L’on reparle assurances cette semaine avec les « Insurance Days » organisés par le lobby du secteur, l’Association des compagnies d’assurance. Le Land se tourne vers le boulevard Joseph II et le Commissariat aux assurances (CAA), le régulateur du secteur, l’un des piliers de la place financière. Le CAA est dirigé depuis janvier par un natif de Namur qui a acquis la nationalité luxembourgeoise, Thierry Flamand, 53 ans. Homme de chiffres, actuaire de formation, il a commencé en tant que tel en 2000 chez PwC. Passage dans l’industrie entre 2000 et 2005 (chez Dexia Life & Pensions, CNP Assurance) puis retour en 2012 dans les Big Four, chez PwC puis chez Deloitte en tant qu’associé conseil. Comme Claude Marx, transfuge de Lombard (bancassurance spécialiste du packaging pour grandes fortunes en quête de discrétion) et HSBC Private Bank, un représentant de l’industrie débarque dans le public pour mener la surveillance. Depuis 2015, l’ancien banquier Claude Marx a mis les banques puis les fonds à l’amende dans une mouvance générale de resserrement de l’étau dans la lutte contre le blanchiment d’argent. Le Groupe d’action financière (Gafi) est passé par là. Le traumatisme de la liste grise est prégnant. Cette fois, le secteur de l’assurance, peu sanctionné, est attendu.
D’Land : Monsieur Flamand, vous accordez-là votre première interview depuis votre arrivée en janvier. Pourquoi ?
Thierry Flamand : Oui. On voulait m’interviewer alors, mais je venais d’arriver, et c’était un peu tôt. Mais je connaissais déjà les membres du comité de direction et pas mal d’agents. J’ai grandi avec le secteur de l’assurance. Je n’ai jamais fait que de l’assurance et de la réassurance.
Vous arrivez du secteur privé, comme Claude Marx chez vos cousins de la CSSF, comment avez-vous géré le passage du privé au public ?
Cela s’est fait très naturellement. Le Commissariat est un établissement public, mais c’est une très petite entité. Aujourd’hui, on a à peu près 70 agents. Nous travaillons avec des fonctionnaires ou des employés d’État mais en pratique nous fonctionnons comme une entreprise. Cela a toujours été géré ainsi, avec notre bâtiment, une gestion relativement étroite des coûts…
Que pèse le secteur que vous surveillez ?
En nombre d’acteurs, nous avons 73 entreprises d’assurance directe, équitablement réparties entre assurance vie et non-vie. Nous comptons un peu moins de 200 entreprises de réassurance, 115 sociétés de courtage, plusieurs milliers d’agents d’assurance, plus de 200 agences. Et nous avons les professionnels du secteur des assurances, une vingtaine. Plus de 90 pour cent de l’assurance vie touche à de l’activité transfrontalière. En termes d’assurance non-vie on est aussi à plus de 90 pour cent cross-border. Cet équilibre tient essentiellement à l’arrivée des Brexiters, lesquels ont fait exploser le montant des primes collectées par les assureurs non-vie. Pour la majorité des risques, vous devez être assuré par un assureur qui dispose d’un agrément dans un des pays européens.
Dans quelle mesure les primes ont-elles augmenté ?
Cela a été phénoménal. Dans l’assurance non-vie, nous sommes passés d’un peu moins de quatre milliards en 2018 à treize milliards à la fin de l’année. Le Brexit a contraint le head office londonien à déménager en UE. S’il a déménagé au Luxembourg, les succursales européennes y sont également consolidées. Du coup, l’effectif dans les assurances explose aussi. Le Luxembourg récupère les effectifs des succursales plus l’effectif local, qui là aussi est en croissance avec la gestion des risques, les dirigeants agréés, les fonctions clés, le monitoring des activités. Petit à petit les équipes s’étoffent. Des acteurs qui ont commencé à une dizaine en 2018-2019 sont déjà plus de trente. Il faut leur laisser le temps de se réorganiser au niveau luxembourgeois. C’est l’approche du Luxembourg. L’emploi se situait autour de 8 000. On est passé à 12 000.
Vous suivez l’évolution de la substance des entreprises ?
