d'Lëtzebuerger Land : Quelle est la différence entre la scénographie de théâtre et la muséographie ?
Richard Peduzzi : Je crois que j'ai choisi le métier de scénographe parce qu'il est à la croisée des chemins entre plusieurs disciplines. Être scénographe - ou décorateur de théâtre si vous voulez - cela m'a amené naturellement à faire l'architecture intérieure de musées, des expositions... Parce que c'est un métier qui est lié à la peinture, la littérature, la musique, à ma façon de vivre. En fait, je travaille tout le temps, quand je me promène dans les villes, dans les rues... C'est une question de regard. Dans les années 1960, à mes débuts, je voulais être peintre. Mais la peinture de cette époque ne me parlait pas ; elle était trop abstraite. Ce qui m'intéressait moi, c'était de construire ma peinture.
J'ai eu la chance de rencontrer Patrice Chéreau. L'échange entre nous est total quand il fait ses mises en scène et moi mes scénographies. Cela fait trente ans que ça dure. Et puis j'ai fait la connaissance de Michel Laclotte et Henri Loirette, qui étaient responsables de la préfiguration du Musée d'Orsay. Loirette est aujourd'hui directeur du Musée d'Orsay. À l'époque, il s'occupait de la partie architecture. Laclotte qui était président, avait en charge la présentation des peintures, des sculptures... Il connaissait mes décors de théâtre et pour l'opéra. Ils m'ont demandé de travailler à Orsay sur un espace consacré à Charles Garnier, ses aquarelles, des livres, des choses qu'on ne peut pas montrer en permanence parce qu'elles sont trop fragiles.
Alors j'ai proposé de faire une mise en espace qui montre le quartier de l'Opéra, l'architecture de Garnier, quelque chose qui puisse intéresser les visiteurs de tous âges, de toutes origines, de toutes formes de pensée sans les ennuyer. Qui associe l'aspect scientifique et le côté spectacle. En fait ce qui m'intéresse, c'est une chose assez difficile. Le théâtre, c'est le lieu de l'éphémère par excellence. Mais je tâche toujours que les décors que je fais aient l'air vrai, que cette chose qui est en dehors de la réalité fasse réalité.
Mais quand on expose Degas ou Chardin, comme je viens de le faire, il faut complètement s'effacer pour que le gens soient face aux tableaux et ne voient que ça. Quand je fais une exposition de ce genre, ma préoccupation, c'est de faire qu'on ne voie pas mon travail. Pour l'exposition Chardin d'ailleurs, des gens m'ont reproché d'avoir été trop simple. Oui, j'ai fait en sorte que la lumière soit la plus simple, la moins théâtrale possible. Et je suis resté dans les tons gris-bleu, vert, ocre-jaune. On voyait bien la peinture, les couleurs, il n'y avait pas d'ombres portées sur les tableaux. C'était une ambiance où on ne voyait que Chardin.
Cela n'est pas en contradiction avec l'homme de théâtre, la mise en scène ?
La simplicité, la sobriété de l'exposition Chardin peuvent me servir pour une autre approche. Cela ne me dérange pas que les choses soient a priori contradictoires. Pour l'exposition universelle de Séville par exemple, pour la partie « Paris du savoir » qui m'avait été confiée, je me suis retrouvé dans un espace tout en longueur, étroit, qui à l'origine devait servir à des bureaux. Le Pavillon de la France était conçu par François Seigneur, un architecte très conceptuel, Paul Virilio qui était conseiller scientifique avait son idée de la « ville monde » et de ses communications virtuelles, Régis Debray qu'on ne présente plus, était commissaire... Mais j'ai pu imposer mon idée tout en respectant les points de vue de chacun.
Et puis une exposition universelle, c'est quand même une exposition très grand public. Ce qui m'a servi, c'est mon expérience du théâtre avec la « réalité vraie » de l'éphémère, mon travail sur Charles Garnier à Orsay où j'avais utilisé l'idée de la vision du personnage de Fantomas au-dessus de la ville pour ce quartier si chargé, si riche en histoire et en histoires. D'où l'idée de marcher, à Séville, sur la réalité architecturale de Paris, qui se reflétait en miroir avec la connaissance du savoir né dans Paris, du XIVe siècle à nos jours.
