d’Land : Comment se sent-on comme « loup dans la bergerie » ? (Pour reprendre l’expression employée par Déi Lénk lors de l’annonce de votre nomination en février.)
Jean-Paul Olinger : Ce n’est pas ainsi que je me vois ! Les fonctions que j’ai exercées auparavant m’ont préparé à cette nouvelle tâche. Le temps que j’ai passé dans le département fiscal d’une firme d’audit m’a aidé à comprendre la matière. Le temps que j’ai passé comme directeur de l’UEL [Union des entreprises luxembourgeoises, ndlr] m’a fait connaître l’environnement socio-économique et l’État.
Vous êtes passé de KPMG à l’UEL pour finir à l’Administration des contributions directes (ACD). À chacune de ces reconversions professionnelles votre salaire a-t-il baissé ?
[Rires.] L’argent n’est pas tout. À partir d’un certain niveau, ce n’est plus qu’un élément parmi d’autres. Ce qui m’a motivé à poser ma candidature, c’est qu’il s’agit d’un vrai projet de transformation dans l’intérêt du pays. Une administration moderne doit s’orienter selon les besoins de ses usagers. Elle doit également faire confiance à ses collaborateurs et innover constamment, tout comme le fait une entreprise moderne.
L’annonce a été publiée fin octobre, alors que les négociations de coalition entre le CSV et le DP venaient de commencer. Vous a-t-on incité à poser votre candidature ?
Je m’occupais de fiscalité à l’UEL, le sujet n’était donc jamais très éloigné. On portait des revendications sur une modernisation de l’administration. Alors, forcément, quand l’occasion se présente, on y réfléchit. Pour moi, il était clair qu’il s’agissait d’une chouette opportunité. Après, on a évidemment l’appui de certaines personnes.
Vous parlez de qui ? De politiciens, de gens de l’UEL ?
De gens issus de tous les domaines. Des gens qu’on connaît en privé, dont on croise le chemin. Mais cela n’avait pas d’impact sur le processus.
Devez-vous vous protéger de vos anciens collègues ? Les représentants patronaux frappent-ils souvent à votre porte, vous appellent-ils sans cesse ?
Pas du tout ! Le Luxembourg est petit, mais en même temps tout le monde sait qu’il faut faire la part des choses. Nous avons aussi bien pris contact avec la Chambre des salariés qu’avec d’autres chambres pour entendre leurs doléances. Je n’ai pas plus de contacts avec l’UEL qu’avec d’autres. Le contact avec nos parties prenantes, auxquelles il faut aussi ajouter de nombreuses administrations, permettra de mieux tenir compte de leurs besoins et d’améliorer notre orientation client. C’est un des éléments cruciaux soulevés dans l’audit en 2021.
Les agents ont-ils été nerveux de voir débarquer à la tête de leur administration un ancien représentant patronal ?
Il y avait plutôt un soulagement que l’attente soit terminée. J’ai immédiatement cherché le contact pour apprendre à connaître l’administration, ses divisions, ses bureaux. Jusqu’à la fin du mois je vais continuer à rencontrer les agents ainsi que les préposés, les chefs de division et leurs adjoints. C’est une administration qui a une grande legacy, mais qui a aussi connu une très forte croissance. On en est à 1 100 collaborateurs regroupés en plus de 70 équipes, travaillant dans 24 bâtiments et répartis sur quatorze communes. Au début, on a encore la chance de faire le tour de toute cette machinerie. Par la suite, je me retrouverai le nez dans les dossiers, et ce sera plus difficile.
Pour apaiser l’atmosphère, décrite comme « toxique » par Reporter, le gouvernement a privilégié une solution externe.
J’essaie de regarder de l’avant. Choisir un externe, cela présentait certains avantages. Après, « externe » aurait pu dire externe à l’administration ou externe à l’État. On amène une nouvelle vue, plus neutre, et de nouvelles impulsions. Je dois dire que j’ai eu un très bon accueil de la part des agents que j’ai déjà pu rencontrer et du comité de direction en place.
Vous aviez appris à connaître l’ACD en tant que jeune fiscaliste chez KPMG. Vous fréquentiez le bureau de Marius Kohl pour y négocier des rulings. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette époque et ses pratiques administratives ?
L’évolution est la seule constante dans ce monde. Beaucoup a changé : Nous sommes plus connectés à l’international, notamment via l’échange d’informations, et c’est positif. Mais en soi, la prévisibilité reste extrêmement importante pour les contribuables. Nous avons la chance d’avoir un environnement politique stable, ce qui est moins le cas dans certains de nos pays voisins. Et cela reste un critère. J’estime donc qu’il est important de se parler pour assurer cette prévisibilité. Mais en même temps, j’estime qu’il est tout aussi important de respecter le cadre légal et international.
