Quatre ans pour convaincre 200 paysans – entretien avec Gerber van Vliet, coordinateur du plan « PAN-Bio », sur un virage serré

La longue marche bio

Gerber van Vliet devant le ministère de l’Agriculture
Foto: Jessica Theis
d'Lëtzebuerger Land vom 26.03.2021

Un outsider devenu insider. En mars 2020, le ministre de l’Agriculture, Romain Schneider (LSAP), nomme Gerber van Vliet comme coordinateur du Plan d’action national – Agriculture biologique (PAN-Bio). L’ingénieur agronome intègre le ministère de l’Agriculture avec la mission de quadrupler les surfaces agricoles exploitées en mode biologique. Après des études à l’Université de Bonn, van Vliet a travaillé comme conseiller agricole en Allemagne (notamment à l’Uni Kassel), avant de revenir au Luxembourg en 2013. Au sein d’un ministère réputé conservateur, le Luxembourgeois d’origine néerlandaise est un des rares spécimens issus de la scène bio. Si van Vliet présente la singularité de voir son expertise reconnue tant par les paysans conventionnels que bio, il doit désormais se familiariser avec les arcanes politiques et procédurières de l’État. Il s’exprime ici pour la première fois en tant que coordinateur du PAN-Bio.

d’Land : Le gouvernement s’est fixé comme objectif de passer de cinq à vingt pour cent de surfaces agricoles bio. C’est-à-dire qu’il vous reste quatre ans pour convaincre quelque 200 paysans à convertir leur production. Cela semble s’apparenter à une mission impossible…

Gerber van Vliet : La réalité, c’est que 95 pour cent de surfaces agricoles sont actuellement exploitées en mode conventionnel. C’est un système bien rodé. Le bio, par contre, signifie emprunter un autre chemin, faire une transition. Les primes seules ne suffiront pas à convaincre les agriculteurs de passer le pas. Lorsqu’un patrimoine a été géré d’une certaine manière sur deux ou trois générations, il faut un très long processus de réflexion, avant qu’il y ait un déclic. D’autant plus que les paysans doivent également justifier ce choix par rapport à leur entourage.

En mars 2020, vous avez été nommé « Monsieur PAN-Bio » au sein du ministère de l’Agriculture. Comment vivez-vous votre nouvelle situation d’insider, travaillant au cœur d’une institution historiquement proche de la Centrale paysanne ?

Depuis 2004 déjà, une « taskforce bio » existe au sein du ministère de l’Agriculture. Tous les dossiers entrant au ministère sont désormais aussi considérés sous l’angle bio. Je peux donc semer mes petites graines bio. Par le passé, c’étaient deux partis, le ministère d’un côté et les associations bio de l’autre, qui menaient les négociations. Maintenant, il y a un représentant du bio à l’intérieur. Je connais ce milieu et je peux évaluer ses demandes. Pour la scène bio, cela comporte des avantages, mais également des désavantages. Car ils ne peuvent pas raconter n’importe quoi…

Le Luxembourg compte deux fois plus de jeunes gérants de fermes que la moyenne européenne. Ces trentenaires sont-ils plus ouverts au bio que ne l’étaient leurs parents ?

Tous les ans, une vingtaine de jeunes reprennent des fermes familiales. Les conversions au bio sont très souvent liées à un passage de générations. C’est le moment clé. Le moment à ne pas rater. Car c’est alors que les jeunes décident des investissements qui devront pérenniser leur emploi sur les trente prochaines années. On parle d’investissements énormes… des millions d’euros. Pour vous donner un ordre de grandeur : une nouvelle étable coûte entre 12 000 et 14 000 euros par vache laitière, et la plupart construisent pour une centaine de bêtes au moins. Or, une fois ces grandes lignes tracées, la famille doit les suivre pour amortir ses investissements. Leur marge de manœuvre sera donc fortement réduite, et la voie vers le bio risquera d’être bloquée pendant vingt ou trente ans.

En faisant ces investissements, les paysans s’enferment donc dans un système de production intensif ?

Prenez la production laitière : quelques grandes laiteries sont installées au Luxembourg et aux alentours. Or, la plupart de ces sites ne prennent pas de lait bio. Je connais des paysans qui ont des sympathies pour le bio, mais qui ont dû faire une croix sur une éventuelle conversion… Car qui achètera leur produit ? Tant qu’il sera plus commode d’envoyer de grandes quantités d’un produit conventionnel à travers le monde, et tant qu’on n’aura pas créé de nouveaux débouchés, le bio aura beaucoup de mal à pénétrer le segment laitier. Les étoiles ne sont pas alignées en ce moment. Or, il s’agit du secteur le plus important de l’agriculture luxembourgeoise : les trois quarts des surfaces agricoles sont utilisées pour produire du lait.

