoire des relations bi- et multilatérales que l’Europe aime tant entretenir avec ses anciennes colonies. Or, ce n’est pas tout. À ces relations de pouvoir internationales s’ajoutent les relations de pouvoir intra-nationales. Et dans ce cas présent, il s’agit de l’élite indienne y compris les classes moyennes qui espèrent faire du commerce et de l’argent avec les milieux européens au dépens de la majorité silencieuse.

1 http://www.madhyam.org.in/admin/tender/Factsheet%20on%20Agriculture.pdf
Nathalie Oberweis
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