Rencontre avec Jean-Philippe Rossignol, responsable du département
« Littérature et Édition » de Kultur Lx à l’occasion des Walfer Bicherdeeg

« Décloisonner la littérature du Luxembourg »

d'Lëtzebuerger Land vom 19.11.2021

Le 20 et 21 novembre aura lieu le plus grand rendez-vous littéraire du Luxembourg : les Walfer Bicherdeeg, qui commencent avec la remise du Lëtzebuerger Buchpräis et qui se déroulent, cette année, sous le thème « Des mots magiques et un avenir merveilleux ». Pour apaiser la joie anticipée pour cet événement familial, rapprochant lecteurs et les différents acteurs des métiers du livre, nous retournons le regard vers une autre grande foire célébrant la littérature, la Frankfurter Buchmesse, la plus grande foire du livre internationale qui s’est tenue le mois dernier et dans le cadre de laquelle nous avons mené une interview avec Jean-Philippe Rossignol, le nouveau responsable du département « Littérature et Édition » de Kultur Lx, sur l’importance des échanges lors des foires du livre et sur le state of the art de la littérature luxembourgeoise contemporaine.

D’Land : Quel a été votre parcours en littérature avant d’arriver à Kultur : Lx ?

Jean-Philippe Rossignol : Pendant quinze ans, j’ai été éditeur à Paris. J’ai créé une collection de littérature française et ai travaillé comme éditeur de littérature étrangère. J’ai accompagné les auteurs, travaillé sur les textes, défendu des univers littéraires et les ai portés à l’extérieur auprès des journalistes et libraires. J’ai commencé comme assistant du directeur de la fabrication des éditions Grasset avec les mains dans l’aspect concret des choses. Mais mon travail à Paris n’était pas uniquement éditorial. J’ai aussi travaillé à la radio, où je préparais et animais l’émission Les mardis littéraires sur France Culture avec Pascale Casanova. J’ai créé les cafés littéraires du musée d’Orsay et j’ai travaillé pour le Centre Pompidou. Parallèlement, je suis auteur. J’ai publié deux livres, Vie électrique chez Gallimard et Juan Fortuna chez Christian Bourgois.

C’était la première fois que Kultur : Lx organisait le stand de la littérature luxembourgeoise à la Foire du Livre de Francfort. Quelle a été votre mission ? Avec quels buts ?

Je suis arrivé le 1er septembre dans l’équipe de Kultur : Lx et c’était une immersion totale dans la préparation du stand et de la logistique pour la Foire du Livre à Francfort. J’ai accompagné Aviva Rübel, qui est très implantée dans le secteur de la littérature au Luxembourg et a par exemple travaillé avec Reading Luxembourg, sur la question principale au cœur de notre présence à la Foire du Livre après les deux ans de pandémie que nous avons vécu : comment refaire surface dans le paysage littéraire international ? Notre but est de rendre visible les maisons d’édition et les auteurs. Nous avons rencontré les éditeurs à plusieurs reprises en septembre et, début octobre, nous avons présenté l’événement à l’ambassade du Luxembourg à Berlin en présence de trois auteurs luxembourgeois. Nous avons invité des éditeurs et des agents littéraires allemands et présenté la littérature luxembourgeoise contemporaine, ce qui s’y fait, ce qui s’y produit. Il y avait un intérêt réel des éditeurs et agents pour la production littéraire luxembourgeoise et nous avons tissé des liens profonds qui s’inscriront dans le temps, sous forme de coopérations dans les foires et festivals et des traductions – non seulement du français, allemand et luxembourgeois, mais aussi de l’italien, du portugais et de toutes les autres langues qui ont aussi une présence littéraire au Luxembourg et qui doivent trouver leur place dans le paysage éditorial.

Justement, qu’est-ce qui « se fait et se produit » au Luxembourg ?

J’apprécie beaucoup le mélange des générations. Il y a des auteurs qui sont presque des classiques comme Anise Kolz, Lambert Schlechter, Jean Portante ou Guy et Nico Helminger. En même temps, on peut constater une nouvelle effervescence d’auteurs et autrices qui écrivent en français, allemand ou luxembourgeois, pensant à Élise Schmit, Nora Wagener ou Samuel Hamen. C’est très bénéfique de voir que le temps ne s’arrête pas entre ces générations d’auteurs. C’est très important pour ces jeunes auteurs d’entrer en dialogue et de publier – notamment aussi dans des revues littéraires, qui, pour moi, sont des laboratoires qui permettent la naissance d’autrices et auteurs ; un vivier de création où se repèrent de nouvelles voix.

