Viviane Fattorelli n’a pas beaucoup dormi cette nuit. La maire d’Audun-le-Tiche, par ailleurs professeure de français au Schengen Lycée, a dû, le bac oblige, corriger des copies jusqu’à 1 heure du matin. Pas facile de jongler entre ces deux postes, bien que ses heures de cours aient été rassemblées pour lui permettre d’assurer, en même temps, la direction de la ville frontalière d’un peu plus de 7 000 habitants. « Je ne compte pas mes heures ici. Cela ne laisse pas beaucoup de place pour la vie de famille, mais bon… » Il reste à la bourgmestre les vacances pour se ressourcer.
Née à Esch-sur-Alzette en 1965, Viviane Fattorelli a grandi à Audun-le-Tiche, sans cesser les allers-retours de part et d’autre de la frontière pour retourner dans sa ville natale où vivait la famille de sa mère. Celle-ci a dû, selon la loi sur l’indigénat alors en vigueur, abandonner sa nationalité luxembourgeoise au moment de se marier avec un étranger. Italien et mineur de fond de quatorze à 48 ans, le père a laissé sa lampe à sa fille. Elle la garde encore dans son bureau. Sa mère, elle, a travaillé à la Commission européenne en tant que secrétaire, après être longtemps restée à la maison pour s’occuper de Viviane et de sa sœur. La maire raconte avoir grandi « dans la marmite du parti communiste ». À neuf ans, elle s’est ainsi rendue à Paris avec ses parents pour manifester contre le plan Davignon et le démantèlement de la sidérurgie lorraine. Elle suivait le collectif, que ce soit pour les Premiers mai ou les fêtes du parti communiste.
Un parti auquel elle n’est cependant pas rattachée aujourd’hui, notamment après avoir constaté durant ses études à Berlin Est « des réalités qui ne correspondaient pas » à ce qu’on lui avait raconté lors de sa jeunesse d’activiste. Si l’étudiante d’alors prend conscience de la dictature qu’était la RDA, elle relève aussi les choses positives du régime communiste. « Au moment de la réunification, on a jeté le bébé avec l’eau du bain », maintient-elle. La bourgmestre a étudié deux ans à Metz et un an à Liverpool, une autre cité minière, avant cette année en Allemagne où elle a obtenu sa maîtrise de langues étrangères appliquées. Viviane Fattorelli, qui avait décidément la bougeotte, s’envole pour un an aux États-Unis, en Géorgie, où elle enseigne le français. De retour en Lorraine, elle déchante. « Du travail qui nécessitait de parler plusieurs langues on en trouvait facilement, mais c’était toujours cantonné plus ou moins à du secrétariat ou de la saisie d’ordres de bourse ». Pas vraiment convaincue, Viviane Fattorelli s’inscrit à l’Institut de traducteur et d’interprète de Strasbourg où elle passe un diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) afin de devenir traductrice. Par le biais de la traduction, elle entre dans le monde de la finance luxembourgeoise.
Après une dizaine d’années à travailler pour une société d’informatique bancaire, celle qui avait mijoté dans le parti communiste est embauchée dans la plus grande banque de gestion de fortune dans le monde : UBS. Bien qu’elle trouve son travail intéressant et ses collègues sympas, la crise des subprimes va révéler la cruelle réalité de l’entreprise. « On est en 2007 et on nous dit: ‘Il n’y a pas d’inquiétude à avoir, c’est le marché hypothécaire américain, ça n’aura pas d’impact ici’ et, en fait, on a été touchés de plein fouet ». L’ambiance se tend. Une série de plans sociaux tombent rapidement. Il fallait rationaliser les équipes, il fallait fusionner. Dix pour cent du personnel reste sur le carreau. « À l’époque c’était quand même 90 personnes » précise Viviane Fattorelli. À la fin de l’année suivante, la banque distribue deux milliards de bonus. S’en est trop pour l’ancienne militante : « C’est juste pas… éthique quoi ». Soucieuse de respecter les clauses de confidentialité toujours en vigueur, elle n’en dit pas plus sur cette période de sa vie.
