La contrebande au service du budget luxembourgeois

« Carrément verréckt »

Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 15.03.2024

Le modèle a toujours suscité un certain malaise. « On joue les petits parasites par rapport à nos pays-voisins », admettait le député eschois René Mart (DP) en 1978. Son collègue de l’Est, Paul Wagener (CSV), défendait le bifteck en 1981 : « Tous ceux qui viennent des frontières du pays, les Eschois comme les Miseler, les Martelangeois comme ceux de l’Éislek, savent qu’il s’agit d’une véritable industrie ici au pays. » Son collègue mosellan, Victor Braun (DP), estimait que « le revenu de nombreuses familles à l’Est » en dépendait. Même l’opposition communiste défendait, en 1977, la niche qui constituerait « een Tromp vun eisem Tourismus ». Comme palliatif à la mauvaise conscience, le député CSV Fernand Rau proposait en 1989 de consacrer les recettes générées par la vente de tabac et d’alcool « au traitement du cancer du poumon, respectivement au traitement des personnes malades des nerfs. »

En France, dans la région du Grand Est, les comparutions immédiates pour contrebande « se suivent et se ressemblent », note Le Républicain Lorrain. Fin novembre, les juges français étaient surpris d’apprendre que des cartes de fidélité d’une enseigne de tabac à Rodange avaient été retrouvées sur deux prévenus : L’une était tamponnée à hauteur de 129 000 euros, l’autre à 20 000 euros d’achats. « Le commerçant de Rodange n’était évidemment pas dans la salle du tribunal. Ne connaît-il pas la législation en France ? », s’interrogeait Le Quotidien. Les stations-service et les bureaux de tabac courent-ils le risque de devenir co-auteurs d’une fraude douanière, et donc d’un blanchiment ? « Je ne suis pas responsable des poursuites des infractions en France », répond Gilles Roth (CSV) au Land. Le nouveau ministre des Finances s’en lave les mains, imitant ceux qui l’ont précédé. « Le gouvernement n’entend pas donner de directives particulières aux points de vente de tabac nationaux », avait déclaré Pierre Gramegna (DP) en 2020.

Pourtant, la question est posée. Le directeur de l’Enregistrement a récemment averti les députés de la commission des Finances : « L’orateur ne peut pas exclure que la croissance nette constatée contienne en partie un risque de contrebande. […] Un autre risque est lié au blanchiment dans le secteur de la vente de tabac. » Des phrases que Gilles Roth avait citées in extenso lors d’une heure d’actualité. C’était en novembre 2022, et l’actuel ministre était alors député de l’opposition. « Les douanes appliquent les règlements européens, an domadder huet et sech », dit-il aujourd’hui. Et de se référer à la déclaration de sa prédécesseure Yuriko Backes (DP) : « Et kann ee warscheinlech néirens an ni honnertprozenteg esou eppes excluéieren ».

L’Administration des douanes explique au Land qu’« à part l’interdiction de vendre du tabac sur Internet, il n’y a pas de texte de loi qui définit comme infraction les ventes au-dessus d’une certaine quantité. » Son directeur, Alain Bellot, se place du côté de la libre circulation des marchandises au sein de l’UE. Il était cité en 2020 par la Républicain Lorrain : La limitation à une cartouche par personne, que venait de décréter la France, serait « illégale au regard des textes européens ». Quelques années plus tôt, il avait expliqué au Quotidien : « Quand le ministre des Finances veut des estimations, je dois veiller à ce qu’il reste un différentiel entre nos taux [d’accises] et ceux pratiqués dans la Grande Région ». Les gouvernements ont toujours poursuivi « une politique fiscale accisienne modérée », disait Luc Frieden en 2011. Se basant sur « les chiffres fournis par le secteur », il estimait que le taux de cigarettes vendues aux non-résidents se situerait « entre 85 et 90 pour cent ».