Vos préposés n’ont probablement plus envie de discuter transfer pricing en direct avec des avocats d’affaires et des associés des Big Four…
Il y a eu très peu de contacts ces dernières années. On l’a d’ailleurs reproché à l’administration, en estimant que ce n’était pas très heureux. D’ailleurs, l’OCDE et l’UE encouragent entretemps des programmes de co-operative compliance entre les administrations et les contribuables. L’ACD doit faciliter la bonne application des lois. Dans certains cas, elle peut donner une sécurité quant à son interprétation. Même s’il y aura bien-sûr des cas où on exprimera un avis différent de celui du contribuable.
L’accord de coalition promet une administration fiscale « plus accessible ». Jusqu’où cette ouverture devra-t-elle aller ?
Un élément-clef d’une administration plus ouverte, c’est la transparence. Nous devons mettre à disposition plus d’informations, que ce soit via un nouveau site Internet, des circulaires ou un contact center qui ira en ligne cette année. On va également miser sur l’intelligence artificielle pour développer un chatbot qui renseignera les utilisateurs. Nous sommes une administration qui vient du papier et qui est en train de se digitaliser. La prochaine étape sera le passage aux données. Dans l’idéal, l’imposition sera alors intégrée dans les différentes démarches administratives.
La digitalisation constitue un éternel chantier à l’ACD. L’administration accuse un retard d’au moins une décennie. Pourquoi est-ce si difficile ?
Il y a un système qui fonctionne. Et quand il y a un système qui fonctionne, souvent, on ne veut pas trop y toucher. Il remonte aux années 1970 et tourne sur base d’un mainframe. C’est d’ailleurs un des premiers systèmes informatiques à avoir été mis en place dans une administration luxembourgeoise. Il a été continuellement renouvelé, mais il permet difficilement d’intégrer toutes les innovations. Aujourd’hui, la plupart des déclarations entrent toujours sous forme de papier, d’autres en format PDF. Dans les deux cas, un agent doit ensuite entrer manuellement certaines des données dans l’ordinateur. Le nouveau système, qui existe depuis quelques années, permet d’intégrer directement les données via un assistant automatisé. C’est évidemment la voie que nous voulons privilégier et que nous développons ensemble avec le CTIE [Centre des technologies de l’information de l’État, ndlr] et l’application MyGuichet, du ministère de la Digitalisation. Nous voulons même aller plus loin, en allant chercher nous-mêmes les données là où elles sont. Le principe du « once-only », que le gouvernement veut implémenter, permettra des raccourcis.
Reste le petit problème de la protection des données. Le Conseil d’État aura probablement une vue moins décontractée…
Oui, la question se pose. Mais on pourrait laisser le choix au contribuable. Je crois que beaucoup de citoyens seraient heureux de ne devoir entrer leurs données qu’une seule fois. Cela permettra de toutes autres synergies, et également un tout autre contrôle fiscal.
Le Service Révision compte actuellement 26 personnes. Le Service Ménage en emploie 48. Il y a donc plus de personnes qui nettoient les bureaux de l’ACD que d’agents qui font des contrôles…
Le Service Révision travaille en étroite collaboration avec les bureaux d’imposition (c’est-à-dire avec 500 personnes) qui ont également pour mission de passer chez le contribuable pour lui demander des documents. Alors oui, on pourrait certainement faire davantage. Et on va s’y atteler une fois un système automatisé, qui pourra indiquer les cas suspects, mis en place. Mais ces contrôles devront se faire dans un certain mindset ; c’est-à-dire à partir de la présomption que le contribuable est un contribuable honnête.
L’accès aux données est singulièrement compliqué par le secret bancaire qui continue à s’appliquer pour les résidents. L’ancien directeur de l’ACD, Guy Heintz, demande d’ailleurs son abolition.
Je travaille dans le cadre qui m’est donné.
Vous siégez au Haut comité de la place financière, censé développer de nouveaux produits normatifs. Le directeur de l’Enregistrement, Romain Heinen, expliquait récemment au Land qu’il s’y voyait comme un simple « observateur technique ». Il y aurait « une ligne très fine » à ne pas dépasser. Comment voyez-vous votre rôle dans cet aréopage ?
De la même manière. Nous y siégeons comme observateurs et non comme membres. D’ailleurs nous ne participons pas aux groupes de travail. J’ai jusqu’ici participé à deux réunions. On attend de moi de prendre la parole pour apporter des explications, par exemple pour dire où se situent les limites que fixent actuellement les lois. Nous sommes une grande fabrique qui doit appliquer la politique et non pas la définir. Si des éléments ne sont pas clairs, ils doivent être précisés par des circulaires et des notes de service.
