Le retour en grâce des magasins

Le commerce se met au « phygital »

d'Lëtzebuerger Land vom 09.02.2018

Le secteur du commerce a envoyé, en ce début 2018, des signaux contradictoires à ses clients, mais aussi à ses salariés et aux pouvoirs publics. Au moment même où le géant du e-commerce Amazon annonçait l’ouverture de 2 000 magasins en Amérique du nord dans les prochaines années, Carrefour, un des leaders mondiaux de la grande distribution (88 milliards d’euros de chiffre d’affaires) décidait de se séparer de 273 points de vente. Quant aux Galeries Lafayette, qui arriveront à Luxembourg fin 2019, mais qui prévoient aussi de nouvelles implantations en Asie et au Moyen-Orient, elles préparent la cession en franchise de 22 magasins en France.

Flash-back : le 22 janvier Amazon inaugurait à Seattle, où se trouve son siège social, un point de vente baptisé Amazon Go dont la caractéristique la plus visible est l’absence totale de caisse. Mais, en insistant sur cette innovation, les médias ont occulté que cette ouverture marquait une véritable rupture stratégique : pour la première fois depuis sa création en 1994, Amazon possède désormais un magasin « en dur » à son nom, même s’il est de taille modeste (170 mètres carrés). On ignore encore si la firme de Jeff Bezos va en créer d’autres sur le même modèle, mais on sait déjà qu’elle ne compte pas en rester là en termes de points de vente « physiques », puisqu’elle a acquis en 2017 les quelque 480 magasins de la chaîne de supermarchés bio Whole Foods Market (89 000 salariés, seize milliards de dollars de chiffre d’affaires).

Une stratégie qui est loin d’être isolée parmi les acteurs du commerce en ligne. Quelques jours auparavant, en France, le site de vente en ligne de chaussures Spartoo annonçait son intention de reprendre les 165 points de vente d’André, une enseigne plus que centenaire (elle remonte à 1896). Créée en 2006, la start-up a amorcé sa présence physique en 2015 et revendique désormais une douzaine de magasins. Son réseau va donc être multiplié par quinze avec la nouvelle acquisition !

Les acteurs de l’e-commerce sont, pour une grande partie d’entre eux, désormais convaincus que la stratégie « omni-canal » est la plus pertinente car les consommateurs apprécient la complémentarité entre les modes d’accès à une enseigne, sur le principe du ROPO, acronyme signifiant « Research Online, Purchase Offline » mais aussi « Research Offline, Purchase Online » : quand une entreprise est à la fois présente sur le net et physiquement, une importante proportion des clients ou prospects (plus des deux tiers, en moyenne) se rendent en magasin avant d’acheter sur Internet et inversement, la quasi-totalité d’entre eux se renseignent sur la toile avant d’acheter en boutique.

Une présence physique est aussi pour le client l’occasion d’une expérience plus riche : pour certains produits, toucher, essayer et être conseillé restent des éléments déterminants dans l’acte d’achat et ont une incidence directe sur la fidélité, augmentant « la valeur du client sur la durée ». Pour le PDG et fondateur de Spartoo, Boris Saragaglia, « Internet est une commodité : on clique, on commande. Il y a peu d’émotion, peu de chaleur. Dans les magasins, le client tisse une relation avec le produit. Il va pouvoir développer une préférence pour la marque, et donc devenir fidèle. Un client en magasin est cinquante pour cent plus fidèle que sur Internet ».

Mais il met aussi en avant un argument quantitatif : le poids de la vente en magasin. Malgré sa progression très rapide, le e-commerce ne représente encore que dix pour cent des ventes. Selon lui « dans la chaussure, les pure players ne répondent qu’à une petite partie de la demande. Le web est anecdotique et risque de vite atteindre ses limites ».

