Messe pour le temps éternel

Photo: Sébastien Cuvelier
d'Lëtzebuerger Land du 12.07.2024

Un portrait en noir et blanc de Jésus Christ est posé en hauteur sur la chaire à prêcher en bois sculpté de la Chapelle de la Charité, à Arles. Rien d’anormal a priori dans un lieu saint. Mais sur ce portrait, le fils de Dieu tient devant lui un bidon d’huile arborant l’inscription « 3-en-un ». Un clin d’œil iconoclaste, léger et humoristique témoignant de l’esprit facétieux de Michel Medinger. Le genre d’image qu’il aime créer, sourire en coin, pour en faire des cartes de vœux, envoyées aux amis. Le photographe luxembourgeois est mis tout l’été à l’honneur des prestigieuses Rencontres de la Photographie d’Arles, à travers une exposition convoquant admirablement le saint esprit derrière son processus créatif.

Le lieu de l’exposition, une chapelle classée (mais désacralisée), baroque, au riche décor architectural, est notoirement complexe à appréhender, tellement l’environnement direct a tendance à phagocyter tout ce qui y est montré. Pour le monde fantastique de Michel Medinger, c’était l’écrin idéal. Au fond de la chapelle, une immense étagère en bois, tout en verticalité comme l’artiste, occulte quasi entièrement l’autel, désormais remplacé par un cabinet de curiosité géant. Cette installation monumentale s’insère non seulement aisément dans le décor baroque de la chapelle, mais prend même le pas sur le lieu, comme si elle avait toujours été là.

La scénographie imaginée par la curatrice Sylvie Meunier est à la fois un hommage à la vie d’un homme et l’une des installations les plus marquantes de cette édition des Rencontres. Sur plus de sept mètres de haut, le public peut découvrir figurines en plastique de singes ou cochons, vieilles godasses ayant participé aux Jeux Olympiques, poupées qu’on jurerait d’épouvante, appareils photos vintage, fleurs séchées, squelettes d’animaux, outils abscons et un amas d’objets religieux, autant d’artefacts incongrus tendrement accumulés au fil des années par Michel Medinger, matières premières pour la confection minutieuse de natures mortes surprenantes, mystérieuses, poétiques, rappelant le travail de Joel-Peter Witkin, en moins macabre.

L’univers entier qu’on imagine enfermé dans la tête de ce grand dandy éminemment sympathique et jovial est là, sous nos yeux, à la fois absurde et magnifique. On s’amuse à reconnaître dans les œuvres disséminées dans la chapelle les objets utilisés dans chaque mise en scène exposée. On comprend l’effet d’échelle. On sourit aux légumes anthropomorphes, aux associations d’idées entre des choses qui ne se croiseraient nulle part ailleurs. On imagine la mise en place de la lumière. Les objets se parlent, se répondent, ici avec humour, là avec poésie, souvent dans un noir profond qui accentue un certain sens de la gravité pour des compositions qui en perdent presque leur caractère léger. Comme le dit lui-même l’artiste: “Il y a de l’humour noir dans mes créations, car j’aime le non-sens apparent, l’absurde à la façon de Max Ernst et des surréalistes.”

On retrouve également disposés ici et là des autoportraits, où Michel Medinger, ancien sportif de haut niveau (il a couru le 800 mètres aux Jeux Olympiques de Tokyo en 1964) comme son papa, se met en scène au milieu de son fouillis, arborant des objets énigmatiques sur sa tête, se réfugiant derrière un morceau de squelette animal, et se peignant même façon Rembrandt. Le titre anglais de l’exposition Lord of Things, repris sur la couverture du catalogue, est tiré d’un de ces autoportraits. En français, le titre devient via un jeu de mots L’ordre des choses. Un autre pied de nez subtil à son univers loufoque et décalé, fait d’objets multiples et variés provenant de son marché aux puces personnel, dont il décide du destin au gré de sa fantaisie.

Si le cabinet de curiosité se découvre au visiteur en se faufilant entre les caissons lumineux disposés à même le sol de la chapelle, c’est la collection de polaroids située sous une arche, sur la gauche de la chapelle, qui nous aura le plus interpellé. Chimiste de formation, Michel Medinger a exploré de multiples techniques de création et de reproduction, parfois expérimentales (Cibachrome, cyanotype, platinotype, etc.). Pour cette série de natures mortes présentée sobrement (cadre noir, passe-partout blanc, cimaise sombre) et en (relativement) petit format, il a utilisé la technique du transfert polaroid couleur, qui consiste à décoller l’émulsion afin de l’appliquer sur un support papier. En résultent des natures mortes aux couleurs passées, à l’esthétique oscillant entre le romantique, le burlesque et une certaine idée de la mort.

Au centre de ces compositions en couleurs, les fleurs, dont l’artiste disait : « J’aime utiliser des fleurs fanées d’abord parce que formellement, cet état m’intéresse, mais aussi parce que j’aime montrer l’envers des choses. Je suis particulièrement sensible aux changements, aux décompositions... Les hommes font trop souvent semblant de ne voir que la beauté éternelle. » On retrouve dans ces compositions éthérées l’influence de la peinture classique et des vanités du 17e siècle, éléments déterminants de son apprentissage artistique. On appréciera à ce titre le clin d’œil induit par les quelques ouvertures dans le cabinet de curiosité, permettant d’entrevoir entre les objets exposés l’Apothéose de Sainte Thérèse du peintre avignonnais Pierre Parrocel.

Cette exposition est un hymne à la fragilité de la vie, au temps qui passe, à ces fleurs qui fanent mais ne meurent jamais. Métaphoriquement, Michel Medinger nous invite du haut de ses 83 printemps à contempler notre passé, s’amuser du présent et imaginer un futur éternel. Mais cette exposition est également un éloge à un processus de création en évolution permanente, où la photographie s’amorce dès l’étape de collecte, où l’accumulation déclenche un mécanisme de construction de compositions jusqu’alors enfouies dans l’inconscient. Michel Medinger en parlait en ces mots : « Ce que j’aime c’est la lenteur de photographier avec la chambre. Regarder plus et perdre son temps. C’est comme la célébration d’une messe. »

Amen.

Sébastien Cuvelier
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