De peur de nuire à la bonne marche des affaires, le Luxembourg tarde à imposer aux groupes internationaux de veiller au respect des droits de l’Homme

Alap *as late as possible

4 800 kilomètres séparent la filiale camerounaise de Socfin, Socapalm, du Grand-Duché. La distance n’empêche pas une minorit
Foto: Patrick Galbats
d'Lëtzebuerger Land vom 04.09.2020

Pudeur obscène Sans tambour ni trompette et après des mois d’hésitation, le document est tombé fin août dans le flux insipide des publications gouvernementales en ligne. Le ministère des Affaires étrangères avait pourtant promis une présentation au grand public et la lumière d’une conférence de presse. L’étude réalisée par l’universitaire Başak Bağlayan dérange-t-elle ? En cartographiant la prise en considération des droits humains en entreprise au Grand-Duché, l’universitaire-experte mandatée par l’exécutif y note les engagements politiques, mais identifie aussi les risques et les problèmes au regard des normes internationales. Le Luxembourg se montre volontaire et consulte via les groupes de travail associant public et privé, insiste la représentante de l’Université, mais les organisations non gouvernementales constatent un zèle de prudence qu’elles expliquent par la volonté de ne pas nuire à la compétitivité de la place financière et de l’économie en général. Ces derniers mois, plusieurs dénonciations d’entreprises opérant des activités contrevenant potentiellement aux droits de l’Homme ont mené au Grand-Duché. Le pays accueille bien volontiers les groupes internationaux, en vertu de sa stratégie de headquartering initiée voilà plusieurs décennies et relancée durant les années 2000 par l’ancien ministre de l’Économie Jeannot Krecké (LSAP), le tout au moyen de faveurs fiscales. Ces sièges d’entreprises n’emploient souvent que quelques personnes, mais ils génèrent des recettes via la dynamique qu’ils entrainent avec les fiducies, les avocats, les banques et d’autres multiples services qui en découlent, jusqu’à la restauration et l’hôtellerie.

L’on découvre à travers ces mini-scandales la présence de ces sociétés. Ainsi le groupe eDreams-Odigeo actif dans le tourisme a-t-il été stigmatisé en février par la Haute-Commissaire aux droits de l’Homme pour opérer en Cisjordanie et y soutenir de fait le maintien ou le développement des colonies israéliennes. Le ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn (LSAP) s’est fendu d’un courrier à la société pour l’inviter à corriger d’éventuelles violations du droit international. Un mois plus tard, eDreams-Odigeo annonçait son départ du Grand-Duché. Le 22 septembre, les actionnaires du groupe voteront son changement de nationalité. Direction l’Espagne, pays où la société est cotée en bourse. L’argument avancé : réduction de coûts.

La multinationale Ferrero loge également au Grand-Duché (Land, 20.12.2019), mais elle revêt une toute autre dimension avec ses 1 200 salariés locaux. Le groupe familial dirigé par Giovanni Ferrero, certainement le plus riche Stater avec ses 23 milliards d’euros de patrimoine (selon Forbes), est souvent cité par des ONG comme complice de violation des droits de l’homme. Sont notamment visées les procédures de récolte du cacao en Afrique occidentale et particulièrement en Côte d’Ivoire. Des enfants sont régulièrement employés par les coopératives travaillant pour les grands groupes internationaux, dont Ferrero qui vend 1,3 million de tonnes de confiseries annuellement (et compte plus de 40 000 salariés). Ils seraient deux millions de mineurs victimes de cette traite selon les associations. Bien conscient que ces pratiques nuisent à son image de marque auprès du consommateur-client, le confiseur italien multiplie les programmes de scolarisation sur place (un nouveau partenariat a été annoncé en juillet) et le recours à des organismes, tel Fairtrade, labellisant les sous-traitants. Mais de nombreux méfaits passent à travers les mailles du filet lancé depuis Luxembourg… où l’ancienne ministre de la Coopération aujourd’hui affectée à la Santé Paulette Lenert disait au Land en décembre dernier qu’elle envisageait un entretien avec le magnat de la noisette. 

