Les Amandiers, c’est un monde à part où l’on entre comme on le ferait en religion, une fois les épreuves de sélection passées et que vous découvriez, comme pour les grandes écoles, votre nom sur le papier affiché à l’entrée. Un peu l’abbaye du théâtre à Nanterre, le Thélème de Patrice Chéreau et de Pierre Romans, à la tête des Amandiers et de son école de comédiens. Fay ce que vouldras, disait Rabelais ; la liberté est extrême ici aussi, quitte à se perdre. Elle ne vaut pas toutefois pour le travail, et Chéreau avertit d’emblée que ses choix par exemple ne seront pas démocratiques.
Valeria Bruni Tedeschi, la réalisatrice du film, a fait partie, à la fin des années 80, de la deuxième (qui sera aussi la dernière) promotion du Théâtre des Amandiers. Elle puise donc dans ses propres expériences, dans ses souvenirs, ce qui fait du film une autofiction, très vite élargie au portrait de groupe, des jeunes gens, douze en tout, cinq gars, sept filles, qui ont tendance à mélanger vie et théâtre, font coïncider l’une et l’autre, intenses tous les deux, continuellement sur la corde raide. Il est vrai que c’était une autre époque, et cet hymne à la jeunesse s’assombrira seulement par la peur du sida, par l’addiction à la drogue.
Fil rouge du film, le lien qui se tisse très vite, et plus ou moins dramatiquement, entre Stella, cet alter ego de la réalisatrice, riche héritière de la haute bourgeoisie, et Étienne, aux allures et aux hantises rimbaldiennes. Peut-être aussi le contraste de Stella avec Adèle, une rousse toute dégourdie, où l’on reconnaît Eva Ionesco, la fille de la photographe qui grimait son enfant en femme fatale dès le plus jeune âge. Et des moments, des épisodes particulièrement forts, d’emblée la première sélection, puis le voyage à New York, à l’Actors Studio, enfin les répétitions de Platonov, de Tchekhov, avec un Louis Garrel en Chéreau, dans une composition qui ne vise pas à la ressemblance, mais atteint à une vérité sans fard.
C’est vrai de même pour Micha Lescot qui campe Pierre Romans, pour tout le groupe de jeunes comédiennes et comédiens sur les traces des apprentis acteurs de Nanterre. À commencer bien sûr par la Franco-Finlandaise Nadia Tereszkiewicz, dans le rôle de Stella, séduisante par l’élan irrésistible qui ne cache que mal une fragilité ; puis par Sofiane Bennacer à qui l’on passe volontiers les comportements de tête brûlée. En fait, toutes et tous, fidèles en cela à leurs personnages, agissent comme des funambules. Le film lui-même avance de la sorte, le balancier pouvant le faire tomber soit du côté du drame et de la tragédie (les situations périlleuses ne manquent pas), soit du côté de la comédie. C’était sans doute le privilège de leur jeunesse, réfutant Paul Nizan et sa citation célèbre : « J’avais vingt ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ». D’où le titre international du film de Valeria Bruni Tedeschi : Forever young.
Les Amandiers, on n’y insistera pas trop, est par la force des choses un hommage à ceux qui ont disparu entretemps, Patrice Chéreau et Pierre Romans en premier. Et à une façon de faire du théâtre, qui joigne la vérité émotionnelle de l’Actors Studio de Lee Strasberg, et une forte corporéité dans le jeu des acteurs. Les deux ressortent brièvement dans les répétitions de Platonov, comme l’impatience et l’intransigeance de Chéreau quand les tables à roulettes, mal déplacées par les comédiens, le font sortir de ses gonds. Un trait qui plus tard, d’après ce que nous savons par les témoignages des chanteurs, aura disparu. Ce fut un autre temps, un groupe qui tenait de la secte, un asservissement de plein gré, assumé en toute liberté, dans une fureur de vivre, sur scène comme hors du théâtre. Avec une joie qui des fois s’exacerbe ou se casse, se transmet à tout moment dans les splendides images du directeur de la photographies Julien Poupard.