Sous le vernis progressiste et la volonté de densification des relations économiques, l'autoritarisme compétitif

Valeurs actuelles

d'Lëtzebuerger Land vom 13.09.2019

La musique militaire cesse. Un jumbo Cargolux vrombit. Ana Brnabić, Première ministre de Serbie, se montre complice avec son hôte et homologue Xavier Bettel (DP) ce lundi sur le tapis rouge déroulé place Clairefontaine. « Marina Jovićević, notre ambassadeure basée à Bruxelles que je pense relocaliser à Luxembourg », plaisante-t-elle au cours des présentations du rang d’oignons gouvernemental. L’atmosphère résolument amicale atténue la pesanteur protocolaire. La résonance économique de l’événement couvre, elle, le bruit sourd du désaccord géopolitique entre l’Union européenne et la Serbie dans laquelle le Grand-Duché s’immisce.

Ana Brnabić est arrivée dimanche à Luxembourg. Sneakers Adidas vertes à rayures jaunes, veste casual et pull en coton assortis, elle apparaît sur les clichés publiés sur Twitter par « XB » aux côtés du Premier ministre. Le mari de Xavier Bettel et la compagne de la Première ministre figurent sur la photo prise à la veille de la rencontre officielle sur le parvis qui surplombe l’Abbaye de Neumünster. « Demain j’accueillerai la Première ministre, ce soir Gauthier et moi-même accueillons nos amies Ana Brnabić et Milica pour une visite de la Ville », gazouille Xavier Bettel.

Le lendemain, les deux chefs de gouvernement font le job en conférence de presse. Les sujets polémiques sont évoqués. Rapidement. Face aux journalistes des deux pays, mais surtout pour devancer les questions des locaux, Xavier Bettel demande davantage d’efforts de la part de l’exécutif serbe en matière « de restauration de l’état de droit, de liberté de la presse, de corruption ». La Serbie traine dans sa candidature à l’intégration européenne, officialisée en 2012, faute d’avancées significatives sur ces dossiers fondamentaux stigmatisés par la Commission européenne dans son dernier rapport d’étape. Nonobstant les remontrances et pour anticiper sur les préoccupations des médias serbes, la Première ministre demande le renouvellement du soutien du Grand-Duché dans le processus d’adhésion de la Serbie à l’Union européenne. La question des relations avec le Kosovo, pierre d’achoppement, est évoquée de manière factuelle par la Première ministre serbe sans jamais prononcer le nom de la république autoproclamée en 2008. « Nous avons repris le dialogue avec Priština », dit-elle en somme. Tout roule donc.

Xavier Bettel et Ana Brnabić s’attardent sur la digitalisation de leurs économies respectives, une matière sur laquelle ils exercent leur autorité ministérielle et via laquelle ils espèrent « donner une nouvelle dynamique à leur relation bilatérale ». « Elle est au cœur du programme d’Ana Brnabić, arrivée au pouvoir en juin 2017. Elle s’inspire des pays nordiques en la matière, ainsi que du Luxembourg », explique Dubravka Nègre, cheffe du bureau de la Banque européenne d’investissement pour les Balkans occidentaux à Belgrade. La Serbie est le plus grand bénéficiaire des prêts de la BEI octroyés aux pays de la région.

Le Grand-Duché figure déjà parmi les principaux investisseurs en Serbie, relève le Premier ministre. Mais ces flux financiers regroupés sous l’appellation « Foreign direct investments » (FDI) tiennent souvent à des mécaniques purement financières et à des passages par le Grand-Duché pour limiter les « frottements fiscaux », comme on dit pudiquement. Le Financial Times a d’ailleurs mis le phénomène en exergue cette semaine en parlant « d’investissements fantômes (…) qui visent souvent à minimiser la facture fiscale des entreprises multinationales ».

En réalité des investissements luxembourgeois en Serbie, il y en a peu. On le regrette dans les cercles patronaux. Le « forum économique Serbie - Luxembourg » organisé lundi après-midi à la House of Startups n’attire pas foule, malgré la présence de deux Premiers ministres, « pour la première fois en ces locaux », comme le relève the master of ceremony Karin Schintgen (CEO de l’incubateur). « Le nombre d’entreprises présentes ne rend pas justice au potentiel du marché serbe », analyse le directeur général de la Chambre de commerce Carlo Thelen en marge de l’événement. « Quand je regarde les chiffres, je pense que nous pouvons faire plus, que nous pouvons faire mieux », renchérit le président Luc Frieden (CSV).