Depuis lors, la différence des prix a explosé. Entre le Luxembourg et la France elle était de 1,50 euro pour un paquet de « Marlboro Rouge » en 2011. Elle est aujourd’hui de 6,70 euros. (Les écarts sont encore plus béants pour le tabac à rouler : Une pochette « Pueblo » coûte 5,40 euros à Rodange, contre 15,80 euros à Longwy.) Le Luxembourg valait le détour, il vaut désormais le voyage. Le 24 novembre 2020, un député de l’opposition nommé Gilles Roth se tenait devant le Parlement, exhibant un paquet de cigarettes : « Här Präsident, Dir Dammen an Dir Hären, hei ass e Pak Marlboro ». (Mars Di Bartolomeo l’interrompit illico, rappelant que la publicité de cigarettes était interdite.) Roth ne se laissa pas démonter et se lança dans ce qui semblait être une diatribe contre le creusement du différentiel des prix. Mais en fait, le discours rothien restait ambivalent. Les cigarettes lui servaient de prétexte pour parler des carburants, dont les prix venaient d’exploser suite à l’agression russe contre l’Ukraine : « Ech verstinn, dass een d’Klimabilanz hëlt fir de Sprit. Mee ech verstinn net, dass een akzeptéiert, dass den Differentiel méi grouss gëtt, wann et em d’Gesondheet vun de Leit geet. »

Devenu ministre, Gilles Roth a retrouvé la raison d’État. « Je ne vois pas où nous pourrions renoncer à ce milliard », dit-il au Land. Il a distillé les mêmes éléments de langage sur Radio 100,7 : « Je le dis très honnêtement : Je ne peux pas, en tant que ministre des Finances, renoncer à cet argent. Si le public est d’avis qu’il faut relever massivement les accises, alors il devra aussi dire où on ira chercher cet argent. » L’État luxembourgeois est devenu accro au tabac. Sur les trois dernières années, les ventes de cigarettes ont progressé d’un quart, celles du tabac d’un tiers. Elles rapportent désormais 1,3 milliard d’euros de recettes au budget. Un nouveau record. C’est plus que la taxe d’abonnement prélevée sur l’industrie des fonds (qui pèse 5 326 milliards d’euros) : « Eigentlech carrément verréckt », estimait le député Gilles Roth en novembre 2022. En mars 2024, le ministre Gilles Roth table, lui, sur une augmentation continue de ces recettes sur les trois prochaines années.

« Nous allons, entre autres, créer des recettes supplémentaires par une hausse des accises sur les cigarettes et le tabac de coupe », annonçait-il dans son discours sur le budget. Et d’ajouter : « Le tout sans perdre de vue la compétitivité de notre industrie dans ce domaine. » Annoncée pour mai, la hausse des prix restera minimale : Plus dix centimes par paquet de vingt cigarettes. (Sur Radio 100,7, Roth avait avancé le montant de cinquante centimes : « Les Douanes s’étaient trompées dans leurs calculs », s’excuse-t-il aujourd’hui.) Or, au 1er janvier, le paquet a augmenté de deux euros en Belgique et de cinquante centimes en France. En fin de compte, les écarts de prix par rapport au Grand-Duché se seront donc élargis et non rétrécis. Le ministre dénonce la « krass Hypokrisie » des socialistes et des verts qui revendiquent aujourd’hui une augmentation massive des accises. L’envol des recettes du tabac, dit-il, a commencé en 2015 : « Do war ech net an der Regierung ». Et de rappeler que les e-liquides, sachets de nicotine et tabacs à chauffer seront soumis à un droit d’accise à partir de juin et d’octobre.

Une part des ventes de tabac s’explique par les flux transfrontaliers quotidiens et habituels : Une cartouche ramenée pour des amis, au retour du bureau. Mais une autre partie est directement liée à la contrebande (plus ou moins) organisée. Le Républicain lorrain en tient la chronique. Comme l’épisode de ce « Normand » condamné à une peine de douze mois de prison (avec sursis simple) pour avoir traversé la frontière avec 159,5 kilos de tabac achetés (en liquide) dans une station-service à Rodange. Les douaniers français, planqués à quelques mètres de là, l’avaient observé en train de charger sa camionnette de location.

La contrebande dans le Minett, c’est une histoire centenaire. Ses circuits actuels ont émergé au lendemain de la signature du traité de Versailles. Lorsque le « Bezirk Lothringen » réintègre la République, la frontière douanière entre le Grand-Duché et la France voit son étendue doubler. Au même moment, la sortie du Zollverein permet au Luxembourg de définir librement ses accises, et de se différencier des deux grands voisins. Le sens du trafic s’inverse, les recettes explosent. Le tabac et les cigarettes, tout comme les allumettes et les feuilles à rouler, articles accisés à l’époque, passent désormais du Luxembourg vers la France et l’Allemagne.

