L’exposition à la Bibliothèque nationale de France devait fermer ses portes dimanche dernier, il faut espérer, une fois le confinement terminé, qu’elle se poursuivra, car elle n’a guère été accessible fin 2020 et début 2021. Il n’y a que le catalogue, très bien fait, textes de grande érudition, illustrations adéquates, pour plonger dans ce que le titre disait L’invention du surréalisme, il y a cent ans, on ajoutera volontiers qu’il s’agissait de suite de son âge d’or. Après, ce seront très vite les dissensions, ruptures, exclusions, et l’art aura d’autres chats à fouetter, l’engagement éloignera pour les uns carrément de France, pour les autres ramènera à une poésie plus traditionnelle, du moins de forme.
Cent ans après, les salles d’exposition sont fermées, les salles de vente, elles, ouvertes. Et le surréalisme fait bien les affaires, en témoigne Christie’s et sa vente aux enchères de la collection Treillard, du nom de l’assistant de Man Ray (malgré la contestation du Man Ray Trust). Un peu moins de deux cents lots, vendus en totalité, pour un montant de 5,9 millions d’euros (face à une estimation de 2,5). Pour rester dans les chiffres, mais ça fera retourner à notre exposition, cent ans en arrière, et plus : le ministère français de la culture a fait un appel aux dons, en premier au mécénat d’entreprise pour réunir 900 000 euros pour un ensemble de manuscrits autographes de Breton, dont les deux Manifestes, de 1924 et 1929, mais il faudra recueillir beaucoup plus, 4,55 millions, pour un rouleau de papier qui date de 1785, des feuillets collés entre eux, une écriture très serrée, une œuvre on ne peut plus sulfureuse, d’un prisonnier de la Bastille, Les 120 Journées de Sodome, de Sade, où les surréalistes voyaient comme un précurseur, se l’appropriaient, Breton le disant surréaliste dans le sadisme.
Le vingtième siècle, ce fut l’horreur après le Belle Époque. Et le massacre amena des jeunes gens à tout mettre en cause, tout ce qui se rapportait tant soit peu à un ordre, quel qu’il fût. Étrangement, c’est d’un pays réputé sage, assis, des bords du lac de Zurich que la bourrasque vint, que l’esprit Dada allait balayer l’Europe sur ses ruines. Il fit table rase, et là-dessus, les surréalistes s’employèrent à faire du nouveau, Freud et Rimbaud étaient leurs points de repère.
L’exposition à la BnF comporte (le catalogue autant de chapitres) quatre sections. Et les trois qui suivent celle qui prélude à l’invention du surréalisme, se raccrochent chacune plus particulièrement à un ouvrage d’André Breton, marquant les étapes d’une décennie, pour un courant littéraire allant très vite toucher d’autres disciplines.
Premier ouvrage, les Champs magnétiques, conjointement de Breton et de Philippe Soupault, nous sommes en 1920, l’heure est à la création collective, c’est le vin nouveau que boira le cadavre exquis, à l’automatisme, au rêve, « faites entrer l’infini », demande Aragon. Des limites étaient par terre, il fallait voir ailleurs, on verra qu’il existait des risques.
Le monde se trouvant sens dessous dessus, il sembla temps de le réorganiser. Établir et dire très haut, très fort, les fondements de la conquête entreprise, de la quête engagée dans les « battements d’ailes de l’espoir immense ». Et comme on voulait être un mouvement, cela se fit dans deux Manifestes, on les lit aujourd’hui en étant toujours soulevés par leur enthousiasme, tout en y devinant, après coup, ce qui devait conduire aux pires querelles, personnelles, plus largement politiques, plus profondément éthiques.
C’est sans doute le troisième ouvrage qui est à l’apogée du surréalisme, paradoxalement dans ce genre romanesque (ou faut-il dans le langage d’aujourd’hui parler d’auto-fiction) honni par les surréalistes, Nadja évidemment, la rencontre de Breton et d’une femme, de son vrai nom Léona Delcourt, qui dira d’elle-même être « l’âme errante ». La conduite de Breton l’a-t-elle encouragée dans son errance, il ne l’a pas retenu dans sa folie, agrandi peut-être la faille avec le réel. Plus tard, dans la version du roman de 1963, Breton écartera leur nuit d’amour, Mandiargues lui en a voulu, deux ou trois ans après la mort de Breton, il regrettait face à son interlocuteur le fait d’avoir fait perdre à Nadja « son espèce charnelle », la réduisant à une sorte de spectre. Comme si Breton lui-même avait été pris de regrets, ou voulait conjurer un accès de culpabilité, Nadja est morte à l’asile en 1941, d’une guerre à l’autre, il relate aussi en 1963 leur course en voiture, le pied de la femme sur l’accélérateur, ses mains sur les yeux du chauffeur. « Quelle épreuve pour l’amour, en effet. Inutile d’ajouter que je n’accédais pas à ce désir. » Pour Nadja, celui « que nous n’existassions plus, sans doute à jamais, que l’un pour l’autre… ».