L’outil interactif « Report-it » de la Ville de Luxembourg est une mine de renseignements sur le mal-être urbain
et le désir de participation citoyenne dans la capitale

« Signalez un incident »

d'Lëtzebuerger Land du 02.12.2022

« Mais pourquoi n’avez-vous pas eu plus systématiquement recours au capital civil que recèle cette ville ? » Cette question, je l’ai souvent posée, en public et en privé, à des élus communaux de la Ville de Luxembourg quand il était question des gros soucis qui génèrent mal-être urbain et colère sociétale : concurrence entre types de mobilité et entre différents types d’occupation de l’espace public, cherté et pénurie des logements, sécurité routière et sécurité tout court, et bien d’autres phénomènes qui déclenchent le « Dichtestress » dans une capitale en surchauffe.

Il n’y a pas de définition courante de la notion de « capital civil » mise en avant ici. Mais elle est utile pour saisir une ressource collective qui existe dans toute population. Y entrent le capital social des individus, leurs multiples qualifications formelles et informelles, leurs réseaux, leur disponibilité pour la collectivité en tant que citoyens et leur identification avec cette communauté dont ils se sont appropriés les avantages mais aussi les problématiques qui entravent le développement de celle-ci et donc leur épanouissement personnel. Cette ressource collective se révèle dans les réunions publiques, autour des stands des partis politiques, dans les lettres de lecteurs, les réseaux sociaux et, puisqu’il est question de la Ville de Luxembourg, dans les outils de participation que celle-ci a elle-même mis en place.

La page « Report-it » est un de ces outils. Figurant sous la rubrique « Participez, vous aussi » sur le site vdl.lu, cette plate-forme, facile à manier, se définit ainsi : « Signalez-nous les éléments dans l’espace public qu’il faut réparer, échanger ou améliorer. Ainsi, les services compétents recevront une notification et pourront se charger du problème et vous serez tenu au courant de l’avancement du dossier. » Dès que le citoyen commence à rédiger le point qu’il veut rapporter, s’ouvre une carte où il peut le situer. La carte est parsemée d’étiquettes qui renvoient à d’autres éléments signalés que le passage du curseur ouvre dans une boîte-texte.

La page « Report-it » existe depuis novembre 2012. Elle a été créée il y a dix ans, lorsque Xavier Bettel dirigeait la capitale avec les Verts. On ne peut pas dire qu’elle soit particulièrement visible ni populaire, mais elle est très parlante. Dommage, s’est dit l’association Zug.lu, le Center for Urban Justice qui milite « pour l’équité dans l’espace urbain, la transparence des administrations et un dialogue ouvert ». Elle a donc décidé en juin 2021 de créer un compte bot sur Twitter qui publie au jour le jour les messages (rendus anonymes) des citoyens à l’administration tout comme la réponse de celle-ci. « Report-it » sur Twitter compte actuellement à peine 300 abonné(e)s. Mais le compte a contribué à rendre plus visible la page interactive. La Ville, contre laquelle Zug.lu est en procès sur la question des passages de piétons jugés illégaux, n’a pas encore réagi à ce détournement d’informations qui, il faut l’admettre, ne la dessert pas, vu la bonne réactivité documentée de son administration lorsque celle-ci s’estime compétente.

Le corpus des plus ou moins 400 tweets des derniers quatre mois, les seuls encore disponibles sur le compte bot « Report-it », permet d’approcher concrètement ce que la ressource « capital civil » peut signifier. L’outil est utilisé tant par les Luxembourgeois que par les résidents étrangers. Plus de la moitié des messages sont rédigés en français, un cinquième en luxembourgeois, plus de quinze pour cent en anglais et plus de douze pour cent en allemand. Il n’est pas une Bocca di Leone qui recueillaient de viles dénonciations des Vénitiens, même si quelques très rares messages suintent le préjugé social. « Report-it » n’est pas non plus utilisé pour des campagnes qui ne disent pas leur nom. Par leur style et la langue utilisée, les messages indiquent une grande variété d’auteurs.