Suite à son refus de travailler pour un tel système, elle se décide à passer les épreuves préliminaires de langues et le concours d’État de la fonction publique au Ministère de l’Éducation: « Ça a été un virage à 360 degrés et je ne le regrette pas. Je regrette seulement de ne pas l’avoir fait plus tôt ». Après avoir été enseignante stagiaire au Lycée de garçons à Esch puis au Lycée Nic-Biever à Dudelange, l’ex-employée de banque passe une formation pédagogique et est nommée en 2012 à Perl, au Schengen Lycée. « Déstabilisant », c’est ainsi qu’elle définit le système luxembourgeois, dans lequel les enfants sont longtemps confrontés à l’allemand avant de basculer en français, en désarçonnant plusieurs au passage. Deux ans plus tard, en 2014, Viviane Fattorelli, alors réinstallée en France, devient conseillère d’opposition face au parti socialiste de Lucien Piovano. Un engagement politique mais surtout un engagement « de terrain » selon elle. « On a constaté qu’il y avait des choses qui ne fonctionnaient pas ». Elle et sa petite équipe, se déclarant « Divers gauche » à la préfecture, s’engagent alors sur un projet citoyen et signent tous une charte avec des valeurs qui, par exemple, excluaient de fait les personnes qui pouvaient venir du Front national. Le 15 mars 2020, sa liste « Audun Autrement » remporte 41,5 pour cent des voix aux élections municipales d’Audun-le-Tiche, se plaçant devant les deux autres partis en lice. Le confinement est annoncé deux jours après. Le deuxième tour a lieu en juin et les deux autres listes fusionnent dans l’espoir d’additionner leur nombre de voix respectif… sans succès. Viviane Fattorelli est élue avec 61 pour cent des suffrages.
Malgré la parité imposée au sein des conseils municipaux, les maires sont encore très majoritairement des hommes : 18,8 pour cent en France et sept pour cent seulement en Moselle sont des femmes. Une sous-représentation qui s’expliquerait par le « poids des stéréotypes et des traditions » selon la bourgmestre. « Les femmes aujourd’hui portent encore le poids de l’éducation des enfants, doivent s’occuper du ménage… et c’est compliqué de s’investir quand on a des enfants en bas âge ». Heureusement pour la première maire d’Audun-le-Tiche, ses deux garçons sont maintenant âgés de 21 et 27 ans.
80 pour cent des actifs de la commune travaillent au Luxembourg, les vingt pour cent restants dans les commerces et services d’Audun-le-Tiche ou à Metz et Thionville. Deux flux de personnes convergent à Audun : celui des Français désireux de se rapprocher de la frontière luxembourgeoise et celui des Luxembourgeois désireux de payer un loyer plus supportable. La petite ville connaît ainsi une augmentation importante de sa population. Plusieurs problèmes se posent alors, celui de la mobilité en tête. Viviane Fattorelli reconnaît que « les choses évoluent » mais « pas assez du côté français ». Opposés à ce que Audun-le-Tiche soit intégré à la Communauté d’agglomération de Portes de France-Thionville en 2018, la maire et son équipe soutiennent que « si on a une opportunité c’est Esch, c’est pas Thionville ». Elle appelle à « vraiment construire un espace transfrontalier en gommant la frontière ». Mais les communes comme la sienne sont bien pauvres face au Luxembourg, avec qui il faudrait, selon elle, « s’harmoniser ». « On est pas en capacité de porter, d’une part, les infrastructures et, d’autre part, d’apporter des services à une population qui est quand même plus exigeante, du fait d’un niveau de vie plus élevé que la moyenne nationale ». Vient ensuite le problème économique: comment tisser une économie qui soit bénéfique pour les deux côtés de la frontière ? La question de la fiscalité est inévitable… mais doit se régler entre Paris et le gouvernement luxembourgeois. Enfin, il y a toujours un « appel d’air sur le marché de l’emploi au Luxembourg » et trouver un médecin ou un électricien du côté français de la frontière est devenu difficile.