Cela étant, les implantations physiques ne sont pas forcément dédiées à la vente, se limitant alors au rôle de vitrine ou d’« ambassadeur de la marque ». Le site britannique de mobilier design Made.com, créé en 2010, vient d’inaugurer un showroom de 840 mètre carrés à Paris, à la suite de ceux de Londres, Milan et Amsterdam. Il est conçu comme un lieu de vie et non un lieu de vente (on peut s’y installer à un bureau ou dans un canapé pour travailler ou discuter). Les collaborateurs sont exclusivement dédiés au conseil et organisent des animations ponctuelles avec des créateurs ou des artistes pour créer une expérience unique dont le client est supposé se souvenir, consciemment ou non, au moment de l’acte d’achat.

Tous les acteurs de l’e-commerce ne sont pas convaincus par cette stratégie « phygitale ». Sarenza, concurrent direct de Spartoo, considère que le jeu n’en vaut pas la chandelle, compte tenu qu’un point de vente ne peut proposer que 1 pour cent des références tout en générant des dépenses élevées en locaux et en personnel. « Même si j’arrivais à faire dix pour cent de mes ventes en magasin, quel est l’intérêt par rapport aux coûts ? Je préfère investir dans le service » a déclaré à Challenges son PDG Stéphane Treppoz.

La question des coûts est d’ailleurs centrale chez les « détaillants historiques », c’est-à-dire ceux qui possèdent de longue date des chaînes de magasins. Constitués à une époque où les modes de consommation et les technologies étaient différents, et longtemps considérés comme un atout commercial de premier ordre, les réseaux se révèlent aujourd’hui encombrants, inadaptés et coûteux : un grand nombre de points de vente, tous secteurs confondus, ne sont plus rentables faute d’une fréquentation suffisante.

L’heure est à la reconfiguration, par diminution du nombre de magasins, réaménagements internes, repositionnements et relocalisations. Les stratégies dévoilées début 2018 par Carrefour et par les Galeries Lafayette illustrent bien ce mouvement.

Parmi les différents volets du plan « Carrefour 2022 » figure un programme d’économies de deux milliards d’euros d’ici à 2020, car, comme l’a reconnu le PDG, Alexandre Bompard, « notre base de coûts est insoutenable à long terme ». Il passe notamment par la fermeture de 273 magasins, surtout des petites et moyennes surfaces faisant partie des 611 points de vente rachetés à l’espagnol Dia en 2014 et exploités sous les enseignes Carrefour Market, Carrefour City et Carrefour Contact.

En principe, aucun hypermarché ne sera fermé mais leurs surfaces seront réduites et réaménagées, éventuellement en partenariat avec des acteurs spécialisés comme Fnac-Darty. Très en retard par rapport à ses concurrents en matière digitale, Carrefour souhaite également, grâce aux économies réalisées, développer les ventes en ligne, le « click & collect » et les livraisons rapides. La société prévoit d’investir 2,8 milliards d’euros dans le digital d’ici à 2022, soit six fois plus qu’actuellement, pour devenir véritablement multi-canal : « le client doit être dans un même univers, qu’il soit en ligne ou en magasin. C’est comme ça qu’il devient plus fidèle » a martelé M. Bompard.

La stratégie des Galeries Lafayette (3,8 milliards de chiffre d’affaires), quant à elle, consiste principalement à donner la priorité aux implantations à l’international au détriment du « réseau historique » en France. Jusqu’ici peu présent à l’étranger malgré sa notoriété planétaire, le groupe a aujourd’hui pour ambition d’ouvrir une vingtaine de magasins dans le monde dans les cinq années à venir.

Un des moments forts de cette stratégie sera l’inauguration du magasin de Luxembourg, fin 2019. En révélant le projet fin janvier Nicolas Houzé, le directeur général du groupe, a indiqué que le Grand-Duché était « un pays où notre savoir-faire mode est très apprécié des clients locaux comme des 3,5 millions de visiteurs internationaux, notamment issus du tourisme d’affaires ». Sans le dire ouvertement les Galeries Lafayette misent sur l’impact du Brexit et l’arrivée d’une clientèle jeune et à fort pouvoir d’achat. À noter que ce magasin sera le seul, avec celui de Berlin (créé en 1996) à être détenu en propre, et le seul prévu en Europe avec celui de Milan programmé pour 2021.

