Casino Luxembourg

in-between / entre-deux

d'Lëtzebuerger Land vom 23.03.2000

 

en réfléchissant, lors de la préparation de ce dossier, au statut du casino luxembourg, il m'a soudain paru évident que dans le contexte luxembourgeois et international en évolution, vous étiez actuellement dans une sorte d'in-between/ entre-deux, entre kunsthalle et musée, entre l'expérimental et l'institutionnel, entre musée pei et musée national, entre l'allemagne et la france (leur art, leur marché), entre une structure temporaire et éphémère et une salle d'exposition qui dure... 

je voulais donc me concentrer dans notre débat sur l'exploration, l'étude de cette ambivalence du casino. et voilà que j'apprends, en lisant votre rapport annuel 1999 qui vient de paraître, que tu en étais venu à une réflexion similaire. tu y écris : 'il serait irresponsable de ne pas reconnaître, après quatre ans d'activité, que notre institution a aussi des faiblesses, qui sont structurelles d'une part (personnel et budget trop limités...), et contextuelles de l'autre (absence du public universitaire, potentiel de public restreint, timidité des collectionneurs...)' 

aurais-tu donc toi aussi le sentiment que le casino est en train d'entrer dans une nouvelle phase de son existence, plus stable que les premières quatre années de provisoire-qui-dure, à la recherche de perspectives ? 

 

 

effectivement, depuis mars 1996, date de notre création en tant que forum d'art contemporain, la situation artistique et culturelle à luxembourg a beaucoup évolué et il est difficile de prévoir jusqu'où cela ira. notre pays commence en effet, à acquérir, sur des initiatives ponctuelles, une crédibilité internationale impensable il y a encore quelques années (je parle de la culture contemporaine uniquement, la situation de la culture classique, surtout de la musique, étant très différente). ainsi, le développement récent de la scène cinématographique, la programmation de productions théâtrales moins conventionnelles, la présence plus régulière de la musique contemporaine, le travail de quelques galeries audacieuses ainsi que la perspective du musée d'art moderne sont, à côté du casino luxembourg, des facteurs essentiels dans la constitution d'un nouveau paysage artistique et culturel, et cela transforme le regard que l'on porte sur la création contemporaine en général. 

or, de tels bouleversements impliquent aussi des remises en question, parfois drastiques, voire douloureuses. comme tu l'as dit, le casino s'est installé durablement dans notre paysage culturel, en partie parce que la nécessité (sur le plan culturel, social, politique.) d'une institution consacrée à l'art actuel est réelle dans une capitale européenne, en partie aussi parce que nous avons su 'inventer' notre présence sur un mode encore peu pratiqué ici, c'est-à-dire en se posant d'emblée, sans concessions, sur le plan international, et avec les méthodes (pas toujours les moyens) que cela implique. c'était un pari risqué, mais nous l'avons tenu, du moins jusqu'à présent. or,  nous - c'est-à-dire toute l'équipe qui fait avancer le casino - ne nous cachons pas que ce 'succès' (je préfère toujours relativiser ce genre de mots) ne perdurera pas de lui-même, ne serait-ce que parce que le contexte est déjà différent de celui du départ et que le travail à long terme n'est pas imaginable avec une logique prévue pour le provisoire : avec les expositions que nous organisons, le riche programme culturel, les interventions de musique contemporaine, le séminaire avec de jeunes artistes internationaux, un centre de documentation qui commence à être bien fourni, et tout le reste, nous sommes souvent aux limites de nos capacités de fonctionnement. 

ainsi, nous avons posé les bases d'une structure dont la portée pourrait se développer davantage, mais si nous le faisons, elle changera aussi de nature. il me semble que cela mérite un temps de réflexion et il est nécessaire de penser, dores et déjà, à la complémentarité entre le casino luxembourg et le musée d'art moderne, qui pourra traiter certaines activités mieux que nous. le fait est que la 'professionnalisation' de la culture nous oblige à reconsidérer la façon dont la culture, justement, est soutenue, stimulée, traitée, commentée, 'accompagnée' (avec une connotation active) j'aimerais dire. dès lors que des sommes plus importantes sont investies dans la culture, il est clair que l'exigence, en termes de qualité, de diversité et de pertinence dans les choix culturels doit augmenter aussi.

