Les locaux commerciaux appartenant aux communes : aubaine pour certains, concurrence pour d’autres

Service (public) compris

d'Lëtzebuerger Land vom 02.04.2021

Bras de fer Sur la route d’Arlon, l’enseigne dorée peut faire penser à un restaurant chinois, même si la carte du Lion d’or est d’inspiration française. Comme tous les autres, le restaurant est actuellement fermé, mais il est surtout le théâtre d’une brouille monumentale entre la commune de Strassen, propriétaire des lieux, et l’exploitant Jérémmy Parjouet. L’entente n’était déjà pas au beau fixe quand le chef a repris l’établissement en 2014. Pour cause, il a racheté la société qui détenait le bail et s’est installé discrètement sans passer par la case appel d’offre et soumission via lesquels les communes peuvent choisir l’exploitant correspondant à leurs besoins. Six mois avant la fin du bail, Parjouet, demande un renouvellement du bail. À l’inverse, la municipalité informe (en temps et en heure) l’exploitant que son bail expire le 31 décembre 2020, comme prévu. Un appel d’offres a d’ailleurs été lancé dès septembre pour trouver un nouvel exploitant et une « indemnité d’éviction » de 23 619 euros a été décidée « selon un avis d’expert » stipule le rapport du conseil communal du 2 décembre 2020, montant très inférieur à la valeur du fonds de commerce estimée par le chef.

Depuis, un bras de fer oppose les deux parties qui finira devant les tribunaux, une première audience ayant été fixée au 6 mai. En attendant, sûr de son droit, Jérémmy Parjouet refuse de bouger et les nouveaux exploitants (Tom Weber et Vito Marinelli, également à la tête de la Brasserie Toussaint’s à Mamer) rongent leur frein. Le conseil communal a choisi leur projet parmi une dizaine de candidats (dont Parjouet), « parce qu’il correspondait le mieux à nos attentes », explique le bourgmestre Nico Pundel (CSV) au Land. « Nous voulons un lieu de rencontre pour les citoyens où les associations peuvent se retrouver pour des agapes, où il est possible de venir toute la journée, y compris pour seulement un verre ou un café, pas un établissement haut de gamme. C’est sur base de ce critère de brasserie et bistrot que nous avons choisi les nouveaux exploitants », ajoute-t-il.

Soumission Difficile pourtant de connaître ces attentes, car l’appel à candidature se limitait à inviter les personnes intéressées par « l’exploitation de la brasserie Lion d’Or à déposer un dossier de présentation auprès de l’administration communale », sans préciser les pièces que devait contenir le dossier ou les critères de sélection, même si terme explicite de « brasserie » était une indication. Sur base des dossiers de présentation, huit candidats ont été appelés à présenter leur projet devant les trois membres du collège échevinal (LSAP-CSV). Les conseillers de l’opposition regrettent d’ailleurs de ne pas avoir été consultés en amont pour établir des critères de sélection et rencontrer les candidats.

À l’image de Strassen, de nombreuses communes disposent de locaux commerciaux qu’elles confient à des exploitants privés : buvette de la piscine, cafétéria du musée ou du théâtre ou plus généralement un simple établissement, souvent proche de la maison communale. Il ne s’agit pas d’en faire un business lucratif, mais d’offrir un service aux habitants et de faire vivre la ville ou le village. En contrepartie de quelques contraintes (horaires, prix...), les loyers de ces restaurants sont généralement bas, ce qui attise les convoitises. Les communes se montrent généreuses pour l’aménagement et l’entretien des lieux et ont, pendant les mois de fermeture sanitaire, offert les loyers (ce qui a été rare sur le marché privé). Les divers documents que le Land a pu se procurer montrent une grande disparité entre les demandes des autorités communales. Entre le laconisme de l’annonce de Strassen et les sept pages de celle d’Hesperange (pour le restaurant Hesper Park et le Beach Club du même parc), il y a toute la gamme des attentes municipales.