Loin des yeux Dans la liste des fournisseurs publiée par Ferrero figure Socfin, holding de l’agroalimentaire basée et cotée au Grand-Duché. Ce géant de l’huile de palme (47 600 employés), produit devenu essentiel dans la confiserie pour des raisons de productivité, alimente aussi la chronique des atteintes aux droits de l’Homme. Le groupe qui s’est choisi pour slogan « l’agriculture tropicale responsable » cristallise l’animosité des ONG qui, au Nord, défendent les populations opprimées au Sud par les intérêts économiques. En l’occurrence, quatre associations humanitaires reprochent à la multinationale détenue par le Belge Hubert Fabri (cinquante pour cent) et le groupe français Bolloré (38 pour cent) de laisser libre cours à des accaparements de terres et à du travail d’enfants. Des plaintes ont été déposées en 2010 par des travailleurs concernés et des populations locales auprès du point de contact national (PCN) pour remédier aux agissements au Cameroun de la filiale Socapalm. Cette instance, placée au Grand-Duché sous l’égide du ministère de l’Économie, répond aux principes directeurs de devoir de vigilance applicable aux entreprises tels que définis par l’OCDE et appliqués dans ses pays membres. Le PCN n’a aucun pouvoir coercitif. Il invite simplement les parties à discuter et, dans le cas d’atteintes avérées, à y remédier.

La dernière démarche entreprise dans le dossier Socapalm au Luxembourg, seul dossier encore ouvert localement, est un courrier du PCN, Christian Schuller, contresigné par le Premier conseiller de gouvernement Tom Theves, adressé à « Monsieur Hubert Fabri ». Il date de juin 2017. Les fonctionnaires signataires y marchent sur des œufs. « Si, manifestement, Socfin a affiché assez récemment une attitude constructive, caractérisée notamment par une démarche cohérente consistant à développer une véritable politique d’entreprise en matière de responsabilité sociale, les espoirs ainsi suscités de voir une transposition concrète, suivie d’effets tangibles au Cameroun au sein de sa filiale Socapalm, ont été quelque peu déçus. » Depuis, la France a pris le lead dans les discussions avec la multinationale du fait de son actionnariat français, mais l’entreprise dit peiner dans la mise en place du plan d’amélioration des conditions de travail et des infrastructures au Cameroun, la faute à un État de droit en déliquescence et à une corruption omniprésente, explique-t-on. Au Luxembourg, Socfin a introduit des plaintes avec constitution de partie civile pour calomnie, diffamation, injure-délit et atteinte à l’intimité de la vie privée contre un certain nombre d’associations (du Grand-Duché et de Belgique) et personnes physiques. La firme et son actionnaire Bolloré sont coutumiers des slapp suits, des procédures judiciaires vouées à faire taire les voix contraires à ses intérêts, souvent des ONG ou des journalistes. Consécutivement aux plaintes de Socfin, onze personnes ont été entendues et inculpées, expliquait Reporter en décembre dernier. Aujourd’hui, les personnes visées attendent, fébriles, les conclusions du juge d’instruction. 