Sur eluxemburgensia.lu, on retrouve des centaines d’articles de presse des années 1920 et 1930, qui évoquent la contrebande comme faits-divers. Le phénomène paraît avoir été massif. Il semble englober toute la population : « Un cabaretier du Pfaffenthal », « un apprenti-boulanger », « un écolier », « un ancien champion cycliste », « une fille du Luxembourg »... (Les journalistes de l’époque notent à chaque fois le nom des contrevenants qui se retrouvent ainsi épinglés dans la presse.) Les cheminots succèdent aux conducteurs de malle-poste en tant que champions de la contrebande. Certains chauffeurs et mécaniciens cachent la contrebande sous leurs locomotives qui, en cas de contrôle, se retrouvent confisquées à la gare de Thionville. À partir des années 1930, les trafiquants utilisent de plus en plus les automobiles : « Auf die raffinierteste Weise waren die Tabakwaren in eigens dem Wageninnern angepaßten Behältnisssen verstaut », relève le Tageblatt en 1931. La contrebande traverse aussi les fleuves-frontières : « Man nimmt sogar an, daß die Ware nachts per Nachen über die Sauer gefahren, oder daß sie in wasserdichten Behältnissen durch die Sauer gezogen wurden ».

Les altercations sont nombreuses et violentes. C’est de manière très laconique que l’Obermosel-Zeitung note en 1921 : « Düdelingen, 18. Juni. In der letzten Nacht wurde der hiesige Arbeiter Franz Schmit von französischen Grenzwächtern erschossen. Er war in Begleitung von vier Kameraden beim Tabakschmuggel erwischt worden. » En juillet 1922, deux frères luxembourgeois s’en prennent à des douaniers français : « Sie entrissen ihnen den Dienstrevolver, bedrohten sie mit angelegter Waffe und bewarfen sie mit Steinen », rapporte le Wort. Quelques années plus tard, le quotidien catholique évoque « la nervosité de l’administration douanière française ». Même les petites quantités sont sévèrement punies. En 1929, un jeune Messin sur lequel on avait trouvé « trois paquets de tabac luxembourgeois » écope de quatorze jours de prison.

L’étudiante à l’Uni.lu Irene Portas Vázquez a rendu cette semaine son travail de thèse intitulé « Underground Histories : Border Transgression and Subversion in the Minette (1919-1939) ». Elle y analyse, d’un côté, le Parti communiste italien et, de l’autre, la contrebande de tabac, comme « deux facettes de la clandestinité sur la frontière » durant l’entre-deux-guerres. Parmi les petits contrebandiers occasionnels, Portas Vázquez identifie « des gens du coin », connaissant la topographie locale, ses forêts et ses « chemins non-autorisés ». Durant la crise économique des années trente, dit-elle au Land, la « contrebande de nécessité » aurait agi comme « soupape de sécurité ». Quant aux réseaux de la contrebande organisée, ils identifient rapidement le Luxembourg comme maillon faible de la frontière française. Les passages y étant moins bien gardés que du côté belge.

Après la Deuxième Guerre mondiale, la contrebande se fait plus rare, du moins dans les colonnes des faits-divers. Il y a quelques exceptions pourtant. En 1947, la « Ligue des réfractaires et déportés militaires » (regroupant les enrôlés de force) publie un article sur les trafics transfrontaliers dans Ons Jongen. L’auteur, un correspondant longovicien, pointe du doigt « la lie cosmopolite du bassin industriel » : « Des enfants, âgés de sept à treize ans, dont les parents, Italiens ou Polonais, sont dénués de tout scrupule ». Les « vrais Français » ne feraient, eux, pas de contrebande « pour en tirer profit ». (Un alignement de clichés qui rappelle les accents romophobes qui sous-tendent l’actuel débat sur la mendicité.) À partir des années 1970, les récurrences dans la presse luxembourgeoise se multiplient. En 1973, le Wort évoque ainsi deux hommes embarqués sur un bateau gonflable pour un « Zigaretten-Trip » : Ils avaient tenté de faire passer 40 000 cigarettes dans la République fédérale. Alors que la crise sidérurgique arrachait des trous dans les budgets d’État, les accises paraissaient comme un moyen commode pour générer des recettes, d’autant plus que celles-ci sont « portées en très grande partie par des étrangers qui viennent acheter du tabac et de l’alcool ici », comme le résumait un député CSV en 1981. Une année plus tard, un chroniqueur lance un appel dans le Land : « Au nom des relations cordiales avec les autres gouvernements, le nôtre serait quand même bien inspiré de regarder ce problème d’un peu plus près, sans attendre que des mesures de rétorsions soient prises ».