« Quand nous avons pensé à notre nouveau centre multifonctionnel CELO (pour Culture, Entertainment, Leisure, Office, ndlr), il nous a paru clair qu’il fallait un restaurant qui soit tourné vers le parc. Nous avons publié la soumission publique fin 2016 quand le chantier était encore en cours pour que l’exploitant puisse le voir adapté à ses besoins », détaille Marc Lies (CSV), bourgmestre d’Hesperange. On lit parmi les exigences de la commune que l’établissement doit être ouvert en continu, de préférence sept jours sur sept, que le locataire s’engage à utiliser des produits du terroir de production locale et régionale ou doit prendre en charge une partie du cachet des ensembles musicaux conviés par la commune pour des brunchs certains dimanches. Le loyer demandé est de 4 500 euros, ce qui, compte tenu des 173 mètres carré de salle et 158 de terrasse permettant d’accueillir au moins 70 couverts, est en dessous du prix du marché. Neuf dossiers ont été remis et c’est Restobert SA qui l’a emporté. Il s’agit du groupe des frères Thiry (à la tête de la société de construction Karp-Kneip) exploitant déjà le B13 appartenant à la commune de Bertrange ou le Windsor. « Le dossier était très solide et très complet, notamment sur la cuisine de saison et de proximité », justifie l’élu, « c’est un groupe expérimenté, qui a les moyens de tenir dans la durée ».

Parking et piscine Les grands groupes de restaurants remportent souvent ces marchés publics (Concept + Partners au 1535° de Differdange, 1Com au Théâtre et à la place du Brill à Esch et au Cercle Cité à Luxembourg), mais les municipalités avancent pourtant vouloir attirer de nouveaux talents ou des jeunes entrepreneurs. Interrogé par le Land en septembre 2016, l’échevin du développement urbain de la Ville de Luxembourg, Patrick Goldschmidt (DP) affirmait ainsi « nous ne voulons pas de locataires qui gèrent déjà six ou sept établissements. Nous préférons louer à de nouveaux ou petits exploitants. » Son successeur sur le ressort du commerce, Serge Wilmes (CSV) complète cette semaine : « Nous analysons les dossiers pour s’assurer d’une diversité de l’offre et une adéquation avec la situation et l’emplacement du local ». Il indique cependant que les appels d’offres sont rares, car les locataires restent dans les établissements au fur et à mesure des reconductions tacites de leur bail.
La Ville de Luxembourg possède 19 locaux destinés à la restauration (et une dizaine d’autres locaux commerciaux). Cela va de la buvette de la piscine de Bonnevoie à la Brasserie Guillaume en face de la mairie, du snack à la sortie du parking du Théâtre au Pavillon du parc de Merl en passant par le Vins fins dans le Grund, la Villa-Café à Beggen, le Schéiss aux Arquebusiers à Belair, sans oublier la Brasserie Schuman au Grand Théâtre et le Café des Capucins au théâtre des… Capucins (pour l’originalité des noms, on repassera).

Trois autres établissements ne sont pas exploités pour l’instant. La brasserie au sein du parking Fort Neipperg n’a pas encore trouvé d’exploitant, « les dossiers remis ne satisfaisant pas les demandes du conseil échevinal, un nouvel appel va être lancé », précise le premier échevin. En revanche pour l’établissement au City Museum, « on a trouvé notre locataire, mais des travaux doivent être entrepris. L’ouverture sera pour la fin de l’année », poursuit-il en laissant planer le mystère sur l’identité de ce futur restaurateur. Enfin, pour l’ancien Patin d’Or à côté de la patinoire de Kockelscheuer (qui a été un restaurant gastronomique étoilé), « un appel à candidatures va bientôt être lancé ». À terme, un nouveau pavillon verra encore le jour dans le parc de Gasperich et « il n’est pas exclu que nous achetions d’autres établissements ».