Europe has got the power Parmi la poignée d’affaires traitées par le PNC au Luxembourg, le dossier KBC-KBL révèle le rôle que peut jouer la place financière dans des atteintes au droit de l’Homme à l’international. Une ONG sud-africaine a saisi l’instance en 2018 à cause de l’assistance apportée par l’ancienne filiale luxembourgeoise (l’établissement a été racheté en 2012 par la famille royale qatarie et est devenue Quintet cette année) de la banque flamande au régime de l’Apartheid entre 1977 et 1994 pour lui procurer des armes alors qu’un embargo était imposé par les Nations unies. La banque privée du boulevard Royal s’est initialement résolue à son devoir d’inventaire, comme elle le confiait au Land en mai 2018. Puis, en juin 2019, le PNC luxembourgeois s’est déclaré incompétent à statuer. Les représentants du ministère de l’Économie ont notamment entendu les arguments de la banque sur la confidentialité des transactions et l’anonymat des parties (en l’espèce Matra et l’Aéropospatiale pour la fourniture d’armes et un intermédiaire portugais pour le paiement) liés au recours à des comptes numérotés, alors légal. Christian Schuller a en outre estimé que l’absence de jugement sur le fond (ni dans les procès post-apartheid ni dans les juridictions luxembourgeoise et belge) empêche de répondre aux impératifs de matérialité et de substance requis. Les demandeurs ont été déboutés. La banque, elle, informe aujourd’hui le Land que, de ce fait, elle ne va « pas faire de commentaire supplémentaire ». Anything you say can and will be used against you…

Adresser une plainte au PNC requiert un travail juridique conséquent. Il s’agit de rassembler, ordonner et restituer les griefs. La procédure n’est pas opérée par n’importe qui à la pause déjeuner sur un coin de table. Elle implique des échanges de position potentiellement couteux et débouche au mieux, ou au pire selon le côté de la table où l’on se trouve, sur des recommandations adressées par l’instance à l’entreprise incriminée. L’on comprend bien que pour les ressortissants des pays en développement où les systèmes juridiques sont corrompus, la saisine du PNC (au Nord) constitue un pis-aller, mais elle demeure le seul moyen de responsabiliser des multinationales qui exploitent les matières premières d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique du Sud pour les vendre dans les pays riches avec une marge substantielle (dont le produit ne profite souvent que trop peu aux populations du Sud). Dans leur plainte déposée auprès du PCN luxembourgeois contre des pratiques dommageables d’ArcelorMittal au Liberia, les ONG rappellent la responsabilité de l’Europe vis-à-vis du monde, de son impact global « both for good and for bad » et « acknowledge at the same time that Europe has the economic and political power to effect change ».

Dans son mapping, Başak Bağlayan rappelle que l’économie luxembourgeoise est largement exposée à des atteintes aux droits de l’homme du fait de la prégnance du secteur financier, mais aussi des industries extractives, des technologies de l’information, la construction et l’horesca (principalement au niveau local pour ces deux derniers domaines). Ces pans de l’économie avaient été identifiés dans le plan d’action national (PAN) 2018-2019. Après consultation des parties prenantes, elle ajoute dans la cartographie publiée en août les secteurs de l’agroalimentaire (et des holdings et fonds y liés) ou encore la logistique (secteur prioritaire dans l’accord de coalition). Contactée par le Land, l’auteure souligne au passage la grande liberté de parole au sein des groupes de travail, lesquels associent les ONG, les représentants du patronat (l’UEL), les syndicats et les pouvoirs publics. 

Nervosité De son côté, le gouvernement distille des éléments de langage paradoxaux au sujet de son engagement pour les droits humains. Pour l’instant, le Luxembourg n’impose pas aux entreprises de devoir de vigilance ou de diligence raisonnable (due diligence) en matière de droits de l’Homme. C’est pourtant ce que souhaitent les seize associations réunies dans l’Initiative pour un devoir de vigilance présidée par Jean-Louis Zeien : qu’elles évaluent tout au long de leur chaine de valeur les pratiques à risque et les corrige si besoin. L’initiative souhaite que le Grand-Duché rejoigne les pays européens qui ont imposé ces contraintes aux entreprises à partir d’une certaine taille et/ou dans certains domaines (le travail des enfants par exemple). La France (ce qui a agace au ministère de l’Économie du fait de l’hypocrisie française consistant à vendre des armes aux dictatures tout en prêchant les droits de l’Homme) ou les Pays-Bas ont légiféré. L’Allemagne y est favorable, a fait savoir sa chancelière début août. Elle rejoint ainsi la Finlande et l’Italie. L’Autriche, le Danemark ou la Suisse ont entamé le processus législatif, relève l’organisation faitière European Coalition for Corporate Justice (ECCJ).

