Danse

La danse de demain sera-t-elle la même qu’hier ?

d'Lëtzebuerger Land vom 26.06.2020

Prenez le monde de la danse, fermez les salles de spectacle, confinez les danseurs et danseuses et retrouvez, après deux mois de cuisson à feux doux, des hordes d’artistes surexcites, voire frustrés, voulant retrouver la scène. Alors, la danse de demain sera-t-elle la même qu’hier ? Évidemment non, et même sans la Covid, il n’en aurait pas été question. Si le monde change, l’art aussi et si les conséquences de cette pandémie vont pousser certains artistes à redéfinir leurs choix, l’État comme les grandes institutions veillent à la sauvegarde d’un secteur très fragilisé.

Relativement épargné par rapport au reste du monde, au Luxembourg c’est une agonie morale qui émerge au large. Car si la pause a donné l’occasion aux artistes et aux lieux de spectacle de questionner le monde et celui naissant, c’est un affreux lieu commun que de croire que les derniers mois ont été le stimuli créatif que beaucoup fantasmes pour les artistes, « j’ai fait avec, j’ai suivi les règles avec patiente, j’avance mais je me demande qu’elles sont mes autres options professionnelles ? / Avec tous mes projets annulés, je me suis demandais si je devais trouver un autre emploi, me reconvertir… Mais dans quoi ? / Que dois-je faire si je ne danse pas ? », confient certains membres du Luxembourg Collective of Dance (Lucoda), se noyant dans les interrogations.

En cause, une charge administrative énorme pour récupérer ses billes dans la mêlée, dédommager ses équipes, reporter ses spectacles, ou simplement survivre… « À un moment donné on réalise l’ampleur, les annulations qui arrivent les unes après les autres », comme l’explique la danseuse et chorégraphe Jill Crovisier pour ajouter, « mon mode de vie a basculé ». Et outre les annulations, les pertes « matérielles », c’est toute une identité qui se perd, qui se fond dans le problème, « j’étais frustré, en colère, incertain et effrayé par le statut d’artiste, car nous n’avons pas de salaire fixe, pas de stabilité... », explique l’un des membres du Lucoda. C’est un monde qui s’arrête brusquement pour tous et aussi, pour certains de nombreuses déceptions, « j’ai perdu pas mal d’opportunités. Ce n’est pas facile à digérer, mais j’ai su l’accepter. Je suis ouverte à ce qu’apportera l’avenir », se résigne Crovisier.

Dans les espoirs déchus, Jérôme Konen, directeur du Kinneksbond de Mamer, évoque les chorégraphes et danseuses Léa Tirabasso et Sarah Baltzinger, la première qui trouvait une forme de consécration en voyant son spectacle The ephemeral life of an octopus choisi pour la plateforme Aerowaves, qui promeut la scène de la danse européenne émergente, la seconde qui avait été sélectionnée à la Tanzmesse de Düsseldorf avec son duo What does not belong to us. Deux événements annulés dans le réel, « ce sont des impacts forts, même si je crois en ces deux artistes, et que j’imagine que d’autres occasions se présenteront pour elles », explique Jérôme Konen avec optimisme.

De son côté Tom Leick-Burns, directeur des Théâtres de la Ville de Luxembourg, s’inquiète pour la création Jinjeon de Jill Crovisier et un projet d’Elisabeth Shilling qu’il devrait accueillir en décembre prochain, « on attend de savoir quel sera le guide des mesures après l’état de crise. Mais quand je vois la dynamique dans laquelle nous sommes et ce qui se passe dans les pays voisins, je reste optimiste et confiant. Et puis, les contraintes sanitaires vont peut-être aussi inspirer de nouvelles approches artistiques », rassure Tom Leick-Burns.

« Certains de mes projets ont été reprogrammés mais tout reste si incertain, surtout lorsque on nous dit qu’il pourrait y avoir une deuxième vague de Covid 19… », angoisse prématurément l’un des membres du Lucoda. Et de fait, si l’incertitude est aujourd’hui dans le discours des artistes, elle l’est même dans ceux des directeurs de salles qui ont adopté le parti pris d’adapter les saisons à venir par rapport au contexte sanitaire. « Nous voulons entrer en dialogue avec les artistes, pour créer de nouveaux projets et les garder le plus ouvert possible, justement pour pouvoir proposer une programmation quoi qu’il arrive », explique finalement Konen.

Créer face à l’incertitude des prochains mois – voire années –, tout en gagnant en responsabilité, car en comparaison aux artistes du théâtre, les chorégraphes accusent l’annulation de beaucoup plus de dates à l’étranger… Seront-elles reconduites et quand ? Et comme le souligne à juste titre le directeur du Kinneksbond, « est-ce que ce modèle à un avenir ? Faut-il encore jouer un spectacle à l’autre bout du monde ? » Et c’est finalement le grand enjeu de « l’après », que de ne pas continuer comme avant en retombant dans une frénésie productiviste, « il est temps de prendre du recul et d’abandonner le rythme fou que nous avions avant le confinement. On ne peut pas continuer comme si de rien n’était », conclut Tom Leick-Burns.

La scène du réel tarde ainsi à rouvrir ses portes, et certains artistes ne semblent pas tout à fait prêt à y remettre les pieds. « Je ne suis pas prête à remonter sur scène demain ! », témoigne une danseuse du Lucoda. Dans ce sens, ce catalyseur de nouvelles solutions qu’a été la pandémie, a fait se révéler l’utilité du numérique comme une alternative à une diffusion physique. Au Trois-CL, où son directeur Bernard Baumgarten raconte qu’ils étaient « frileux par rapport au numérique », ils ont finalement trouvé des outils numériques qui resteront, « si le numérique ne remplacera jamais le spectacle vivant, on a compris aussi que différents formats fonctionnent, et que le public est prêt à les consommer comme des formats parallèles au spectacle vivant », précise le directeur du 3CL.

Mais si le numérique permet d’intéresser un autre public moins « spécialiste » et apporte une nouvelle dimension artistique à la danse, rien ne pourra jamais remplacer la scène, l’assise parfois exigeante de certains gradins, le vent qui souffle au passage d’un corps, l’ambiance des salles qu’on a hâte de retrouver… Comme on l’entend déjà dans le discours de certains danseurs, « le online ne doit pas devenir la nouvelle ‘normalité’, on ne doit pas s’habituer à ça ! Les salles doivent rouvrir ! ».

Godefroy Gordet
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