Alors que le commerce fleurit d’un côté de la frontière, il dépérit de l’autre. Les buralistes lorrains sont piégés. À Thionville, il ne reste aujourd’hui plus que deux points de vente de tabac, pour dépanner les fumeurs qui auraient oublié de faire le plein au Grand-Duché. Il y a dix ans déjà, la ville avait été identifiée comme présentant le plus haut taux de marchandise « parallèle ». Selon cette estimation, 87 pour cent des paquets de cigarettes étaient importés, bien plus qu’à Perpignan (56), Roubaix (34) ou Mulhouse (33). Pour mener cette enquête, une société de consulting avait envoyé des « ramasseurs » dans 118 villes françaises pour y collecter les paquets de clopes jonchant les sols ou jetés à la poubelle ; leur provenance était retracée à partir des timbres fiscaux, des avertissements de santé et des codes-barres.

« Iwwregens ass Tubaksindustrie eng vun deenen eelsten, déi mir hei am Land hunn […] an ass och eng wichteg Aktivitéit vum Standuert Lëtzebuerg », avait argumenté Yuriko Backes contre une hausse trop prononcée des accises. Heintz Van Landewyck (HvL) se porte très bien. Dans son dernier bilan, le fabriquant de tabacs et de cigarettes se réjouit d’un « momentum in our core markets » et d’un « record year for turnover ». En 2022, l’entreprise a engrangé un bénéfice net de 29,75 millions d’euros, dont 9,58 millions ont été versés comme dividendes aux actionnaires, majoritairement luxembourgeois. Face au Land, HvL cache sa joie : « Dans les années 2000, les ventes de cigarettes furent beaucoup plus importantes qu’actuellement. » Le marché n’aurait que retrouvé le volume des années 2010, avec un mix évoluant vers plus de tabac de coupe. La firme aime à se présenter comme un underdog se faufilant entre les multinationales du Big Tobacco. HvL est présent dans huit pays européens, dont une « joint-venture » en Andorre, autre juridiction réputée pour son dumping accisien. En 2022, la firme employait 1 480 personnes, dont 553 au Luxembourg. (Contre 1 933 employés, dont 818 au Grand-Duché, dix ans plus tôt.)

Si les dirigeants de HvL trouvent traditionnellement une oreille attentive auprès des ministres des Finances, ils s’estiment mal-aimés par les ministres de la Santé. Martine Deprez (CSV) est restée, elle, très prudente jusqu’ici, suivant la ligne pro-business du Premier ministre. En février, son ministère avait signifié à L’Essentiel que le tourisme du tabac, c’était finalement du win-win : « S’approvisionner au Luxembourg ne signifie pas que les acheteurs fument nécessairement davantage, mais peut-être que malgré le coût du déplacement, ces achats leur permettent de réaliser des économies ». « Soulaang mir de Präis net erofsetze ginn… kann ech domadder liewen », expliquait Deprez en rigolant ce samedi sur RTL-Radio.

Alors que les niches fiscales se sont réduites comme peau de chagrin, c’est à la moins sophistiquées et la plus nocive que les gouvernements se cramponnent. L’optimisation fiscale made in Luxembourg érode la base imposable des pays-voisins. Le tourisme du tabac en subvertit la politique sanitaire. Depuis ses 240 stations-service, le Grand-Duché exporte des cancers du poumon et des maladies cardiovasculaires. Une autre « externalité négative » du modèle luxembourgeois.

Bernard Thomas
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