Le Luxembourg dit envisager la possibilité de le faire dans l’accord de coalition (de 2018). Dans le cadre du PAN 2020-2022, le gouvernement a mandaté Başak Bağlayan de peser le pour et le contre d’un tel règlement, ce qu’elle va s’attacher à faire dans un sous-groupe de travail dédié à partir de ce deuxième semestre. Le système fait penser aux matriochkas. L’on connaît la forme du résultat final, mais le processus amoindrit son ampleur de poupée en poupée, alors que l’impatience s’accroît concomitamment. Parallèlement, le ministère des Affaires étrangères (lequel exerce la tutelle) informe le Land ce mercredi que la politique du cavalier seul nuit plus qu’elle ne sert. Le bureau de Jean Asselborn se retranche derrière l’impératif d’un cadre européen. « La diversité des cadres législatifs omet de prévenir ou traiter les effets négatifs et fait obstacle à l’instauration d’un véritable commerce responsable au sein du marché unique, au sein duquel règne aussi la libre circulation des entreprises », expliquent les services ministériels. Sans le citer ainsi, le gouvernement translate la doctrine du level playing field avancée dans l’industrie financière pour ne pas porter préjudice aux sociétés luxembourgeoises. « Il faut empêcher que les entreprises européennes puissent se départir des obligations en la matière en jouant sur les disparités entre États membres et en se relocalisant au sein de l’Union européenne », explique-t-on depuis le bâtiment Mansfeld alors que la réussite de la petite économie luxembourgeoise tient largement à l’optimisation de ces disparités (exception au secret bancaire pour les résidents, TVA la plus basse, etc). Pourquoi donc évaluer l’impact d’une législation nationale si l’on soutient uniquement la mise en place d’un cadre européen (si ce n’est pour infléchir la rédaction du texte en codécision, ce qui serait marginal car le projet n’est pas porté par le Grand-Duché) ? Le PNC local réagit vivement quand on l’interroge sur les délais pris par l’exécutif pour avancer et met en avant les mesures prises ces dernières années en la matière, notamment via un ambassadeur itinérant chargé des Droits de l’Homme, Marc Bichler, et des clauses de retrait d’aides à des entreprises dans l’hypothèse où des récipiendaires dérogeraient aux principes directeurs (« une mesure décidée par Franz Fayot », LSAP, à son arrivée au ministère de la Coopération en février, insiste-t-on). Au pays du pour cent de PIB d’aide à la Coopération, il est malvenu de mettre en doute l’engagement national pour les droits de l’Homme. D’autant plus que le Luxembourg brigue un siège au Conseil des droits de l’Homme en 2022.

Les ONG locales voient la prégnance du patronat dans cette valse-hésitation. Un de leurs représentants estime que « le gouvernement ne va rien faire qui déplaît à l’UEL ». Dans son rapport, l’experte Bağlayan évoque les « préoccupations » du monde entrepreneurial « that legislative requirements will alter the level playing field and put Luxembourgish companies in a competitive disadvantage in comparison to companies based in jurisdictions where no such laws exist ». Alors que la marge de progression est immense : « Our survey results demonstrate that the number of businesses that conduct human rights due diligence is limited in Luxembourg. And even among those businesses that conduct human rights due diligence, their practice generally do not meet the requirements set out by the UNGPs (les principes directeurs définis par les Nations unies, ndlr) », écrit Başak Bağlayan. Tous les protagonistes se retrouvent néanmoins sur l’impératif de prise de conscience à tous les niveaux, du consommateur à l’entreprise, comprendre que « les droits humains ça coûte, mais que les respecter coute moins que les violer », résume l’avocat Frank Wies, par ailleurs membre de Commission consultative des droits de l’Homme.

Pierre Sorlut
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