Le Luxembourg ne compte-t-il pas simplement trop de vaches à lait ? D’un point de vue économique et écologique, combien de ces 55 000 vaches laitières pourrons-nous garder à l’avenir ?

Depuis l’abolition des quotas laitiers, les paysans luxembourgeois ont massivement augmenté leur production [passé de 284 000 à 447 000 de tonnes entre 2009 et 2020, ndlr]. En termes de croissance, nous sommes les champions d’Europe, devant même les Irlandais. L’export en soi n’est pas critiquable. Il y a cinquante ans déjà, une marque comme « Beurre rose » était connue au-delà de nos frontières. Si vous regardez les statistiques du Service d’économie rurale, vous verrez qu’en 1970, nous avions à peu près le même nombre de vaches qu’aujourd’hui. Sauf que ces vaches ne donnaient que la moitié du lait que donnent les nouvelles races plus spécialisées aujourd’hui. Nous sommes devant un problème fondamental : celui de l’équilibre entre les terres agricoles et la quantité de lait qu’on y produit. Nous nous sommes beaucoup éloignés de l’idéal d’une autarcie maximale. Les fourrages sont, pour une certaine partie, importés, le lait est en grande partie exporté. Or le lisier et le fumier restent, eux, au Luxembourg. De l’ammoniac et du méthane dans l’atmosphère, de l’azote et du phosphore dans les eaux. À un moment, il faudra oser dire que le couplage entre surface et produits doit devenir un objectif plus important. Un déséquilibre trop important nous met en contradiction avec d’autres engagements nationaux, européens et mondiaux.

Le boom du secteur laitier, le pays l’a payé très cher. En décembre 2020, la Commission européenne a publié une analyse sur l’agriculture luxembourgeoise. On y lit que les taux d’azote et de phosphore recensés dans les eaux sont deux respectivement dix fois plus élevés que la moyenne européenne. Quant aux émissions de méthane, elles continuent d’augmenter, alors qu’elles ont substantiellement baissé dans le reste de l’Europe. L’argument de la responsabilité écologique résonne-t-il auprès de vos interlocuteurs ?

Les paysans commencent à en prendre conscience. Les statistiques que vous citez montrent que le Luxembourg connaît une évolution moins bonne que celle des autres États membres, voire même contraire. On doit le reconnaître et chercher un dialogue ouvert avec le milieu. C’est ce que nous faisons dans le cadre de notre plan stratégique pour la prochaine PAC (Politique agricole commune). L’agriculture biologique peut jouer un rôle extrêmement positif, mais il faut que le reste suive. C’est notre plus grand défi. Nous ne pouvons créer une bad bank climatique et environnementale. Il ne s’agit pas de créer quelques îlots bios, mais des corridors de biodiversité.

Mais quand nous parlons des émissions de méthane, ce n’est pas comme si nous pourrions nous payer le luxe d’attendre encore quelques dizaines d’années, le temps de convaincre tout le monde… Que faire si les lignes ne bougent pas ? Quelles conséquences faudra-t-il alors tirer ?

Si nous n’arrivons pas à prendre le virage bientôt, on aura un vrai problème. Mais, en fin de compte, il faudra trouver une solution ensemble. Et cela va prendre un certain temps. Je ne tente pas de minimiser les défis climatique et environnemental : moi aussi, je préférerais qu’on avance plus vite. Mais je vois également que, dans le système actuel, certaines familles paysannes ont fait des investissements énormes. Tout simplement parce qu’elles faisaient confiance au marché et au cadre fixé par la politique. Beaucoup d’argent public a d’ailleurs été dépensé pour que ces grandes étables puissent être construites…

Mais certains de ces investissements dans la production laitière ont été faits ces dix dernières années, alors qu’on pouvait savoir qu’écologiquement, ce n’étaient pas des projets d’avenir. Ne faut-il pas se faire à l’idée que les étables pour 500 vaches finiront parmi les « stranded assets » de la crise climatique. Car si on attend que ces investissements soient rentabilisés, on en aura encore pour vingt ans …