 

 

si le casino doit continuer à travailler, il aura certainement besoin de structures plus fixes, d'un cadre plus organisé. toutefois, rien n'est moins sûr que la survie du casino : à son ouverture, les responsables politiques laissaient bien entendre que le casino ne devait constituer qu'une solution transitoire, un SAS en quelque sorte pour le futur musée d'art moderne. les signes extérieurs du délabrement du bâtiment - qui n'avaient été que provisoirement cachés par les cubes blancs d'urs raussmüller - symbolisent, à mon avis, assez bien ce provisoire.

 

 

le caractère désuet de l'ensemble de l'édifice, contrastant avec la blancheur des cubes, ne me dérange pas, au contraire (d'ailleurs, l'intervention la surface de l'art de jacques charlier sur la façade nord du bâtiment, n'aurait pas été possible sur un édifice bien propre...) ! de plus, l'administration des bâtiments publics est favorable, dernièrement, au remplacement des fenêtres, qui sont dans un très mauvais état, et du système de chauffage, ce qui prouve que l'attitude des pouvoirs publics à notre égard a changé, mais je dois ajouter que nous avons toujours bénéficié du soutien sans failles de la ministre de la culture, erna hennicot-schoepges, même dans les moments les plus difficiles. 

or, face à l'attitude favorable des bâtiments publics, nous nous sommes prononcés pour des travaux minimaux - nous ne voulons pas de 'rénovation' de l'édifice -, parce que pour nous le bâtiment est, avant tout, un instrument de travail que l'on doit pouvoir exploiter au maximum, sans craindre les interventions, parfois problématiques, des artistes. 

 

 

je suis persuadée que la très grande qualité du casino, sa liberté aussi, a toujours été la légèreté de sa structure, l'immédiateté de son action, très proche des questions actuelles de l'art contemporain. il peut ainsi aisément répondre aux nouvelles formes, aux nouvelles expressions de l'art contemporain. on peut même se demander si, à l'ère de l'esthétique relationnelle pour citer nicolas bourriaud, il ne vaudrait pas mieux ouvrir un bar qu'une bibliothèque...

 

 

je crois que nous avons une chance exceptionnelle : les cubes de raussmüller, malgré leur caractère autoritaire, offrent aux artistes un champ très large de possibilités, surtout depuis que nous avons enlevé le cube de l'ancienne salle de bal, ce qui nous permet la présentation de pièces de plus grandes dimensions. de plus, je trouve que les dimensions 'humaines' de l'édifice sont un atout majeur : il n'est ni trop grand, c'est-à-dire trop difficile à 'remplir' lorsque nous concevons une exposition, ni trop petit, c'est-à-dire qu'il permet le déploiement d'un ensemble d'oeuvres suffisant pour traiter un sujet, un thème, la démarche d'un artiste.

en fait, une visite approfondie ne prend jamais plus d'une heure et demie, ce qui correspond à la durée d'un film au cinéma. je ne crois pas que l'art contemporain doive forcément s'imposer en écrasant le visiteur : je pense plutôt qu'il doit lui laisser toute liberté d'interprétation, de réflexion, le tout accompagné de plaisir, bien sûr, et c'est ce que je souhaite pour le casino. c'est aussi l'un des buts poursuivis par bert theis lorsqu'il a imaginé le domaine de marcel et joseph, et, dans strange paradises, notre prochaine exposition, un artiste-architecte a conçu un bar mobile. peut-être arriverons-nous à le faire fonctionner au delà de l'exposition.

 

 

en même temps, les chiffres de fréquentation le prouvent, le public afflue vers une exposition en grande partie historique, comme light pieces actuellement, qu'on imaginerait plutôt dans une structure typiquement muséale. est-ce que les quatre ans de travail de médiation ont habitué le public à l'art d'aujourd'hui dans toutes ses expressions ? comment 'démystifier' l'art contemporain sans se compromettre ? où vous situez-vous : du côté de l'artiste ou du côté du public? 