Par le passé, les circulaires ont également servi à créer des avantages et des procédures pour lesquels il aurait peut-être mieux valu passer par une loi. Je pense aux stock-options ou aux rulings…
Toutes les circulaires ont une base légale. Mais nos lois ont souvent une teneur relativement générale. On peut dire qu’elles sont anciennes, mais on peut également dire qu’elles ont été éprouvées par le temps. Après, on arrive dans le domaine de l’interprétation, et il faut se poser la question jusqu’où on peut aller. Parfois, c’est une ligne fine.
L’ancienne direction était souvent critiquée pour son souci du micro-management qui aurait fini par paralyser l’administration…
Nous avons besoin d’agilité. Mon ambition, c’est que l’ACD devienne une des administrations fiscales les plus modernes de l’OCDE. C’est aussi une question de valeurs. En mars, un sondage a été mené dans les administrations sur le bien-être au travail. Chez l’ACD, le résultat n’était pas très bon. Nous voulons donner plus de sécurité, notamment psychologique. Il faut augmenter la tolérance aux fautes pour que les collaborateurs osent prendre des initiatives.
Par rapport au ministre des Finances, vous disposez d’une certaine marge de manœuvre, tout en restant son subordonné hiérarchique. Comment définiriez-vous cette relation ?
L’administration fonctionne de manière indépendante par rapport au ministère. Mais on collabore de manière étroite avec le ministre Gilles Roth et l’équipe qui l’entoure, que ce soit Bob Kieffer, Luc Feller ou Carlo Fassbinder. Je suis convoqué régulièrement au ministère, car il s’agit d’élaborer un projet de transformation, et ceci relativement vite.
C’est la « substance » qui est supposée légitimer les structurations fiscales. Le contrôle des holdings, de leur infrastructure et de leur gouvernance, est-ce votre problème ou celui des autres ?
C’est un problème commun, et il faut adopter un mindset de coopération internationale. Vu qu’il y a un échange d’informations entre administrations fiscales, quelqu’un va notifier tôt ou tard si la substance fait défaut. On parle beaucoup de résilience depuis quelques années. Nous constatons que certaines entreprises ont étoffé leur présence au Luxembourg, alors que d’autres sont parties pour consolider leur présence ailleurs.
L’ACD veut recruter 500 personnes sur les cinq prochaines années. Jusqu’ici, l’administration n’a réussi à remplir que la moitié des postes ouverts. Votre prédécesseure, Pascale Toussing, estimait que l’ACD n’était pas assez compétitive au niveau des salaires par rapport au privé.
Une administration fiscale qui mise sur les données aura besoin de tout nouveaux profils : des spécialistes en science des données, en technologies, en informatique ou dans le domaine de l’audit. Nous devons devenir un employer of choice, et nous allons commencer par étoffer notre département des ressources humaines. En parallèle, nous misons sur la formation, et ceci à tous les niveaux. L’ACD pourra alors offrir des plans de carrière, des perspectives pour se développer. Quant à la connaissance des langues officielles, nous devons faire preuve d’une certaine flexibilité. Dans toutes ces démarches, le ministère de la Fonction publique, et plus particulièrement le CGPO [Centre de gestion du personnel et de l’organisation de l’État, ndlr], nous sont d’une aide précieuse.
Vous semblez très confiant de trouver ces profils pointus. L’ACD n’y a pourtant pas réussi ces dernières années…
Ce n’est pas que l’État qui éprouve des difficultés à recruter. Il existe une demande énorme pour certains profils. Le statut de fonctionnaire ou d’employé public présente des inconvénients et des avantages. D’un côté, c’est plus standardisé, et on a plus de mal à concurrencer le privé sur les salaires. De l’autre côté, on offre une sécurité et un projet de transformation exceptionnel. On peut donc apprendre, grandir. Ce sont des expériences pour la vie qu’on pourra emmener, le cas échéant, si on veut travailler ailleurs.
Arrive-t-il que l’ACD débauche des fiscalistes travaillant dans le privé ?
Des spécialistes qui nous rejoignent d’un Big Four ou d’un cabinet d’avocats, cela arrive. Il s’agit de personnes qui préfèrent l’aspect technique à l’aspect commercial, qui aiment le droit fiscal. Pour l’administration, ces profils présentent l’avantage qu’ils comprennent mieux les besoins du privé. Mais c’est naturellement un nombre très restreint. Du moins par rapport à la masse de gens qui travaillent dans le privé et qui, d’année en année, deviennent plus nombreux.