Les autres implantations seront réalisées sous le régime de la franchise et concentrées en Asie et au Proche-Orient. Déjà présent à Dubaï, Istanbul, Jakarta et Pékin, le groupe doit s’installer cette année à Shanghai et à Doha, avant Koweït-City en 2019, année où un second magasin est prévu à Istanbul. Bien évidemment les entités étrangères ressembleront davantage par leur architecture et leur offre au vaisseau amiral du boulevard Hausmann qu’aux magasins de Montpellier ou de Lyon, et miseront clairement sur les produits et les marques de luxe, pour générer un chiffre d’affaires au mètre carré sans commune mesure avec le réseau français.

Ce dernier sera précisément restructuré par des mises en franchise, sur le modèle éprouvé à l’international : 22 des 53 magasins actuels seront vendus à des investisseurs privés tout en en conservant l’enseigne, principalement dans des villes moyennes comme Chambéry, Belfort ou La Rochelle. Mais la reconfiguration du réseau domestique prévoit également de déployer de nouveaux formats comme l’outlet et, dans les très grandes villes, de déplacer des points de vente vers des zones à plus gros potentiel.

Comme chez Carrefour, il s’agit aussi d’accélérer la digitalisation des magasins et de devenir « un véritable acteur multicanal » alors que le groupe est à la peine sur Internet. Plutôt que de développer une solution en interne, les Galeries Lafayette ont choisi de frapper un grand coup en annonçant en août 2017 le rachat, qui sera effectif courant 2018, de La Redoute (chiffre d’affaires : 750 millions d’euros) une société très connue, pionnière de la vente par correspondance dans les années 20 et qui a su prendre le virage du numérique malgré de nombreuses vicissitudes. Avec un site qui revendique neuf millions de visiteurs uniques par mois (le double de celui des Galleries Lafayette), La Redoute apportera son expérience de l’e-commerce, de sorte que la nouvelle entité ambitionne de réaliser en ligne trente pour cent de ses ventes d’ici deux ans.

Les acteurs du e-commerce et les détaillants traditionnels convergent donc pour reconnaître que l’importance des magasins en dur, indissociables de l’expérience-client. Mais les stratégies des uns et des autres donnent à penser qu’une profonde transformation est à prévoir pour les réseaux physiques, en termes de maillage, de conception des locaux et de fonctions, ainsi que sur le plan des méthodes de vente et de l’offre de produits et services.

Digitalisation de la vente

La digitalisation des magasins traditionnels signifie surtout y faire davantage de place aux outils numériquesqui sont devenus familiers aux clients dans les différents aspects de leur vie quotidienne. Les enseignes venues de l’e-commerce sont logiquement en pointe dans ce domaine : ainsi dans les show-rooms de Made.comtoutes les informations sur les produits sont disponibles via une table interactive. Mais les détaillants classiques ne sont pas en restecomme le montre le cas de Maisons du Monde (Land du 13 octobre 2017) où les vendeurs sont équipés de tablettes permettant de renseigner les clients et de leur présenter l’intégralité des 4 000 références de meubles et des 12 000 articles de décorationalors que les magasins ne peuvent en exposer que dix pour cent au maximumet même d’enregistrer leurs paiements. Les ventes réalisées grâce aux tablettes représentent aujourd’hui le tiers du chiffre d’affairesdavantage que celles sur le site Internet (environ un quart).

Chez Dartyl’usage des tablettes est complété par celui de « beacons »des petites balises sous forme de boîtier qui utilisent la technologie bluetooth pour localiser les clients à l’intérieur d’un magasin et interagir avec lui. Plus simple mais tout aussi efficace : chez Bricocenterfiliale italienne de Leroy-Merlin (groupe Mulliez)les étiquettes de certains produits comportent le nom et le numéro de téléphone du vendeurque le client peut contacter en cas de besoin.

Cette évolution redonne un rôle central aux personnels de ventequi restent le meilleur moyen de se différencier des sites « pure players » du commerce en ligne. Avoir des « vendeurs augmentés » implique un effort spécifique de formation de ces derniersmais aussi de les rémunérer à hauteur de leurs compétences et de leurs contributions. Cela reste un point faible du commerce de détailqui souffre toujours d’un turnover élevé du personnel. gc

Georges Canto
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