Les appels d’offres émanent du service des Biens qui gère le foncier de la capitale. « Un appel est publié dans la presse et en ligne invitant les personnes intéressées à s’inscrire pour obtenir le cahier des charges », résume Serge Wilmes. Ce dossier détaille la nature du bien, les conditions du bail et les pièces à produire. Outre les documents officiels comme l’autorisation d’établissement ou les preuves de garanties financières, les candidats doivent présenter un programme d’exploitation avec un concept de restauration, un menu-type et un business plan. Contrairement à d’autres communes, Luxembourg ne fixe pas le prix du loyer, mais le locataire doit le proposer. « On ne choisit pas forcément le mieux-disant », précise encore Wilmes. Les loyers payés par les exploitants sont très variés selon les emplacements. Deux enseignes – Kumpir à la sortie du parking du Théâtre et la buvette de la piscine de Bonnevoie – paient moins de 1 000 euros alors que deux autres – la Brasserie Guillaume et le Pavillon du parc de Merl – se situent dans la fourchette haute, à plus de 5 000 euros (autour de 8 000 pour l’établissement en face de la mairie). « La plupart des établissements ont un loyer qui se situe entre 1 000 et 2 000 euros », complète-t-il. Ce qui est toujours très en dessous du prix du marché privé.

Après une présélection du services des Biens (sur la conformité du dossier), le collège échevinal invite certains candidats à se présenter, puis choisit celui qui lui convient le mieux (demande parfois d’affiner ou de retravailler le projet voire relance un appel si personne de convient). Enfin, il soumet son choix au vote du conseil communal. Si les étapes du dossier semblent claires, les conditions d’attribution ne sont pas toujours transparentes. « Il y a une part de subjectivité dans l’appréciation d’un dossier par le conseil échevinal », reconnaît Wilmes. Il n’était pas aux affaires au moment de la plupart des soumissions et ne veut donc pas commenter le fait que Charles Munchen ayant créé la Brasserie Guillaume est le cousin de Colette Flesch, figure historique du DP ou que le Café des Capucins soit exploité par la société dirigée par la vice-présidente de l’Union commerciale de la Ville de Luxembourg (UCVL), Mireille Rahme-Bley, et son fils (qui exploitent plusieurs autres établissements, la prime aux primo-accédants semble oubliée).

Concurrence déloyale « Il faut se doter de critères pertinents et transparents qui tiennent compte du bénéfice pour la collectivité et de la diversité des projets et de leurs porteurs », estime Gabriel Boisante, conseillé communal LSAP et lui-même exploitant de plusieurs établissements (aucun dans un bien communal de Luxembourg). Il suggère notamment de limiter les prix des plats et des vins pour en faire profiter le plus grand nombre. C’est ce qu’ont demandé les communes de Kayl ou de Steinfort en plafonnant le prix du plat du jour ou en mentionnant « le locataire pratiquera des prix raisonnables » dans le cahier des charges. Boisante propose aussi d’ajouter un montant variable lié au chiffre d’affaires dans le loyer pour constituer un fonds pour soutenir de jeunes entrepreneurs. Il considère aussi que les baux pourraient être limités dans le temps, histoire de laisser la place à de nouvelles initiatives.