Oui. Elles nous envoient des rapports sur une base au moins annuelle avec l’évolution des effectifs, tant au niveau des succursales que du head office. Une douzaine d’entreprises sont arrivées dans le cadre du Brexit. Les montants des primes sont énormes. Vous avez de superbes noms : AIG, SI Insurance, FM Global, RSA, Britannia pour les P&I clubs (des mutuelles d’assurance maritime, ndlr)… on en avait déjà deux. Maintenant on en a un troisième.
Vous êtes bien informés des fossés entre la surveillance réglementaire et l’application des règles par les compagnies d’assurance. Y-a-t-il des déficiences que vous avez identifiées en tant que praticien et que vous voulez corriger en tant que régulateur ?
Les approches des régulateurs sont potentiellement un peu différentes. Le régulateur luxembourgeois a toujours eu une approche très quantitative : un contrôle des comptes annuels. Nous avons plusieurs focus, mais par rapport aux Brexiters, nous surveillons un aspect important : les provisions techniques. C’est ce qui reflète les engagements des compagnies d’assurance vis-à-vis des bénéficiaires et des preneurs de contrats.
C’est l’argent mis de côté en cas de sinistre.
Exact. Cela a toujours été au centre du contrôle du CAA et cela continue. Ensuite, avec les Brexiters on suit la substance. On contrôle que les engagements pris quand les sociétés ont décidé de s’installer au Luxembourg sont bien respectés.
Et au-delà du Brexit, quels seront les points les plus surveillés au cours de votre mandat, de six ans ?
Le contrôle des règles de conduite : comment les contrats d’assurance sont distribués. Est-ce que les entreprises d’assurance, les agents ou les sociétés de courtage respectent bien ce qui est imposé par les règlements européens, notamment la directive sur la distribution ? Puis il y a l’antiblanchiment…
Justement, la visite du Gafi est annoncée pour… on ne sait plus vraiment quand, mais bientôt. Le CAA-a-t-il a secoué ses ouailles ?
On ne dispose pas d’informations officielles mais il semblerait que la visite d’évaluation se déroule en novembre 2022. La préparation de cette visite, on ne va pas se raconter d’histoires, cela mobilise énormément de ressources. Pour nous ce report est problématique, car on n’a pas que le Gafi. On a les contrôles permanents, en sus du blanchiment, avec le prudentiel, en même temps que les contrôles généraux.
Le nombre de déclarations de soupçons, envoyées par l’assurance à la Cellule de renseignement financier, est bien loin du nombre de déclarations des banques alors que l’assurance vie est devenue un produit d’investissement. Le CAA a en outre extrêmement peu sanctionné au cours de la dernière décennie (huit fois et à chaque fois contre des sociétés de courtage). La dernière sanction à l’égard d’une assurance vie (Excell Life) a très exactement dix ans… une tendance bien différente de la CSSF qui a repéré bien des brèches dans la lutte contre le blanchiment. Comment expliquer cette différence ?
C’est la même réglementation. Nous avons un règlement spécifique au CAA mais il est de l’ordre opérationnel. Par exemple, on délègue un certain nombre de contrôles à des réviseurs agréés. C’est le rapport spécial. Cela fait partie de notre dispositif. Il faut savoir une chose. La plupart du temps, les primes, avant d’arriver chez l’assureur, sont passées par une banque, une banque généralement installée dans un pays Gafi-friendly. Il y a eu un premier filtre.
Cela peut ne pas être le cas…
Sur base des chiffres que nous collectons, c’est quasi toujours le cas. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de temps en temps une banque qui est installée dans un pays un peu plus exotique, mais la majorité du temps, lors des contrôles sur place, on peut tracer l’origine des fonds, par rapport à la banque à partir de laquelle les fonds ont été transférés. Cela ne veut pas dire que l’assureur ou le courtier soient dédouanés de leur travail de contrôle. Il est identique. Potentiellement ils vont recommencer les contrôles opérés par la banque un ou deux ans plus tôt. Ils doivent le faire. Le premier filtre peut déjà expliquer qu’on a moins de cas de blanchiment a priori. Puis il n’y a aucun mouvement cash. C’est le corollaire du fait que tout passe par les banques. On n’a pas non plus de produits comme des contrats d’assurance au porteur. Nous avons en outre des clients common reporting standard (dont les informations fiscales sont échangées, ndlr). Ces filtres font que le secteur de l’assurance est un peu moins risqué.