Si je vous raconte ça, c'est qu'on peut très bien passer de la peinture à la scénographie de théâtre, puis à la muséographie en étant confronté à des démarches totalement opposées, l'une où vous êtes en retrait, l'autre où vous êtes le créateur absolu de votre mise en scène. Et puis il y a encore un facteur dont il faut tenir compte évidemment, c'est le budget. II est certain que celui que j'avais pour la restauration de la bibliothèque de l'Opéra de Paris n'a aucune commune mesure avec celui dont je dispose pour le Musée National d'Histoire et d'Art.
Votre approche est donc nécessairement différente ?
À l'Opéra de Paris, on m'avait demandé de faire la restauration intérieure de l'ancienne bibliothèque et ce qu'on appelait le musée de l'Opéra. Et puis aussi d'investir une salle pour faire des expositions temporaires, dans « le passage de l'Empereur ». Il fallait donc que je crée du mobilier, des vitrines. Dans ce passage, il fallait aussi bien faire les murs que le sol, encore des vitrines, inventer le système d'accrochage, trouer les murs, faire les peintures aussi, les couleurs, l'harmonie. Ce qui m'a énormément plu, c'est un escalier que Garnier n'avait pas terminé. Ça ressemblait à du Ledoux, avec des chapiteaux à peine sculptés, où on voit juste des blocs d'architecture.
Bref, dans ce fatras, qui ressemblait plutôt à une remise, on m'a demandé de faire un musée cohérent. Il y avait là deux notions : des oeuvres historiques à exposer et un lieu historique à valoriser. C'est comme ça que j'ai créé des cimaises parois de verre sur lesquelles la cinquantaine de peintures sont exposées et où l'espace architectural du lieu est respecté et mis en valeur à la fois. C'était aussi une espèce de couloir comme à Séville mais contrairement à l'abstraction du Pavillon de la France, il y avait des moulures partout, qui correspondaient à Garnier et à son architecture. Il ne fallait pas casser sa vision et il fallait pouvoir exposer. C'était très compliqué. J'ai eu la chance de travailler avec Martine Kahane, la conservatrice qui est une femme extraordinaire et Jean-Louis Roubert, l'architecte en chef de l'Opéra. Si je raconte ça, c'est que les personnes sont importantes avec le lieu dont elles ont la charge. Donc, si à l'Opéra de Paris il y avait des oeuvres historiques à exposer dans un lieu historique à valoriser, à Luxembourg où les collections sont aussi historiques, le lieu lui est contemporain.
Comment avez-vous abordé Luxembourg ?
Travailler au Musée National d'Histoire et d'Art, c'est d'abord travailler avec des personnes. Avec plusieurs personnes et chacune en particulier. Paul Reiles bien sûr, le directeur du musée, Christian Bauer, l'architecte, et chacun des conservateurs des différentes sections. Chaque fois qu'il y a du béton, on se dit Peduzzi, il fait du théâtre, il va humaniser le béton. J'aimerais bien le laisser tel quel, j'aime bien le béton... C'est une boutade en passant mais ça a son importance à Luxembourg, où Christian Bauer traite la partie nouvelle du musée très simplement ; le béton sera teinté dans la masse.
Et puis de l'autre côté, il y a énormément d'objets à exposer. Les collections sont très riches, cela va comme vous savez de la protohistoire à la peinture d'aujourd'hui, en passant par la peinture classique ; énormément d'objets donc, qui racontent l'histoire du Luxembourg dans le temps. Ce sont deux notions très importantes au Luxembourg. C'est le fil conducteur du musée et en même temps, c'est très éclectique : il faut montrer des choses dans des vitrines, sur des cimaises et expliquer. Le musée de Luxembourg, c'est un musée didactique, de parcours. Un peu comme la partie du Louvre que j'ai faite, qui est consacrée à son histoire, de Philippe Auguste à Pei.