 

 

artiste-médiateur (donc institution, critique, collectionneur, galerie, etc.)-public forment une trilogie indissociable. sur le plan strictement artistique, c'est bien sûr du côté des artistes que nous nous plaçons. si leurs pratiques évoluent, mettant en question notre institution et sa façon de travailler, c'est à nous de nous adapter, pas de les exclure pour 'non conformité' à notre mode de fonctionnement ! être à l'écoute de 'l'art qui se fait' veut dire, pour moi, permettre à celui-ci de se développer dans les meilleures conditions possibles (qui sont, par ailleurs, très en deçà des conditions de travail dans bien d'autres secteurs). et si la proposition d'un artiste nous pose des problèmes apparemment insurmontables, c'est que nous devons réfléchir à comment nous transformer pour que cela devienne possible. certes, ce n'est pas facile et tout n'est pas toujours faisable, tout de suite. c'est vrai aussi que les artistes sont parfois impatients et ne comprennent pas qu'il faut un certain temps à une structure pour s'adapter, mais nous le tentons à chaque fois. 

je suis persuadé que ce n'est pas l'institution qui 'fait' l'art d'aujourd'hui, mais elle peut contribuer à lui faciliter la tâche, à ce qu'il se développe... mais pour cela, elle doit rester attentive aux changements parfois imperceptibles qui s'opèrent. ce qui est dramatique, c'est qu'une institution qui s'est figée ne soit plus à même de suivre le cours des choses, qui a lieu malgré elle. mais cela ne veut pas dire non plus qu'une institution flexible est forcément infaillible, loin de là : il faut simplement aussi savoir tirer des leçons des erreurs commises. 

le public ? c'est un vaste sujet. je ne sais pas si le public s'est 'habitué' à nos activités. tout ce que je peux dire, c'est que nous avons su constituer un noyau fidèle, vraiment intéressé à l'art d'aujourd'hui, et que, par ailleurs, le casino luxembourg est pour un public plus vaste un sujet de discussion, de réflexion, voire même un loisir 'culturel' appréciable, dont il serait maintenant difficile de se passer, même si on ne le fréquente pas régulièrement. l'exposition light pieces est un cas particulier : le thème, la fraîcheur des pièces, quelques grands noms, tout cela attire un public étonnement nombreux, mais l'important pour nous est aussi qu'il y ait des projets spécialement conçus pour l'occasion (kuball, lévêque, kubisch, karr, kühberger..) à découvrir... ce n'est pas tout à fait une expo de musée... in-between plutôt...   

ce que je ne m'explique pas, en revanche, c'est pourquoi tous ceux qui font partie de la scène artistique à luxembourg profitent si peu des occasions que nous offrons de participer aux débats et de rencontrer des artistes, des curateurs ou des théoriciens internationalement reconnus, lors de nos conférences par exemple (rien que les membres du CAL suffiraient à remplir nos salles.). partout ailleurs, ce sont eux qui constituent le gros du 'public fidèle', chez nous, ils sont quasiment absents. 

il est vrai aussi que nous n'avons pas encore réussi à créer un véritable réseau, une 'communauté' de personnes qui soutiennent activement l'art en train de se faire, comme c'est le cas en belgique par exemple. il y a, à mon avis, trop peu de collectionneurs qui achètent les oeuvres des jeunes artistes. on me dit souvent que ce que nous exposons est impossible à avoir chez soi pour un privé : j'essaye toujours d'expliquer que ce n'est pas vrai, que les collections privées d'art d'aujourd'hui existent bel et bien, avec des oeuvres de ce genre, même dans des appartements modestes. c'est un état d'esprit, une volonté de vivre avec son temps, d'essayer de le comprendre et de se confronter à lui. 