Les sujets qui préoccupent avant tout sont les aménagements de carrefours, de feux rouges, avec une foule de suggestions bienveillantes. Suivent les multiples dangers sur la voie publique, qui fournissent la matière à plus d’un quart des posts. Viennent ensuite les très variées entraves à la mobilité douce, sur les trottoirs avant tout, y compris par les terrasses de restaurants et les panneaux publicitaires. Les dégâts aux infrastructures – arrêts de bus, bâtiments, places de jeux – et les actes de vandalisme contre les biens publics sont souvent rapportés. Les pannes de l’éclairage public, les signalements de pollution lumineuse, le souci des économies d’énergies dans les bâtiments publics, l’hygiène publique et des restaurants sont des sujets récurrents. L’acharnement contre les Vel’oh jetés dans les fossés, les rivières ou des talus est abondamment documenté. La pauvreté est en général décrite en des termes d’un réalisme non filtré. La toxicomanie et la violence jusqu’à l’évocation d’armes à feu dans des altercations émergent aussi dans les posts. On découvre une géographie nouvelle, plus cachée et périphérique, de ces phénomènes. Le bruit apparaît moins souvent, ce sujet étant avant tout une affaire de police, sauf quand ce sont des autorisations de la Ville qui sont à l’origine du problème, comme les fêtes estivales dans l’Arena dans le parc à côté de la Coque, ou les grill-parties au Kaltreis, où les voitures pénètrent le parc à grand renfort de haut-parleurs montés à fond. Et puis il y a les heurts avec le monde animal sauvage en ville, subi comme une intrusion dérangeante, les chats errants et leur progéniture, les vols d’étourneaux et les cadavres d’animaux en décomposition, les espèces exogènes invasives, le besoin d’ombre en temps de canicule et la préoccupation pour l’état des arbres, des parcs et de la flore publique dans un contexte de crise climatique.

Les VO de ces messages parlent un langage clair. Nous sommes, loin de la rumeur citadine, au centre d’une polyphonie citoyenne dont la mélodie détonne sur les propos plus ampoulés des lettres de lecteurs. Une raison pour les citer plus amplement. Un tel s’adresse à l’administration sur l’aménagement de la Place de Paris: « I don’t understand why last year you said there would be more benches on Place de Paris, and now you simply say without explanation that this is not the case. What has changed? I respectfully request that you are transparent with citizens’ questions. You also did not reply to my question whether the City of Luxembourg has a real strategy to keep the city a livable space with regards to the climate crisis. » La Ville répond : « The jobsite of Place the Paris is finished. There will be no changes. » Tout y est : un désir d’infrastructures adéquates, de transparence, une préoccupation non-feinte face aux conséquences du changement climatique, une réponse emblématique de l’administration, prise en défaut.

Dans ce même contexte climatique, ce message laconique, presqu’un haïku, est un des plus touchants : «Un jeune tilleul en manque d’eau.» La canicule tenant la ville entre ses griffes, un(e) citoyen(ne) se plaint que la Ville n’a pas prévu suffisamment de parasols à la « plage » de la Place du Théâtre : « Wann dir bei deser Hëtzt (déi elo scho Wochen unhällt) mëttes dohinner gidd, wäert dir gesinn, dass déi grouss Majoritéit vu Leit am Schied welle setzen, a sech zum Deel suguer mat de Still ënnert d’Beem an d’Begréngung setzen, well net genuch Parasolen do sinn. Vun de Kanner, déi onméiglech an der Sonn kënne spillen, natierlech net ze schwätzen. » La chaleur écrasante de l’été dans l’espace urbain perce clairement comme un nouveau danger alors que la Ville n’a guère montré sa volonté d’intensifier le verdissement des zones urbaines exposées.

L’hygiène publique comme exigence et les SDF comme réalité ne font pas toujours bon ménage. Les posts de « Report-it » ont des manières très contrastées de parler de ce conflit. Dans un langage direct et exaspéré, mais aussi xénophobe sur la tangente, on lit : « Le square Cour du Couvent (…) continue à être occupée jour et nuit par un groupe d’alcooliques et toxicomanes, la plupart parlant russe entre eux. Hormis les déchets, urines et excréments, le bruit journalier continue la nuit, même après le passage de la police et bien après minuit. (…) De plus, ces gens nous lancent des cris et des insultes et ils pissent sur les murs de notre propriété. Nous espérons une intervention d’urgence de la VdL, notamment rapidement enlever les bancs et interdire la consommation d’alcool et de drogues. » À la fin, la colère l’emporte et l’exigence de mesures qui desservent jusqu’aux riverains eux-mêmes.