Le ministère ne subventionne pas d’étables à 500 vaches mais a introduit déjà en 2016 des plafonds d’investissement par exploitation. Récemment, on vient en plus de supprimer la réglementation qui liait chaque aide à l’investissement à une augmentation de la production d’au moins 25 pour cent. On peut donc désormais fixer d’autres priorités. Si un paysan vient de faire un grand investissement sur 25 ans, on a deux alternatives : Soit on le laisse continuer comme si de rien n’était, soit on cherche une voie intermédiaire. Par exemple en se disant : OK, l’étable est construite, mais il faudra minimiser les émissions en méthane ou produire le fourrage localement. In extremis, on pourrait dire : Le paysan avait tablé sur X millions de kilogrammes de laits, mais on veut qu’il n’en produise que la moitié. Or, la moitié qu’il ne produit pas, qui finira par en payer les frais ? Faut-il simplement considérer ce manque-à-gagner comme un risque entrepreneurial ? Je ne pense pas. Il faudra donc les aider autrement. À mon avis, c’est à toute la société d’absorber l’impact social.

La génération des pionniers du bio s’est aménagé sa niche (BioG, Naturata, Biogros), sa zone de confort. La BioG-Molkerei n’accepte ainsi plus de nouveaux membres. Peut-on leur en faire le reproche ? Peut-on exiger d’eux d’élargir leurs structures et d’accueillir les nouveaux convertis ?

En tant que coopérative, la BioG est responsable vis-à-vis de ses membres. Il ne faut pas sous-estimer que l’alliance qui unit un paysan à sa coopérative est très étroite. Je comprends tout à fait qu’ils ne disent pas : On accepte tout le monde, et on verra bien pour la suite... Le risque serait trop élevé. La coopérative doit d’abord trouver des acquéreurs pour ce lait. Si nous voulons mettre en œuvre le plan « PAN-Bio », il faut assurer des débouchés à un prix correct. Si nous y échouons, le bio ne donnera rien au Luxembourg. Il faudrait pour cela que les différentes laiteries actives au Luxembourg s’engagent clairement en faveur du bio. Elles devraient garantir une certaine sécurité à leurs membres qui choisissent de se convertir au bio. Mais telles qu’elles sont actuellement organisées, le chemin conventionnel leur apparaît comme le plus simple.

Dans l’analyse de la Commission européenne, on lit que les fermes luxembourgeoises sont celles d’Europe qui capturent la part de valeur ajoutée la plus faible. Alors qu’ils se revendiquent entrepreneurs, les paysans ne devraient-ils pas se montrer plus inventifs, par exemple en produisant du yaourt ou du fromage directement sur leurs fermes ?

Le paysan est plus qu’occupé à faire marcher sa production primaire. Actuellement, nous assistons à une consolidation fulgurante. Tous les 25 ans, la moitié des fermes disparaissent. Ces surfaces agricoles sont absorbées par les entreprises restantes. Les fermes atteignent des dimensions qui rendent de tels scénarios de transformation en produits finis très peu réalistes. Plus le capital immobilisé est important, plus le paysan devient dépendant des grands acquéreurs. Les investissements incroyablement élevés poussent les paysans à se jeter dans l’aventure « quantité maximale par vache de lait ». Nous avons atteint une division du travail très poussée. Des modèles « all-round », de la matière première à la commercialisation en passant par la fabrication, la grande majorité des entreprises ne les ont plus sur le radar depuis longtemps. Tout le système agricole a été conçu de manière à ce que les paysans produisent et que d’autres s’occupent de la transformation et du marketing.

Les élevages bovins sont relativement faciles à convertir au bio. Surtout, on parle de très grandes superficies. Pour atteindre les vingt pour cent de surfaces agricoles bio, le chemin le plus court et commode passerait donc par cette filière. Mais ce serait quelque part « tricher », non ?

On pourrait le voir ainsi. Certains segments peuvent transiter plus facilement vers le bio que d’autres. Je ne vais pas vous cacher qu’une partie des éleveurs bovins ont déjà affiché un intérêt à convertir leur production. Sur le marché de la viande bio, il y a une grande demande et pas assez d’offre. Nous pouvons donc leur offrir une perspective. Car les producteurs de viande ont actuellement beaucoup plus de difficultés financières que les producteurs laitiers. Mais nous ne pouvons faire l’impasse sur la filière laitière. Déjà parce qu’elle occupe les trois-quarts des surfaces agricoles. Ce serait fatal si nous ne convertissions que certains segments de l’agriculture, parce c’est plus facile, alors que d’autres segments continueraient à intensifier leur production de manière totalement débridée. Si on se retrouvait avec un tel patchwork ce ne serait pas bien, mais alors pas bien du tout.

Bernard Thomas
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