Si le dynamisme frontalier opère depuis plusieurs dizaines décennies à Audun-le-Tiche, la population de la petite commune a bien changé depuis que certains anciens résidents du Luxembourg – des Portugais, mais pas seulement – sont venus s’y installer. La mairie a pour projet de cartographier sa ville, à travers des micros-trottoirs, pour rendre compte de ce changement récent. Les habitants d’Audun-le-Tiche ont cependant toujours eu des origines étrangères plus ou moins lointaines et la richesse du territoire est basée sur l’immigration. Aussi, Viviane Fattorelli n’arrive pas à concevoir que, aujourd’hui, certains travailleurs frontaliers votent pour le Rassemblement National (arrivé en troisième position aux présidentielles derrière Mélenchon et Macron dans la petite ville frontalière) : « Parce que, après tout, ce sont des migrants économiques » avant d’ajouter: « À Audun, on a toujours eu une ambiance multiculturelle, on vivait bien ensemble, il n’y a jamais eu de réels problèmes d’intégration, de phénomènes de ghettoïsation… » La maire se souvient aussi que, alors que les Italiens s’intégraient à la petite ville et parlaient français sur leur lieu de travail, leur femme, restant à la maison, parlaient toujours italien entre elles.
La bourgmestre n’idéalise pas ses années de jeunesse et, bien qu’elle se souvienne de l’insouciance de son enfance passée dehors à jouer dans la forêt, elle se rappelle aussi de la saleté qui régnait dans la région: « Lorsque j’étais enfant et qu’il neigeait, la neige était noire. On voyait la suie qui se déposait sur la neige. » Bien que la pollution soit aujourd’hui moins visible, Viviane Fattorelli a conscience de l’urgence climatique actuelle. Elle se préoccupe aussi de la précarisation de certaines catégories de personnes, « surtout depuis le confinement ». La maire souhaiterait voir des projets, des passerelles, se mettre en place entre la petite ville et le Grand-Duché. « Mailler le territoire, connecter le territoire sur différentes thématiques ». Le Groupement européen de coopération territoriale auquel appartient la commune a déjà lancé plusieurs projets, dont une piste cyclable qui devrait relier Micheville à Belval ou encore un bus entre la gare centrale d’Esch et celle d’Audun. Bien que les choses soient plus longues à mettre en oeuvre du côté français, du fait de la grandeur du pays et du « millefeuille administratif », « ce qui est important c’est que, à la base, il y ait cette volonté commune de développer un même bassin de vie » souligne la maire.
Concernant son poste d’enseignante au Schengen Lycée, lycée international porté sur l’Europe, Viviane Fattorelli dit en être ravie. « Il y a une véritable relation de confiance entre les enfants et le personnel enseignant, c’est très différent de la France » note la professeure. À propos du niveau des jeunes dans la langue de Molière, Viviane Fattorelli répond: « Franchement cela dépend des élèves. Là je viens de terminer avec une classe qui avait choisi le français en matière principale. Honnêtement, ils étaient excellents. Quelques francophones ont tiré les autres vers le haut. » D’autres, en revanche, « rament ». « Le français est une langue quand même difficile donc quand ça ne rentre pas, ça devient compliqué. » constate-t-elle. L’accent est ainsi mis sur l’oral plutôt que sur l’écrit et sa grammaire (qui rebute tant les élèves luxembourgeois) et les enfants, qui rentrent au lycée Schengen dès l’âge de dix ans, sont accompagnés par deux ou trois tuteurs par classe pendant plusieurs années. « Je parle toujours en français avec eux, même si on est dans des activités externes ou autres » assure Viviane Fattorelli. « Ils apprennent aussi par imprégnation ».