En regardant le nombre de sanctions, on a l’intuition que l’assurance est moins contrôlée que la banque. La CSSF, depuis 2015, sanctionne à tour de bras, notamment parce que le Gafi avait mis quelques années plus tôt le Luxembourg sur sa liste grise pour un manque de sévérité à l’égard des délits financiers. On se dit maintenant que cette même cause dans l’assurance pourrait engendrer les mêmes effets. Le CAA n’est-il pas finalement le lieu où les sanctions sont attendues ?
Si. Mais cela n’a rien à voir avec le Gafi. Vous allez voir dans les prochaines semaines. Des sanctions vont apparaître sur notre site. Ce ne sont pas nécessairement de grosses sanctions mais il y en aura. Dans le passé on a privilégié la remédiation. Là on sanctionne.
Elles tiennent à quelles déficiences ?
Des changements d’actionnariat non notifiés, des problèmes de reporting, un dispositif de lutte contre le blanchiment pas satisfaisant. Mais nous ne sommes pas tombés sur des cas d’entreprises de blanchiment, des cas manifestes avec complicité et ainsi de suite, je n’en ai pas vu. Jamais. Même dans ma vie antérieure.
Il vous est arrivé de prévenir le parquet ?
Dans un des cas, nous avons prévenu le parquet : une violation du secret professionnel, du dispositif anti-blanchiment et un problème d’administration centrale.
Comment expliquez-vous ce changement ?
Il y a eu un moment important : 2017. Les infractions fiscales sont devenues des infractions primaires. Les entreprises ont eu un peu de temps pour traiter leur portefeuille historique. On attend d’elles maintenant qu’elles soient irréprochables, aussi bien pour les nouvelles affaires que pour le passé. Si on a un dossier incomplet… et on ne parle pas de problème d’avoir la carte d’identité du client, ce qui a toujours été une exigence ici alors que pas forcément dans les pays voisins. Quand on change les règles du jeu, il faut laisser du temps aux acteurs pour se mettre au diapason. Ce temps est révolu. Si des dispositifs dans l’assurance ou le courtage ne sont pas satisfaisant, ils seront sanctionnés.
On peut s’attendre à un changement paradigmatique comme la CSSF version Claude Marx ?
Oui. Il y aura des sanctions. Et pas seulement sur l’anti-blanchiment. Là-dessus on est assez alignés. Dans le rapport de la CRF, vous voyez qu’un pourcentage important des déclarations de soupçon sont liées aux infractions fiscales. Cela prouve que cela marche. Il y a plus de déclarations et c’est normal. On ne sous-estime pas le risque. Mais il y a des filtres, notamment les contrôles opérés par les banques, principalement à l’étranger. Ce serait anormal que l’on reproche au Luxembourg ce que les pays voisins n’ont pas fait. Nous avons un système de scoring. Chaque contrat d’assurance de chaque client doit donner lieu à une évaluation du risque imposé par le CAA. Ça n’existe nulle part ailleurs.
Claude Wirion avait introduit ces règles. L’industrie et les Big Four avaient prévenu du potentiel manque de compétitivité d’une telle régulation par rapport aux autres places. Êtes-vous pour une approche compétitive ou prudente ?
Nous attirons une clientèle relativement fortunée, voire très fortunée. Les entreprises n’ont pas intérêt à retrouver dans leur portefeuille une brebis galeuse dont on parle dans les journaux. Les règles sont relativement claires. Nous les contrôlons. Il n’y a d’ailleurs jamais eu de laxisme en la matière, que ce soit sous l’ère de Claude Wirion ou de son prédécesseur Victor Rod. On réclamait des identifications dans le secteur de l’assurance bien avant les histoires du Gafi. Et maintenant la clientèle a changé.
Vu l’augmentation du volume des primes et des portefeuilles à contrôler, est-ce que le CAA est assez équipé pour surveiller le secteur dûment ?
J’ai proposé un plan de recrutement. L’effectif va doubler en trois ans. Nous avons le soutien du conseil d’administration et du secteur.
Vos prédécesseurs voyaient d’un mauvais œil une éventuelle fusion avec la CSSF, évoquée ci-et-là. Quel est votre avis à ce sujet ?
Pour moi, cela n’est pas à l’ordre du jour. Une fusion devrait passer par un changement législatif. Entre nous, si vous regardez ce qui se passe chez les régulateurs étrangers, s’ils ont une entité chapeau qui couvre banque et assurance, dans la pratique, c’est géré séparément à l’intérieur. Les personnes qui font de l’assurance ne font pas de la banque et inversement.