« À mon sens, les communes marchent sur nos plate-bandes et ces restaurants constituent une concurrence déloyale », s’insurge Céline Guillou-Gaul, patronne de trois établissements à Steinfort (la Gaichel, l’auberge et le chalet de Kreuzerbuch). Sans le nommer, elle pointe le restaurant An der Villa dans le parc de la commune. « Les exploitants bénéficient d’un loyer abordable pour des lieux généralement remis à neuf, avec un bon matériel, de l’entretien par la commune, ce qui leur permet de pratiquer des prix plus bas et des salaires plus hauts », constate-t-elle en admettant que « c’est bien qu’une commune investisse pour faire revivre un resto de village, mais pas quand il y a déjà une belle offre ». De son côté, le chef du restaurant Thomas Murer considère que son rôle est de « rendre service aux habitants de la commune en proposant des plats à des prix raisonnables (quatorze euros le plat du jour), mais avec des produits de qualité, sans être une brasserie basique ». Il voit à ses tables surtout des personnes âgées qui vivent dans les environs. C’est sous la majorité CSV précédente que l’attribution du marché a été passée, mais le bourgmestre actuel, Guy Pettinger (LSAP), se souvient « la commune a demandé à Tony Tintinger (ancien chef reconverti, grand manitou du conseil en gastronomie, ndlr) de préparer le dossier et de chercher des candidats ». C’est lui qui a approché Thomas Murer, nimbé d’une aura médiatique pour sa participation à l’émission Top Chef. « La commune voulait un couple d’exploitants indépendants, pas un groupe d’investisseurs et demandait une carte avec des produits locaux et un rapport qualité-prix raisonnable », se souvient le chef qui sait que sa situation suscite des jalousies, mais « [je] travaille quinze heure par jour à faire vivre le bâtiment et le village ».

Valorisation des indépendants dont c’est le premier établissement, recherche de concepts nouveaux, horaires d’ouverture imposés, limitation des prix, sélection des produits (bio, locaux, véganes…)… Les communes disposent d’outils pour imposer un véritable service public qui complète l’offre privée là où elle a du mal à être satisfaisante. Les mois d’après-covid verront certainement des établissements fermer et la main publique aura un rôle à jouer pour redynamiser les centres des villes. Encore faut-il établir une stratégie et que la volonté politique soit là.

Droit de réponse
Sortant de trois semaines à l’hôpital, je trouve dans votre édition du 02.04.2021, page 9 un article signé France Clarinval : « Service (public) compris » dans lequel je suis cité nommément et auquel je voudrais apporter une clarification.

Cet article suggère qu’étant le cousin de « Colette Flesch, figure historique du DP », j’aurais gagné le concours pour l’obtention de l’exploitation de la Brasserie Guillaume, ce que je réfute.

L’exigence de départ de la Bourgmestre, Madame Lydie Polfer, était que le gagnant de la soumission devrait être libre de tout commerce de restauration. Pour me plier à cette exigence, j’ai abandonné les deux commerces que j’exploitais, à savoir le Club-5, rue Chimay en ville et le Remake Club-5 au Kirchberg. Des trois candidats retenus par la Ville pour le concours final, deux étaient toujours exploitants de commerces de restauration dans la capitale.

Ces trois candidats, moi et les deux autres furent convoqués le même jour à la même heure pour présenter leur dossier. Je fus appelé en premier. Voulant présenter un dossier bien étoffé à ces Messieurs du Conseil Échevinal, j’avais préparé une vraie carte des mets offerts, illustrée agréablement et des dessins de quoi aurait l’air l’ambiance que je voulais créer dans la future brasserie, ambiance typiquement « brasserie parisienne ». Je plaidais aussi avec insistance l’inégalité créée du fait que je m’étais débarrassé de tous mes commerces et que mes concurrents avaient pu garder les leurs, ce qui était indiscutablement un argument de poids.

Le deuxième concurrent appelé n’avait qu’un seul argument : il voulait s’associer avec la Brasserie Flo de Paris pour exploiter la future brasserie. Au troisième concurrent furent posé deux questions : 1. Quel genre de carte il avait l’intention d’élaborer. Réponse : la même que mon dans restaurant actuel. 2. Quel genre de décor il avait l’intention d’installer dans cette brasserie. Réponse : je ferai venir une firme allemande spécialisée qui réglera cela. Les arguments de ces deux concurrents ne plurent aucunement à ces Messieurs du Conseil Échevinal !

Tout cela m’a été rapporté longtemps après ce concours par un Échevin présent le jour du concours, décédé depuis. Qui cela étonnera-t-il que j’aie gagné ce concours ? Je ne pense pas que mon cousinage avec Colette Flesch ait influencé les membres du Conseil Échevinal. Charles Munchen

France Clarinval
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