Que pensez-vous du futur du marché du livre luxembourgeois, quels défis et quelles possibilités de développement voyez-vous ?

Il me semblerait intéressant de développer avec l’association des libraires et des éditeurs une meilleure diffusion et distribution de la littérature luxembourgeoise dans les librairies. Généralement, dans les librairies luxembourgeoises se trouve souvent la littérature allemande d’un côté, la littérature française de l’autre côté, et au fond du magasin se cache un petit stand pour le Luxemburgensia, comme si c’était une entité régionale et translinguistique pas vraiment identifiée. Moi, comme lecteur, quand j’entre dans une librairie, je ne me pose pas la question de la provenance de l’auteur, mais je me pose la question de la langue dans laquelle je vais lire. Il ne faut pas mettre le multilinguisme des publications luxembourgeoises de côté, mais l’intégrer au contraire dans un dispositif international pour créer un dialogue littéraire sur le travail de la forme et de l’écriture. Un projet littéraire n’est pas toujours lié à un emplacement géographique ; ce serait une restriction à une identité régionale ou folklorique. La Suisse par exemple a une histoire littéraire et structurale beaucoup plus forte, tandis qu’elle a une richesse linguistique presque aussi diverse que le Luxembourg. Mais leurs publications réussissent davantage de franchir les frontières nationales, non seulement par la qualité littéraire des auteurs, mais aussi par l’organisation de la distribution. De l’autre côté, on pourrait mieux professionnaliser tous les métiers du livre et développer par exemple avec nos partenaires des Masters des métiers du livre à l’université, enseignant la professionnalisation à l’édition ou à l’écriture.

Revenant sur la comparaison entre le monde éditorial suisse et luxembourgeois : n’est-ce pas aussi une question de soutien par une structure comme Pro Helvetia qui subventionne beaucoup de publications en Suisse ? Ne pourrait-on pas dire que, au Luxembourg, les aides à la publication sont encore plus essentielles pour compenser notamment le nombre de lecteurs limité pour une publication en langue luxembourgeoise et pour permettre aux éditeurs de rester compétitifs ?

Il y existe un important soutien financier des auteurs et maisons d’éditions par le Focuna et Kultur : Lx, ce qui est beaucoup plus rare en France ou en Allemagne. Mais il faut voir comment ces aides portent les projets : est-ce parce qu’il n’y a pas de structure éditoriale ou de diffusion et de distribution ? À Francfort, un éditeur a fait la remarque que, dès qu’il y a de bons graphistes, auteurs et autrices, de bons assistants pour le travail éditorial, les Luxembourgeois ont tendance à rejoindre à un moment les maisons d’édition étrangères. C’est aussi une question de l’organisation interne des maisons d’édition. Aussi, la naissance de A:LL Schrëftsteller*innen est une initiative excellente. Cette association des auteurs et autrices luxembourgeois.es présidée par Samuel Hamen et la vice-présidente Nathalie Ronvaux s’est fédérée pour défendre les droits d’auteur et le statut des auteurs au Luxembourg auprès des maisons d’édition. Il faut absolument un statut d’artiste et d’écrivain indépendant protégé, qui permettra de défendre juridiquement les intérêts des auteurs auprès du secteur. C’est une question de transparence qui protège et engage les auteurs et les éditeurs.

Quels changements des habitudes de lecture avez-vous constaté depuis le début de la pandémie ?

Je crois qu’il y a vraiment de grands changements. Je constate que nous avons développé des habitudes de lectures plus courtes, plus essentielles. Lire un poème, un extrait, une page, notamment. Et aussi lire beaucoup plus en ligne. Ce que je trouve merveilleux, c’est que nous avons accès à des champs de connaissances nouvelles à travers les outils numériques, même s’il faut rester alerte par rapport aux dangers et dépendances que le numérique peut provoquer. Mais c’est un portail offrant nombreuses possibilités. Il y a eu un retour au livre pendant ce temps suspendu que nous avons passés enfermés chez nous, déclenché par le plaisir de lire et l’envie de connaissances et de savoir. C’était aussi un temps très beau, je trouvais. Pour moi, c’était une chance de lire, comme une respiration, un souffle intérieur, une force qui nourrit. Ce n’est pas une valeur désincarnée, mais ce qui fait du livre un objet vivant.

Claire Schmartz
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