 

 

pour moi, le casino est pour ainsi dire un séismographe de l'art contemporain, un instrument qui non seulement mesure, mais enregistre également les mouvements de et dans l'art contemporain, qui les rende visibles de manière assez immédiate. pour cela, je trouve votre ouverture sur le monde - qu'est-ce qui la signifierait mieux que le beau néon all art has been contemporary de maurizio nannucci - représentative et essentielle. 

votre programmation toutefois ne se compose pas uniquement d'expositions thématiques ou de groupe comme un bel été, gare de l'est, faiseurs d'histoires, the 90's... ou, bien sûr, manifesta 2, mais aussi d'expositions monographiques - jacques charlier, jim shaw, hills snyder, simone decker, grazia toderi - et, surtout, d'expositions mettant en valeur une collection privée, qui ne se situent pas toujours dans la lignée esthétique et dans l'immédiateté du reste de la programmation. est-ce une contrainte de gestion - les collections marchent assez bien auprès du public - ou pourquoi cette hybridation ? 

 

 

le problème est que nous ne pouvons pas tout montrer, je veux dire, même pas tout ce qui nous intéresserait de montrer : dès que nous nous décidons pour un projet, cela exclut tous les autres projets possibles au même moment. je ressens beaucoup la responsabilité de ces choix, car finalement, je sais qu'à moyen terme, c'est sur la pertinence de ces choix que nous serons jugés. je pense donc que nous ne pouvons offrir qu'une vision particulière de l'art contemporain, non pas 'l'art contemporain' en tant que tel.

c'est aussi la raison pour laquelle il est pour moi indispensable qu'il y ait, simultanément, d'autres propositions que celles que nous faisons. chez nous, déjà, lorsque c'est possible, pour montrer qu'il n'y a pas qu'une seule 'vérité' à un moment donné en matière de création, nous 'fragmentons' l'édifice, comme par exemple pour la série inviter de michel assenmaker, ou lorsque nous avons montré simone decker avec hills snyder et john armleder, suzanne walder avec la collection lambert, ou prochainement, sam samore et entre femmes. mais le rôle des galeries, des initiatives individuelles et celles des banques - les expositions de photographies à la spuerkeess par exemple - est également essentiel dans ce contexte : je ne prèche pas pour un rôle monopolistique du casino en matière d'art actuel, bien au contraire ! 

alors, oui, c'est vrai qu'une 'vision' n'est pas totalement abstraite non plus, coupée du monde, elle se fonde sur des connaissances, une pratique, une expérience aussi. et contrairement à un musée, qui a ses collections propres et qui peut donc fonctionner sur un autre rythme, un centre d'art est un peu obligé (quoique, parfois, je me demande...) de proposer une nouvelle exposition à peu près tous les deux mois, et de plus, il faut 'composer' un programme qui ne soit pas monotone, c'est-à-dire varié, en alternant avec des expos de groupe et individuelles... et après une proposition qui nous semble très ardue, revenir sur quelque chose de plus accessible, même si je me méfie énormément des jugements préalables - le public réagit souvent de manière imprévisible, voire même contraire à nos attentes (je te jure : nous ne nous attendions pas à ce succès pour light pieces !). ce sont tous ces paramètres qui entrent en jeu pour déterminer un programme, et puis, je revendique aussi mon intérêt pour le dialogue entre l'art d'aujourd'hui et celui qui est déjà inscrit dans l'histoire !

 

 

est-ce que tu crois que les rôles, les missions seront clarifiés d'ici 2002, à l'arrivée, respectivement au retour des deux autres musées d'art (pei et national) ? comment imaginez-vous fonctionner avec marie-claude beaud par exemple, qui défend une approche et une esthétique résolument contemporaines ?

 

 

l'important pour moi est moins de clarifier les missions que de rester en mesure de faire les bons choix au bon moment. je ne sais pas quelle sera la position du musée national, mais je pense qu'il aura un grand rôle à jouer en matière d'art ancien et moderne, au moins jusque dans les années cinquante. mais le contexte change constamment, et le temps est révolu où une institution restait immuable des décennies durant. avec son approche très contemporaine, qui est non seulement la plus réaliste, mais aussi la plus intelligente, marie-claude a déjà transformé le point de vue que nous avions sur le musée d'art moderne. elle nous force à ne pas nous reposer sur nos (maigres) lauriers... c'est la meilleure chose qui puisse nous arriver !

 

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