La visite d’un atelier d’artiste est toujours un moment spécial, intime. On entre là où le travail se fait, là où a lieu la genèse de l’art avant qu’il ne soit montré au public : dans l’univers « secret » de la création. On entre aussi dans un contexte de recherche et d’intuition, de questionnements, de possibilités infinies et de choix. Nous nous sommes rencontrées avec Letizia Romanini le 7 novembre dernier. L’immersion – simultanément chez elle, dans son atelier et dans une exposition possible1 – a été immédiate.
Marcher = créer « Paris donne et prend beaucoup », explique l’artiste qui est actuellement en résidence à la Cité internationale des arts à Paris qui accueille environ 320 artistes du monde entier2. Cette résidence de recherche et de création permet à des artistes luxembourgeois de développer leur travail dans le contexte inspirant et exigeant de « la plus belle ville du monde ». En discutant avec l’artiste, dont le temps constitue l’une des matières de prédilection, l’on sent que la capitale française, ses bruits, sa foule, l’effervescence de ses expositions, deviennent comme un rythme qui agit parallèlement, en fond de sa pratique. Comme si elle avait créé un équilibre sensible entre l’intensité de la ville et le retrait nécessaire à la réalisation de sa pratique. Chez Letizia Romanini, on entre en effet dans d’autres rythmes : celui du corps (et de ses gestes), celui de notre environnement naturel, puis dans les couches temporelles qui se télescopent dans son œuvre.
En arrivant à Paris elle a plongé dans un travail entamé en 2021 dans le cadre des « Résidences à domicile », programme de soutien à la scène artistique lancé par le ministère de la Culture pendant le deuxième confinement. C’était à l’époque où les étrangers pouvaient venir travailler au Luxembourg, mais où les habitants du pays n’avaient pas le droit d’en sortir. L’artiste décide alors de faire le tour du pays à pied, à la lisière de ses frontières, pour arriver au plus près de ce qu’il y a au-delà de son territoire. Elle porte une tente, de quoi manger, son téléphone portable pour le GPS et un appareil photo. Tous les cinq jours elle a rendez-vous avec quelqu’un pour son ravitaillement, cette personne reprend aussi ses « récoltes », les prélèvements du paysage qu’elle collectionne sur le chemin. Le tour du Luxembourg à pied de Letizia Romanini dura 24 jours en août 2021, quelques semaines après les grandes inondations.
Solastalgie Les photographies qu’elle prend pendant cette marche constituent une forme de topologie, une seule règle les traverse toutes : rester fidèle à son travail. On y retrouve ainsi des éléments qui caractérisent sa pratique : des détails, « ces presque-riens, qui font partie d’un tout ; ce règne sans noblesse (résidus, mauvaises herbes, lichens) qui nous révèle et nous informe sur notre monde en constante évolution », une attirance pour la fragilité ; puis, une découverte. « Comme une apocalypse ! On savait à travers les reportages ce que les inondations avaient provoqué dans les villes, mais leurs effets sur la nature étaient peu rapportés. Dans le paysage, c’était spectaculaire et douloureux ». La boue, présente dans certaines photos, marque l’entrée d’une pensée écologique dans son travail.
Des 650 clichés documentant cette action, l’artiste en choisit 120 : ces images occupent le grand mur de son atelier. Ce choix difficile constitue sa première occupation à Paris. Il s’agit d’un travail méticuleux qui donne alors un rythme à son quotidien, une certaine routine – ce qui est nécessaire à tous pour commencer à s’adapter à un nouveau contexte. Cette banque d’images devient ensuite prétexte à créer. L’artiste travaille actuellement à donner aux photographies une forme plus plastique. C’est en effet souvent par le truchement de techniques et de savoirs-faire artisanaux traditionnels que Letizia Romanini réalise son travail. Notamment par le tissage et, depuis une formation qu’elle a suivi à Paris, par la marqueterie de paille : « Je me nourris par le contact à l’autre et suis sensible à des sphères de connaissances qui s’interpénètrent dans ma pratique ».
Elle déconstruit donc les images pour les refaire. Le clic photographique devient alors le point de départ d’un travail patient et persévérant autour de gestes lents et répétitifs (de petites mesures du temps) qui peuvent paraître futiles, mais qui ne le sont peut-être pas – exactement comme le tour du pays à pied. Un geste répétitif amène, brin par brin, une image. La première photographie qu’elle a choisie de sublimer ainsi est le tronc d’un arbre cassé par les orages.
Cette manière de Letizia Romanini de donner une physicalité différente aux formes et d’évoquer ainsi le changement perpétuel des choses, se retrouve dans Le serment de l’impermanence, un travail de sérigraphie sur verre qui est accroché à l’étage de son atelier et qui participe aussi à une exposition à la Cité3. Ce travail, qui renvoie à ses origines italiennes, bascule vite dans un hors-lieu où les échelles se perdent. Au début, on croit que l’on se retrouve face à des miroirs, mais en y regardant de plus près, en reconnaissant des éléments, comme des indices (l’eau, la terre, la boue), on entre par le biais du temps très court de la prise photographique dans le temps très lent de la formation d’une grotte, puis on glisse vers le temps joueur auquel nous invitent les pièces : « Leur lecture varie selon la lumière, elles se révèlent à nous à travers notre passage devant elles », elles nous accueillent dans une temporalité à laquelle nous participons.