Dans les paysages découpés à la pelle mécanique de la Haard, une zone Natura 2000 au cœur du bassin minier, la nature est devenue reine. Les chauves-souris profitent des anciennes galeries d’extraction de la minette

La Haard, nouveau royaume des chauves-souris

d'Lëtzebuerger Land vom 18.08.2023

À cheval sur trois communes du sud du pays (Dudelange, Kayl-Tétange et Rumelange), la Haard est un espace sous bonne garde de 660 hectares où cohabitent aujourd’hui beaucoup d’espèces animales et végétales, parfois très rares ailleurs. Près de 90 pour cent de l’aire Natura 2000 est classée en tant que zone protégée d’intérêt national, une règlementation stricte qui interdit l’usage de pesticides, d’engrais (même de fumier ou de purin), tout comme la circulation sous toutes ses formes (à pied, en vélo et avec n’importe quel véhicule motorisé) en dehors des chemins balisés.

Dans tout le pays, il n’y a, par exemple, qu’ici où l’on peut trouver quelques couples d’alouettes lulus, un oiseau sur la liste rouge des espèces en voie d’extinction qui a la particularité de nicher au sol, dans les pelouses calcaires sèches ou les étendues gravillonnées. « Sur les anciens sites miniers, on décompte également 29 orchidées et on peut voir voler 70 des 80 espèces de papillons recensées au Luxembourg, dont certains des plus rares comme l’écaille chinée ou le damier de la succise », souligne Jan Herr, biologiste et gestionnaire de la zone Natura 2000 à l’Administration de la nature et des forêts. Plus de 400 espèces d’hyménoptères (abeilles, guêpes, bourdons, fourmis…) ont pareillement trouvé ici cet habitat idéal. Quant au sonneur à ventre jaune (un crapaud), il a, lui, élu domicile dans les mares.

On pourrait poursuivre cet inventaire à la Prévert pendant des heures tant ce havre de verdure protégé (mais pas sous cloche) est propice à la biodiversité. Et pourtant, pendant des décennies et jusqu’en 1978, une seule ressource comptait : la minette. Rien n’arrêtait la quête de ce minerai de fer qui a fait la richesse du Grand-Duché, quitte à rendre complètement stériles des kilomètres carrés de surface. L’industrie du fer dans la région a débuté dès la protohistoire, où le riche minerai de fer pisolithique était exploité à ciel ouvert. La minette, moins dense en fer, a été recherchée à partir du milieu du 19e siècle, mais l’industrie de la sidérurgie a réellement pris son essor à compter de de 1879, lorsque le « procédé Thomas » a été découvert. Celui-ci a permis d’éliminer le phosphore de la fonte brute, autorisant l’obtention d’un acier de haute qualité. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’extraction de la minette était un travail d’hommes, la plus grande partie se faisait à la main. Mais après le conflit, les tâches se sont largement mécanisées. Les énormes machines ont alors considérablement modifié la topographie en créant rapidement de grands fronts de carrières, des ravins ou des terrils.

Ici, pratiquement tous les paysages sont anthropisés, construits par la main de l’homme. Les sols à nu sont ceux qui ont vu l’exploitation de la minette contenue dans une cuesta datant de l’Aalénien (175 millions d’années). Elle a d’abord été récupérée en creusant des galeries, puis à ciel ouvert. Ailleurs, des volumes immenses de remblai ont été déposés pour combler le fond des mines. « On a utilisé soit les roches d’extraction stériles venues directement des hauts-fourneaux (le laitier), soit les matières inertes issues de la construction de la collectrice du sud », indique Jan Herr. Les bois et les terres agricoles qui subsistent sont les rares sols intacts de la zone Natura 2000, ils représentent 9,5 pour cent du site.

Des plans pour les chauves-souris

Cette diversité topographique offre justement aujourd’hui les conditions parfaites pour de nombreuses espèces animales, dont les chauves-souris, qui sont à peu près toutes menacées de disparition au Grand-Duché. Les failles et, plus encore, les anciennes galeries sont idéales pour nicher, notamment lors de l’hibernation qui dure environ cinq mois. Les lisières de forêts et les pelouses sèches sont des lieux de chasse nocturnes pleinement appropriés pour les murins de Bechstein, les grands murins et les grands rhinolophes, qui sont les trois espèces repérées dans ce secteur. La présence d’autres types de chauves-souris est possible (par exemple le murin à oreilles échancrées), mais elles n’ont pas été encore identifiées.