Mon attitude pour Luxembourg, c'est donc de respecter tout cela, tout en suivant mon idée à moi, dans des contraintes budgétaires plutôt serrées. En soi d'ailleurs, ce n'est pas un problème. On peut très bien, dans ce cas précis, être rigoureux et faire que la mise en espace des objets existe très fort. En fait, j'ai pensé au musée de l'architecte John Soane à Londres, à l'idée romantique du collectionneur. On peut très bien faire cohabiter tout cela sans faire de compromissions.
C'est quoi, ne pas faire de compromissions ?
En faisant une organisation générale, selon un principe, avec des vitrines, des parcours unitaires et si chaque conservateur tient beaucoup, ce qui est normal, à « sa part d'histoire », j'ai quand même voulu que tout cela ait du style, de la force. Quand vous mettez en scène Mozart ou Shakespeare, il faut les respecter. Mais on ne sait plus aujourd'hui quelle était leur réalité à eux. Il est donc hors de question de plagier. Ce qu'il faut, c'est avoir sa vision propre de la Renaissance de Shakespeare et la réinventer.
Ma préoccupation, dans tout ce que je fais, c'est de ne pas déranger et en même temps d'être là en tant qu'acteur. Pour Hamlet par exemple, j'avais réalisé une sorte de page de livre d'histoire. C'était une façade à plat, couchée au sol, en marqueterie, une façade qui aurait pu être une façade palladienne mais que j'avais revue à ma façon. Elle bougeait comme un ventre qui respire ; c'était aussi un acteur dans le théâtre de Shakespeare.
À Luxembourg, j'ai écouté les gens et une fois que tout le monde a été d'accord sur le principe, j'ai travaillé à la manière qui me correspondait. Le parti de mobilier que j'ai pris permet de montrer, comme les conservateurs le souhaitent, chacun dans leur partie, les bustes, les têtes, les vases, les pierres...
Mais ce n'est pas un mobilier en bois comme j'en ai fait par exemple pour le Mobilier National, qui s'assemble avec des meubles Directoire, Restauration. Parce que qui dit meuble ici, dit présentation, exposition.
Il y aura en tout 140 vitrines, 160 mètres linéaires de cimaises en fer rouillé. C'est un matériau que je viens d'expérimenter à Rome pour une exposition à la Villa Médicis dont la charge d'histoire est aussi très forte.
Un peu comme à Luxembourg, où je prends un parti de grande rigueur, net, avec des vitrines-pupitre, des vitrines plus hautes, des vitrines-armoire. Le Musée National d'Histoire et d'Art restera un musée où on regarde les oeuvres avant tout. Je joue l'adaptation de la vitrine à l'objet exposé. En fait, je fais un parcours muséographique que les gens aient envie de parcourir, pour regarder et comprendre.
C'est le côté didactique du projet ?
Oui. D'ailleurs je travaille avec le graphiste-typographe suisse Rudi Meier pour la signalétique et les textes explicatifs. C'est une partie unitaire du projet qui demande beaucoup de rigueur. Le travail sur la différence lui, il viendra de la lumière pour lequel l'équipe d'éclairagistes de L'Observatoire a élaboré le concept. Il est évident que la peinture moderne, au dernier étage, sera « naturellement » très différente du troisième sous-sol de la protohistoire.
Vous savez, un musée n'a pas besoin de mises en scène qui jouent nécessairement sur la différence. Ce qu'il faut, c'est connaître ce qu'il y a derrière les choses. Je pense à Carlo Scarpa, l'architecte qui a fait la muséographie du Musée Correr à Venise, qui avait du goût, un talent immense, une grande culture. Ce qui me gêne, c'est l'abstraction gratuite. On voit quand c'est gratuit. Il faut qu'il y ait une culture derrière, sinon, ça devient une punition permanente pour les visiteurs. En fait, on peut être patrimonial à différentes époques.
Pendant la durée des travaux, l'exposition L'objet du mois de la Section Vie luxembourgeoise est ouverte le week-end de 10 à 17 hres. Musée National d'Histoire et d'Art, rue Wiltheim, L-2733 Luxembourg. www.mnha.lu.