Patrimoine culturel immatériel (7)

La musique du corps

d'Lëtzebuerger Land vom 29.09.2023

L’instrument que pratiquent les sonneurs luxembourgeois, ou les « Haupeschbléiser » du nom de Saint-Hubert, leur saint patron, est la trompe de chasse. La légende raconte qu’au septième siècle, le seigneur Hubert était si passionné de chasse qu’il partit chasser seul un Vendredi saint et tomba nez-à-nez avec un cerf blanc portant une croix lumineuse entre ses bois. Hubert pourchassa la bête fantastique mais celle-ci le distançait toujours. Au moment où l’animal s’arrêta, une voix tonna dans le ciel : « Hubert ! Hubert ! Jusqu’à quand poursuivras-tu les bêtes dans les forêts ? Jusqu’à quand cette vaine passion te fera-t-elle oublier le salut de ton âme ? » Saisi d’effroi, Hubert se convertit et depuis le 3 novembre est célébré le Saint patron des chasseurs. Cependant, ça n’est pas un hasard si le qualificatif relevant de la chasse n’apparaît pas dans la dénomination de l’Unesco - « l’art musical des sonneurs de trompe » - comme l’explique Mario Zloic, secrétaire des Trompes St Hubert : « Au Luxembourg, les trompes ne sont pas liées à la chasse mais plutôt aux messes du saint, aux fêtes ou aux mariages ». Son président, Guy Wagner, souligne néanmoins que les sonneurs jouent toujours dos à leur public, comme les cavaliers dont le son de la trompe alertait ceux qui les suivaient lors de la chasse sans effrayer leur cheval. Cavalier, Guy Wagner l’est aussi, et c’est ce qui lui a donné l’idée d’acheter une trompe en 1972 puis de fonder l’école des Trompes St Hubert, un an plus tard.

Sous Louis XV, seuls des hommes composaient les groupes de sonneurs. Aujourd’hui, quelques femmes se vouent elles aussi à l’instrument traditionnel. Si elles sont encore peu, deux ou trois pour une dizaine de musiciens masculins, Zloic constate lors d’un championnat en France que leur niveau est très haut : « Celles qui s’engagent sont vraiment très motivées, ça fait plaisir ! ». Mais, malgré cette mixité grandissante, il est difficile de trouver de nouvelles recrues. Dans le groupe de Wagner, la moyenne d’âge se situe entre trente et quarante ans. Pierre Van Den Abbeel, vice-président des Trompes de St Hubert et originaire de la ville belge du même nom, allègue ce manque de jeunes à la difficulté de maîtriser cet instrument : « On peut avoir l’impression que c’est simple, mais jouer de la trompe requiert un entraînement permanent ». Né dans la « capitale internationale de la trompe de chasse » et sonneur depuis 51 ans, Van Den Abbeel soutient qu’avoir « une très bonne oreille » est essentiel. Les deux autres sonneurs partagent cet avis, affirmant que le solfège n’est pas important mais qu’une personne qui sait siffler ou chanter une mélodie naturellement a toutes ses chances de maîtriser l’art des sonneurs. « La trompe est pour ainsi dire un ‘bête’ tube, ce n’est pas elle qui joue de la musique, c’est le corps du sonneur » résume Zloic. Aussi, à raison d’entraînements très réguliers, pour se muscler les lèvres notamment, Wagner estime qu’il faut environ cinq ans pour pouvoir jouer en public. Selon Van Den Abbeel, un ou deux jeunes sur dix seulement y parviennent, ce qui explique leur découragement.

En France, seul pays au monde où l’instrument est vraiment ancré dans le milieu de la vénerie, ou l’art de la chasse à courre, les enfants sont nombreux à en jouer. À Orléans surtout, ville dont la trompe tire son nom, une tradition mêlant à la fois la chasse, la nature et la musique est bien présente. Dans l’hexagone, l’École des sonneurs a rouvert en 2019 à Gien, dans le Loiret, et l’art de la trompe est aussi enseigné au conservatoire de Fontainebleau. La situation n’est pas la même au Grand-Duché et le secrétaire de l’école de Wagner souligne que la trompe de chasse est souvent considérée comme un « instrument sauvage », par son absence de pistons, ce qui en fait un instrument qui n’a pour l’instant pas sa place au sein des conservatoires parmi les autres instruments à vent. Cependant, les sonneurs ont bon espoir que son inscription sur la liste de l’Unesco, en 2020, lui fasse gagner en reconnaissance. « C’est la Fédération internationale des trompes de France qui nous ont contactés en 2016 pour participer au dossier du patrimoine immatériel mondial avec la Belgique et l’Italie » détaille Guy Wagner. Les deux autres pays candidats font face, comme le Luxembourg, à des difficultés pour assurer la relève.

Le 3 novembre, comme chaque année, la ville de St Hubert réunira pèlerins et sonneurs. La nature, la culture, le plaisir et la convivialité imprègnent ces événements et sont aussi les mots d’ordre du président des Trompes de chasse St Hubert depuis cinquante ans. Il ne reste plus aux 110 décibels et à la portée de plusieurs kilomètres des sonneurs de trompe qu’à attirer de nouveaux venus.

Yolène Le Bras
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