Guide de la révolution digitale

Les représentants de l’organisation patronale font valoir le réservoir de main d’œuvre que représente ce pays de sept millions d’habitants pour les entreprises luxembourgeoises, souvent en manque dans ce domaine. Le rapport 2018 Global Location Trends de l’IBM Institute for Business Value fait de la Serbie le pays au plus gros potentiel de création d’emplois par million d’habitants. « Ils ont énormément d’étudiants en sciences ou dans les écoles d’ingénieurs. La Serbie commence à trouver une certaine stabilité. On peut imaginer des partenariats avec des entreprises serbes, des implantations sur place, de nombreuses pistes peuvent être explorées », s’emballe Carlo Thelen. Faut-il légitimer l’accord signé dans l’après-midi par les deux organisations patronales en vue d’une coopération renforcée ? Le groupe Financial Times a lui aussi récemment placé la Serbie en tête d’un classement relatif aux investissements directs à l’étranger sur site vierge (greenfield foreign direct investments), « la preuve que la politique d’Ana Brnabić livre des résultats », commente Dubravka Nègre auprès du Land.

L’agressivité de la politique fiscale serbe l’explique au moins pour partie : déduction pour la R&D, régime IP ultra favorable avec un taux d’imposition de trois pour cent pour tous les revenus liés à la propriété intellectuelle, crédit d’impôt pour l’installation, etc. La Serbie mise sur la quatrième révolution industrielle pour converger économiquement vers l’Europe occidentale. « Nous mettons tous nos œufs dans le panier de la digitalisation », explique Ana Brnabić devant un parterre plutôt constitué d’officiels et de journalistes que d’entrepreneurs. La ministre du digital vise les jeunes pour enrayer l’exode.

Les capitaux étrangers financeront les emplois de demain. Quelques sociétés luxembourgeoises ont franchi le pas. Mardi, Ana Brnabić a visité l’une d’entre elles quartier Gare, l’éditeur de logiciel Jiway. « De nombreuses entreprises ont délocalisé leur production en Asie ou en Inde, mais nous voulions rester aux portes de l’Europe », explique le patron de Jiway, Luc Charlier, dans un communiqué en marge de la réception de la Première ministre. Installée dans le nord de la Serbie à Novi Sad, la filiale est pensée comme un hub pour le développement des activités en Europe orientale. « Nous avons souhaité être parmi les premiers à miser sur le potentiel économique de ce beau pays », dit encore Luc Charlier. Les ponts sont bâtis. L’une des employés de l’entreprise en Serbie a rejoint les équipes de Luxembourg en décembre dernier pour se rapprocher de sa famille qui réside en Allemagne.

Luxembourg, asile serbe

Le Grand-Duché, évidemment dans une moindre mesure que l’Allemagne ou les pays scandinaves, a été jusqu’à récemment une terre d’asile des Serbes. D’abord au sortir de la Deuxième Guerre mondiale avec ceux qui ont fui la Yougoslavie de Tito à sa création en 1945-46, puis durant les décennies suivantes, grâce à un régime finalement plutôt permissif en matière de départs et à des gouvernements plutôt accueillants à l’arrivée. Les républiques de la Fédération ont ensuite revendiqué leur indépendance à partir de 1991 pour l’obtenir, souvent dans le sang. « Maintenant, c’est plus compliqué à cause des barrières administratives et de la nécessité d’obtenir un permis de travail », témoigne Marko Katanic fondateur en 1999 du Centre culturel serbe à Beggen où la Première ministre s’est rendue lundi soir. Cet ingénieur formé à l’université de Belgrade est arrivé en 1996, à 33 ans, à la faveur d’un recrutement par l’équipe de volley-ball de Bertrange. « J’ai trouvé un travail assez vite. Quand on est qualifié, on obtient un permis plus facilement », témoigne-t-il. Modèle d’intégration, il a par la suite fondé son bureau d’études en génie civil dans lequel il emploie aujourd’hui presque dix personnes. Ses filles parlent luxembourgeois entre elles à la maison.

