Interrogé par le Lëtzebuerger Land sur les liens entre la littérature et l’engagement politique à l’occasion de la parution de son précédent recueil en 2016, Giulio Enrico Pisani répondait avec une modestie caractéristique, qu’il se voyait un peu comme un « pétard explosant à une certaine hauteur dans la grisaille du ciel bourgeois, [qui peut] faire illusion un instant, mais rien à voir avec les grands, les vrais, les Hikmet, Garcia-Lorca et autres Neruda, qui payèrent leur engagement de leur personne! » (d’Land 13.01.2017).
Or, c’est bien connu, les poètes sont parfois un peu économes de la vérité. Pisani ne fait pas exception à la règle. Tout au contraire, son nouveau recueil Mes nuits sont plus folles que vos jours, qui vient de paraître dans la collection Graphiti aux Éditions Phi, prouve, une fois encore, qu’il est bien plus qu’une illusion. À nouveau, il entraîne ses lecteurs dans une balade littéraire au-delà de toutes les frontières imaginables, à Rome, plus présente que jamais, mais aussi à Göttingen, Bruxelles et en bien d’autres villes. À l’ère du confinement et des gardes-frontières armés jusqu’aux dents, la poésie de Pisani se veut être une invitation au voyage. Un refus du status quo. Et malgré la pandémie, il nous invite à « vivre le ciel bleu, les oiseaux qui pépient », mais surtout à ne pas oublier « ceux qui meurent de mille causes, dont plus personne ne parle» (Covid-19). Il franchit les frontières linguistiques et culturelles et donne une nouvelle vie à l’art de la mou’aradha, ce genre poétique qui épouse étroitement la rime et le mètre des vers dont le poète, ou la poétesse, s’inspire. Il est vrai que la littérature arabe est une des passions de Pisani qui se veut résolument méditerranéen. La mou’aradha est un genre qui lui sied bien, lui qui manie l’intertextualité comme d’autres les bâtons de dynamite, histoire de tout faire sauter, et de créer ainsi un monde nouveau, réagencé, où peuvent avoir lieu des rencontres inattendues.
Ainsi, au détour de ses vers se croisent Jacques Brel et Louis Aragon. Plus loin, c’est Tchaïkovski qui leur fait signe de la main. Ailleurs, le poète japonais Kikakou salue la chanteuse Barbara, mais, parmi tous ses compagnons de route, c’est peut-être bien Pablo Neruda qui se révèle être l’âme sœur de Pisani. Neruda dont la Chanson désespérée semble le mieux exprimer la profonde douleur du poète : « Quatre premiers vers d’Une chanson désespérée/ écrite par Pablo Neruda bien avant qu’Elle ne meure/ Un siècle avant ! Et comment pouvait-il le savoir ?/ Puis l’entraîner hors de la grotte où j’aspire ma noyade/ au fond de ce gouffre, où tout en moi n’est que naufrage ? » (Quatre vers de Pablo Neruda dans une mou’aradha latina).
Ainsi donc ce nouveau recueil est un pays imaginaire, un carrefour où se rencontrent ceux qui de leur vivant ne se sont jamais vus. Et pourtant, malgré la ribambelle de grands noms de la poésie et des arts, c’est avant tout une absence qui marque cette collection. L’absence de la bien-aimée. Comme dans son recueil précédent, Claudine, écrit durant les difficiles semaines et mois qui suivirent le décès de son épouse – un livre qu’il décrit comme un « cri de douleur, de colère égocentrique, [une] éruption en vers d’une souffrance qu’aucun vers n’exprime » – dans ce nouvel opus, aussi, l’absence de l’être aimé peut être ressentie à chaque page. Mais pas seulement son absence. Car si elle n’est pas là, son souvenir, lui, est bien présent. Comme l’écrit le poète: « Tu te trouves partout autour de moi. » Mais la souffrance n’en est pas moindre, car « la musique de ton rire, la lumière de ton regard, la saveur de tes lèvres, la douceur de ta peau échappent à mes sens vieillissants. » Ces lignes sont tirées d’un poème en prose Ma deuxième réponse. La pratique du poème en prose -et il y en a d’autres dans ce recueil – n’est pas étonnante dans une collection qui efface les frontières, ou plutôt qui les brouille. Dans un univers poétique où se fondent le présent et le passé, les langues et les cultures ainsi que les vivants et les morts, il est normal qu’un genre littéraire où la prose devient poésie soit bien présent. Dans ce refus des limites, des définitions bien carrées, se révèle un poète qui malgré la douleur n’a rien perdu de sa verve révolutionnaire et de son désir d’aimer : « C’est comme, en passant, d’une passante le sourire,/ anonyme et fugace : un zeste de plaisir ! » (Éphémère). Rien de tel que la révolution et le désir pour dynamiter la douleur.