Édito

La Capital

d'Lëtzebuerger Land du 25.11.2022

En se promenant à travers la Ville-Haute, on peut être saisi par un sentiment de dépossession. Avec son hyper-concentration de Chanel et de Gucci, de Louis Vuitton et de Hermès, d’Omega et de Blancpain, la capitale ressemble de manière de plus en plus caricaturale à un paradis fiscal. Cette impression, on pourrait la minorer comme de la simple nostalgie, celle du monde englouti de la quincaillerie Neuberg, de la mercerie Marx et de la maison Lassner, servant les besoins quotidiens des citadins. Mais les boutiques de luxe du centre-ville ne sont ni de simples appendices de holdings, auxquelles elles confèrent un vernis de substance, ni une offre destinée aux seuls touristes. Le distributeur de Rolex et de Patek, Robert Goeres, estime que 90 pour cent de sa clientèle serait « locale », les touristes ne constitueraient que « la cerise sur le gâteau ». Si la richesse ostentatoire peut provoquer un malaise, c’est qu’elle contredit le récit classique du Luxembourg comme nation (relativement) égalitaire, comme une grande communauté de classe moyenne. Or, les revenus du patrimoine restent largement inconnus au pays du secret bancaire (pour résidents), et trente ans de rente offshore redistribuée par le vecteur immobilier ont créé de nouvelles fortunes. Les queues qui se formaient lors du déconfinement rue Philippe II en ont fourni un indice. Plus les Luxembourgeois exhibent leur prospérité, plus la présence des marginaux semble les répugner. Les appels à bannir les mendiants et toxicomanes du centre-ville, réitérés ce jeudi par le CSV, témoignent de cette lutte des classes.

Alors que ses camarades CSV Mosar et Gloden lancent leur énième campagne « law and order », Serge Wilmes, sert l’électorat du Bildungsbürgertum. L’échevin au commerce explique que, suite à un appel à candidatures en juin, la commune offrira un safe haven à la Librairie Alinéa. Au printemps 2023, cette institution culturelle déménagera vis-à-vis du Café Vis-à-vis, dans un local beau, propre et bon marché, qui appartient à la Ville de Luxembourg. La surface de la librairie passera de 300 à cent mètres carrés, ce qui arrange Ava et Elmira Najafi. Les deux propriétaires du magasin disent vouloir continuer à diminuer le stock de livres (accumulé par leur prédécesseur, Edmond Donnersbach), tout en promettant que le déménagement ne sera accompagné d’aucun licenciement. « Il y a toujours une place en ville pour une librairie comme la nôtre », estime Ava Najafi. Puis d’ajouter : « Bien que, pour être tout à fait honnête, je ne sais pas pour combien de temps encore. Même dans mon entourage direct, de nombreuses personnes achètent sur Amazon. »

Les édiles locaux disposent finalement de peu de leviers pour influencer le paysage commercial. Tout comme Ettelbruck, Dudelange et Esch, la capitale veut « redynamiser » son centre-ville par des magasins éphémères. Le plus souvent, elle joue les intermédiaires immobiliers. La commune loue au propriétaire, puis sous-loue à des commerçants éprouvés ou à des néophytes voulant tester un « concept » (sans prendre trop de risques financiers). Serge Wilmes estime que la Ville payerait en moyenne 5 000 euros de loyer mensuel aux propriétaires privés, soit bien en-dessous du prix de marché. À une exception près, la quarantaine de commerçants qui, au fil des trois dernières années, ont occupé les « pop-ups », auraient tous été des newcomers, et ont donc pu bénéficier du loyer préférentiel de la commune, soit 650 euros. (En 2022, la politique des pop-ups devrait coûter quelque 225 000 euros à la Ville.)

Au-début de la pandémie, alors qu’une trentaine de cellules commerciales se retrouvaient vacantes, les propriétaires commençaient à réaliser que les loyers mirobolants atteints dans la précédente décennie appartenaient au passé. Craignant une dévalorisation durable de leurs propriétés, voire une dégradation en friche commerciale, ils consentirent à baisser leurs loyers de vingt à trente pour cent. Le taux de vacance chuta, les magasins retrouvèrent des locataires. Mais le commerce au centre-ville reste fragile. L’inflation est de retour et une récession se profile. (En ce sens, les syndicats sont les meilleurs alliés des commerçants, dont ils défendent le pouvoir d’achat des clients.) En parallèle, la commune a dû augmenter la cadence des bus partant vers la Cloche d’Or, devenue la Belle Étoile des ados.

Bernard Thomas
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