Les murins de Bechstein sont les plus nombreux dans la Haard, on estime la population entre cent et 200 individus. Il est probable qu’une colonie de reproduction existe sur le site, mais elle n’a pas été encore détectée. Les grands murins sont certainement moins abondants (une cinquantaine au maximum) et les grands rhinolophes beaucoup plus rares, sans doute pas plus de cinq.

Pour inciter ces insectivores à s’installer, l’Administration de la nature et des forêts a mis en place un plan de gestion spécifique. Les murins de Bechstein étant une espèce sédentaire, il est particulièrement important de lui garantir des quartiers d’hiver adaptés. Outre les galeries des mines, les arbres creux (morts ou avec des cavités évidées par les pics) sont conservés dans les forêts adjacentes. Des îlots de vieux feuillus (notamment des chênes) sont aussi réservés. Les grands murins, eux, apprécient pour aller chasser les vieilles hêtraies où le sol reste accessible. Ces biotopes sont donc systématiquement gardés.

Pour rendre la Haard encore plus accueillante aux chauves-souris, la végétation structurant le paysage est non seulement conservée, mais d’autres écosystèmes pour la compléter sont aussi créés. Les allées d’arbres, les bosquets et les vergers sont des éléments de liaisons qui facilitent le déplacement des chiroptères et leur permettent d’évoluer plus aisément entre les lieux où ils nichent, ceux où ils chassent et ceux où ils se reproduisent.

L’état des galeries minières est également régulièrement scruté pour que leur accès soit garanti aux chauves-souris… mais hors d’atteinte aux explorateurs qui, trop souvent, prennent des risques insensés pour visiter ces boyaux abandonnés. Le contexte particulier de cet ancien site minier implique d’ailleurs certaines contraintes qui nécessitent de trouver des compromis.

ArcelorMittal détient toujours les concessions

Si le site appartient à l’État, les concessions pour l’exploitation du minerai de fer attribuées à l’Arbed, devenue ArcelorMittal, sont toujours en vigueur. Leur retour dans le giron de l’État est en cours de négociation et va se concrétiser dans les prochaines années, mais, en attendant, les anciennes galeries restent placées sous la responsabilité du géant de l’acier. Contractuellement, il se doit donc de les sécuriser puisqu’il serait engagé en cas d’accident.

Sans se rendre compte de l’importance de conserver l’accès des orifices miniers pour les espèces cavernicoles (particulièrement les chauves-souris, mais pas seulement), ArcelorMittal a commencé à les boucher complètement avec des déblais prélevés sur le site. « Nous leur avons dit que ce n’était pas la bonne solution et nous avons cherché avec eux d’autres possibilités », explique Jan Herr. Selon les cas et la morphologie du terrain, des barres latérales en acier ont été fixées dans les parois, des filets dont la dimension des mailles a été étudiée ont été installés, ou alors les accès ont été interdits grâce à quelques coups de pelle mécanique qui ont permis de rendre ces parois friables trop abruptes. Toutes ces opérations sont à charge d’ArcelorMittal et les concessions ne pourront être restituées qu’une fois que ces travaux de sécurisation auront été effectués.

L’Administration de la nature et des forêts se félicite d’ailleurs de ce partenariat sans accroc. « Nous sommes liés avec ArcelorMittal par une convention pour l’entretien des terrains et il n’y a jamais de problèmes entre nous, assure le gestionnaire de la zone Natura 2000. Nous nous rassemblons une fois par an pour leur présenter nos objectifs et les moyens dont nous avons besoin et c’est une réunion qui est toujours cordiale. Finalement, ce partenariat est même beaucoup plus simple que dans de nombreux autres lieux où nous devons négocier avec bien plus de propriétaires ! »

Paysage riche, mais fragile, la Haard est un lieu qui exprime toutes les capacités de résilience de la nature. Mais si cette biodiversité assez incroyable s’y épanouit désormais, après avoir été un désert intensément exploité, c’est aussi et surtout parce que grâce à des plans de gestion stricts, l’Administration de la nature et des forêts maintient les meilleures conditions possibles pour que des espèces parmi les plus menacées du pays puissent y prospérer. Espace grand ouvert au public, faisant même presque office de parc municipal, la Haard ne peut donc être en bonne santé que si tout le monde y prend soin et respecte les lieux.

Erwan Nonet
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