« De nombreux Serbes, pour beaucoup hautement éduqués, ont rejoint le Luxembourg dans les années 1990 pour fuir les guerres. Des ingénieurs, des informaticiens ou des architectes se sont intégrés à la communauté locale », analyse Dubravka Nègre, qui a résidé au Grand-Duché pendant plus d’une dizaine d’années avant de retourner au confluent de la Save et du Danube. Marko Katanic évalue le nombre de résidents d’origine serbe à 4 000, une somme qui engloberait les titulaires de la double nationalité. Dans un reportage diffusé sur 100,7, une membre de l’association, architecte de métier, livre son morceau de vie. Grâce au cercle culturel, « Bosniaques, Croates ou Serbes, on fait des fêtes ensemble. (…) La Yougoslavie existe encore à l’extérieur des Balkans ».

Quand Marko Katanic créait l’association en 1999, l’Otan bombardait sa ville d’origine avec l’assentiment de son pays d’adoption pour que le régime de Slobodan Milošević desserre l’étau sur l’armée de libération du Kosovo dans cette province emblématique pour la nation serbe (depuis la bataille de Kosovo Polje qui, en 1389, a vu une alliance de peuples chrétiens menée par le prince serbe Lazar résister fièrement à l’Empire ottoman). « C’était une année de turbulence pour la Serbie avec la guerre du Kosovo, la fin de la présidence de Milošević, une ère de grand changement politique. Nous voulions montrer un autre visage », explique Marko Katanic dans un entretien au Clae (Comité de liaison des associations d’étrangers).

1999 marquait également l’entrée de Xavier Bettel à la Chambre, « twenty years and twenty kilogrammes ago », plaisante-t-il devant l’assemblée hilare à la House of Startups. Le rapprochement économique de l’Europe de l’ouest vers les Balkans occidentaux et plus particulièrement de la Serbie enracinerait la prospérité et la stabilité de la région, croit-on dans une conception deutschienne des relations internationales. L’opération serait évidemment bénéfique aux entreprises luxembourgeoises et donc aussi aux dirigeants élus le cas échéant. Voilà pourquoi les Premiers ministres du Luxembourg et de la Serbie ont précipité leur engagement politique. À peine s’étaient-ils quittés à Belgrade en juin qu’ils travaillaient à une nouvelle rencontre trois mois plus tard au Luxembourg. Le calendrier des matchs éliminatoires pour le championnat d’Europe de football a bien sûr influencé la décision.

Pinkwashing

L’image de Bettel et Brnabić dans les tribunes de Josy Barthel est peut-être moins glamour que celle du président français Emmanuel Macron et de son homologue croate Kolinda Grabar-Kitarović lors de la finale de la coupe du monde 2018 à Moscou. Elle revêt néanmoins une importance symbolique dans deux pays réputés conservateurs, voire homophobe pour une partie de la population serbe, comme le relève la Commission européenne dans ses recommandations du 29 mai. « Serbia needs to step up measures to protect the rights of persons facing discrimination, including LGBTI persons ». Aussi, la photo de « Gzavije Betel » et « Gotje Destenej » aux côtés de Milica Đurđić et d’Ana Brnabić commentée dans les tabloïds serbes, tel Kurir, participe-t-elle à la diffusion d’un vent de progressisme. Le public serbe, friand de tele novelas, suit avec intérêt les liens d’amitié de sa Première ministre au Grand-Duché.

Mais, mais, mais… ne nous y trompons pas, « la Serbie demeure un modèle d’autoritarisme compétitif (un régime autoritaire avec un certain degré de pluralisme et de compétition pour mieux mettre en scène ceux qui tirent les ficelles) et Ana Brnabić une fig leaf du président Aleksandar Vučić », prévient Florian Bieber, politologue (de nationalité luxembourgeoise) spécialiste des Balkans occidentaux. « Son image technocratique et son homosexualité sont utilisées par le régime, mais ne changent rien aux fondamentaux », explique-t-il au Land. Dans son ouvrage New Perspectives on South-East Europe à paraître dans les prochaines semaines (aux éditions Palgrave), le chercheur anciennement basé à Belgrade (aujourd’hui à Graz en Autriche) parle de « pinkwashing » et d’une volonté d’utiliser les droits LGBT pour occulter « d’autres caractéristiques oppressives et autoritaires » du régime de Vučić. Dans le sillon d’autres experts de la région et de la Commission européenne, Florian Bieber pointe du doigt un État corrompu et clientéliste au service d’une oligarchie. Ce n’est pas la première fois que le gouvernement s’acoquine avec ce type de régime. D’aucuns rétorqueront que maintenir le dialogue entretient la paix. La paix d’accord, mais pour qui ?

Pierre Sorlut
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