Et puis il y a cette toute autre musique : « Am Bushaischen op der Place de France wunnt en obdachlosen Här. Hien ass ganz uerdentlech a raumt seng Saachen emmer schéin op. Hie belästegt och menges Wëssens keen, mee hie benotzt di Grengfläch hannert dem Bushaischen als Toilette. Leit – zu deenen ech och geheieren – a Kanner, di op den Bus waarden, mussen dat heinsdo materliewen. De Geroch as haarsträubend an dëst stellt en seriösen hygienesche Problem duer. (…) Ech wir dankbar, wann do eng Solutioun fonnt kéinnt gin, déi souwuel deem Här seng Rechter, wei och d’Gesondheet vun den Usageren vum Bus arrêt geing schützen. » Dans ce message il y a un ange qui passe. Dans un autre, c’est l’effroi, pas forcément celui du riche, mais du bien-portant, devant le pauvre Lazare dont il ne détourne pourtant pas son regard : « Homeless man : There was a half naked man (homeless) with his legs covered with some kind of infection. He entered the bus Nr 16 at 8:26 (Kesseler bus stop) direction city center. » La Ville n’est pas directement compétente, mais ce concitoyen qui s’exprime en anglais ne pouvait garder pour lui cette apparition particulièrement perturbante, condensé de l’omniprésence dans la capitale d’une pauvreté criante.

L’hygiène publique souffre aussi des effets de l’abondance. Les plaintes se sont multipliées contre les restaurants qui empilent les déchets dans l’espace public même quand il n’y a pas de collecte. C’est perçu par le passant comme une agression spatiale et olfactive. Les posts parlent d’« incivilités », de « comportement (…) vraiment inacceptable », nommant autant des petits restaurants de quartier que des établissements très en vue.

Depuis l’été 2021, pour soutenir le secteur Horeca et permettre aux gens de sortir malgré la pandémie, la Ville a encouragé l’établissement de nouvelles terrasses sur les trottoirs. Conçues pour éviter que les clients des cafés et restaurants ne se retrouvent trop nombreux à l’intérieur de locaux fermés, elle n’a guère songé aux piétons et aux riverains. Ce que le visiteur de passage dans un quartier peut trouver sympathique et libératoire, crée aussi de nouveaux problèmes. Sur « Report-it », on peut lire des plaintes venant d’un peu partout sur les abus que cette mesure a entraînés. Par exemple : « Ce bar occupe beaucoup de place et ne laisse qu’un passage étroit impossible pour les poussettes et fauteuils roulants, ou personnes âgées ou blessées avec des cannes. Cela fait des mois qu’ils ajoutent des tables et fauteuils autour desquels il faut zigzaguer. » Ou bien : « Le bar à côté de nous (…) a installé de nouveaux meubles qui bloquent le trottoir et encouragent les comportements antisociaux – y compris plus de clients buvant dans la rue tard le soir, criant souvent et se battant parfois tard dans la nuit. »

Au Limpertsberg, la lutte pour un partage équitable de la voie publique entre piétons, cyclistes et engins motorisés défraie la chronique depuis belle lurette, notamment avenue Pasteur. La Schueberfouer n’a fait qu’envenimer les choses. C’est d’ailleurs dans ce beau quartier que l’on peut lire les seules réactions qui prennent un tour politique. « Äre Mobilitéitsschäffe, Patrick Goldschmidt, huet virun net all ze laanger Zäit héich an helleg versprach, de Vëloswee ronderëm de Glacis géif wärend der Fouerzäit net blockéiert ginn », écrit, dépité, un citoyen. Et concernant l’avenue Pasteur, on lit ceci : « Quasi quotidiennement, la piste cyclable est bloquée par des voitures ou des camionnettes. (…) Le collège échevinal a malheureusement manqué le moment de créer un vrai espace convivial, où les terrasses des cafés et restaurants, les piétons et les cyclistes (ainsi que les arbres) peuvent co-exister de manière équitable. (…) Un vrai désastre, qui se payera cash aux prochaines élections... » Bref, « Report-it » devrait être une lecture quotidienne pour tous les candidats aux élections municipales. Pas tellement à cause des rares menaces de vote-sanction, mais par ce qu’il révèle sur la vie quotidienne et sur le capital civil de ces habitants de la Ville qui, entre le mal-être urbain et un vrai désir de participation, la considèrent comme la leur et s’expriment pour qu’elle soit « réparée ».

Victor Weitzel
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