Rencontres photographiques d’Arles

Politique et confidentialité

d'Lëtzebuerger Land du 26.07.2024

Crissy a six ans, son frère Jesse a deux ans de moins. Avec leur maman Linda et leur beau-père Dean, ils vivent dans leur voiture, quelque part en Californie. Nous sommes en 1987 quand Mary Ellen Mark est missionnée par Life Magazine pour photographier une famille sans-abri. Elle passa une dizaine de jours avec la famille Damm, capturant chaque instant de leur vie de famille, en tira un reportage poignant et l’une de ses photos emblématiques.

Les Rencontres d’Arles proposent cette année une rétrospective du travail de la portraitiste et conteuse américaine, qui a consacré une partie de sa carrière à photographier les personnes en marge de la société, avec une sensibilité permettant de magnifier ce sentiment d’empathie. L’exposition offre notamment une place importante au projet le plus long de Mary Ellen Mark, qu’elle a mené de 1983 jusqu’à sa mort en 2015, où elle suit une adolescente de treize ans, fugueuse, du nom de Tiny, rencontrée dans le centre de Seattle, là où des enfants font la manche et vendent leur corps pour de l’argent et de la drogue. En écho à cette exposition, nous avons choisi un prisme socio-politique pour raconter ces Rencontres.

Si Mary Ellen Mark nous offre la vision d’une Amérique mutilée, passée mais toujours d’actualité, sa compatriote Debi Cornwall explore une autre facette du pays de l’Oncle Sam : la violence inhérente à une culture militarisée, exposée à travers ses mises en scène. Depuis une dizaine d’années, elle explore les fictions qui façonnent la manière dont l’Amérique se regarde. À travers des photographies construites dans un style documentaire, elle invite à examiner de plus près la normalisation du pouvoir de l’État. Le titre de l’exposition, Fictions nécessaires, vend néanmoins la mèche. Les femmes voilées, les hommes arborant le keffieh sont des acteurs costumés, civils, afghans ou irakiens, ayant fui la guerre et participant désormais à des simulations grandeur nature au service de l’armée américaine, permettant à de véritables soldats de participer à un jeu de guerre immersif et pratiquer leurs futures postures de combattants ou de victimes. À travers ces décors plus vrais que nature, Debi Cornwall confronte la violence de son pays, à la fois normalisée, dissimulée et justifiée. Elle épingle notamment les musées d’histoire où les Américains sont invariablement mis en scène et présentés comme des vainqueurs héroïques ou d’innocentes victimes, au sein d’installations réalistes visant à encourager une certaine forme de patriotisme, creusant ainsi un peu plus la perte de sens de la notion même de vérité.

Mais le clou de cette exposition est sans conteste Pineland/Hollywood, une vidéo bluffante rappelant La Classe américaine de Michel Hazanavicius et Dominique Mézerette. Pineland/Hollywood utilise 500 extraits de 200 films hollywoodiens pour raconter une seule histoire à partir de deux points de vue, l’un oral, l’autre visuel, incitant les spectateurs à réévaluer la manière dont ils consomment les histoires fictives d’une violence étatique bien réelle. Par ce montage puissant, immédiat, Debi Cornwall s’approprie et détourne la culture populaire américaine au service de la critique du système.

Pendant ce temps, tout le long des centaines de kilomètres de la frontière entre les États-Unis et le Mexique, des fonctionnaires en uniforme traquent et appréhendent des civils considérés comme des illégaux. Dans son exposition Voyage au centre, inspirée de l’atmosphère et de la structure du livre Voyage au centre de la Terre de Jules Verne, Cristina De Middel présente la traversée migratoire du Mexique comme une expédition héroïque et courageuse, plutôt que comme une fuite. Dans ce récit documentaire aux notes subjectives, la photographe espagnole met le doigt sur une certaine forme de déception dystopique, illustrée par la destination finale en forme d’attraction touristique, Felicity, une petite ville de Californie officiellement « centre du monde ».

Avec poésie, Cristina De Middel déconstruit le phénomène complexe de la migration et s’arrête sur ses zones d’ombres. Le rôle des « coyotes », ces passeurs qui emmènent femmes et hommes pleins d’espoir du Honduras ou du Guatemala vers la terre promise, est mis en lumière via la participation immersive de la photographe, qui a rejoint en 2021 un groupe d’une trentaine de migrants qui s’apprêtaient à traverser le désert de Sonora. Les points de passage de la frontière sont contrôlés par les cartels, qui voient dans la traite d’êtres humains un business lucratif qu’ils peuvent combiner avec le trafic de drogue. Les migrants, que les coyotes appellent « pollos » (poulets), se voient offrir une réduction sur le prix du voyage s’ils acceptent de passer la frontière avec un petit paquet de poudre.

Cristina De Middel met un accent encore plus sinistre sur ces milliers d’anonymes morts brutalement dans ce même désert, no man’s land tampon insidieusement utilisé comme arme de protection des frontières. Les variations extrêmes de température provoquent des déshydratations en journée et exposent au risque d’hypothermie à la tombée de la nuit. Cristina De Middel relate notamment l’histoire de Scott Warren, membre de l’organisation humanitaire No More Deaths, traduit en justice pour avoir fourni de l’eau, de la nourriture et un abri à deux migrants dans le désert de l’Arizona. Très médiatisé, son procès a donné lieu à des débats sur la criminalisation de l’aide humanitaire et le traitement réservé aux migrants le long de la frontière séparant les deux pays.

Un festival comme les Rencontres d’Arles se doit de sentir le pouls du monde, de refléter le Zeitgeist actuel. Nous avons pris le parti de mettre en avant la dimension socio-politique de la programmation. Il serait tout aussi opportun de s’arrêter sur l’absence criante d’une quelconque référence dans la programmation du festival (41 expositions, 196 artistes, 4 200 œuvres exposées) au drame qui se joue actuellement à Gaza, et à l’escalade de violence des colons israéliens en Cisjordanie. Ce ne sont pourtant pas les projets éditoriaux qui manquent sur ce sujet. Dans Om/Mother (The Eriskay Connection, 2023), Barbara Debeuckelaere a collaboré avec des mères palestiniennes à Hébron, qui ont documenté leur réalité journalière. Dans Anchor in the Landscape (Mack, 2024), Adam Broomberg et Rafael Gonzalez se focalisent sur les oliviers, symboles de l’enracinement du peuple palestinien. Dans Born of Sand and Sun (Dewi Lewis, 2023), Petra Bašnáková pointe son regard sur les bédouins perpétuellement impactés par la politique expansionniste israélienne.

Dans ce désert arlésien, il y a heureusement quelques irréductibles : un collectif d’artistes (Ahmad Alaqra, Maen Hammad, Dina Salem, Sari Tarazi) qui, dans une petite maison proche des arènes, a produit avec le support de l’espace critique Double Dummy Studio une exposition, en off, titrée Against Abstraction, s’articulant autour de messages partagés sur la plateforme Telegram. Ces images, textes et vidéos ont été sélectionnés via un exercice de codage, appuyé par de l’intelligence artificielle, afin de constituer une liste des termes les plus utilisés par les habitants de Gaza eux-mêmes. Le résultat montre comment le peuple palestinien a réagi en direct au plus grand infanticide de notre génération, à cette tragédie sans nom diffusée en direct sur nos téléphones. Une catastrophe humanitaire que le plus prestigieux festival de photographie en Europe devrait adresser, explorer, amplifier, condamner et non étouffer.

Sébastien Cuvelier
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