Les centres commerciaux symbolisent-ils un modernisme du passé et dépassé ? Une visite des non-lieux

Un monde parfait

d'Lëtzebuerger Land vom 26.08.2016

Obsolescence De nombreuses tendances semblent comploter contre le modèle d’affaires des centres commerciaux. L’expansion du commerce électronique et de ses stratégies publicitaires ciblées, l’afflux d’expats plus rompus aux transports en commun, les progrès de la mobilité douce et l’attrait retrouvé des supermarchés de quartier : le shopping mall serait-il un géant aux pieds d’argile ? Sous le titre World of Malls – Architekturen des Konsums, la Pinacothèque d’art moderne de Munich dédie actuellement une exposition à ce phénomène social et urbanistique. Dans le catalogue (paru au Hatje Cantz Verlag), Sophie Wolfrum, urbaniste à la Technische Universität München, pointe la possibilité que les centres commerciaux se transforment en « reliques d’un temps révolu ». Et de poser la question : « Was passiert mit all diesen gigantischen Baumassen wenn sie einstmals das Zeitliche segnen sollten ? » À la manière des friches industrielles, les friches commerciales devront-elles un jour s’inventer une nouvelle vocation ?

Au Luxembourg, ces conjectures semblent peu inquiéter les exploitants des centres commerciaux. En 2013, la Belle Étoile a inauguré une nouvelle aile abritant 35 magasins supplémentaires, la City Concorde va faire de la place pour vingt nouvelles unités, l’Auchan 2 sur le Ban de Gasperich vise 130 magasins et le Royal Hamilius contiendra des dizaines d’enseignes, dont deux grands magasins. Faire des prévisions est un exercice hasardeux. À leurs débuts, la Belle Étoile et la City Concorde étaient ainsi considérées comme des projets à haut risque. En 1973, un cabinet de conseil de Cologne avait même prédit qu’elles ne pouvaient être profitables et étaient vouées à une mort prématurée.

Le monde d’hier Lorsque, au début des années 1970, le fondateur de Cactus, Paul Leesch, cherche quelqu’un pour le conseiller dans la construction et l’exploitation de ce qui allait devenir la Belle Étoile, il se tournera vers l’Américain Martin Erlebacher, qui avait déjà conçu plusieurs supermarchés Cactus. En à peine onze mois, sur une prairie à Bertrange, sera érigé un centre commercial qui ouvrira le 3 juillet 1974. Pour construire et gérer un centre commercial, il faut en maîtriser les codes. Développées dans les années 1960 et 1980 aux États-Unis, des techniques furent standardisées et reproduites à l’échelle planétaire.

À commencer par la disposition de l’espace. Margaret Crawford, professeure en histoire de l’architecture à l’Université de Berkeley, en donne quelques éléments dans son article « The World is a Shopping Mall » : « All the familiar tricks of mall design – limited entrances, escalators placed only at the end of corridors, fountains and benches carefully positioned to entice shoppers into stores – control the flow of consumers through the numbingly repetitive corridors of shops. » Derrière ses 210 mètres de façade, la Belle Étoile a la forme d’un long couloir. Alain Lauff, qui a été durant quarante ans le directeur (ou le bourgmestre) du mall explique que l’option longitudinale avait été une des raisons du succès de la Belle Étoile. En créant « une ligne droite », les clients sont obligés de monter, puis de redescendre la galerie marchande, passant devant toutes les vitrines.

La Belle Étoile avec ses plafonds et carrelages brun foncé est le témoin d’un modernisme du passé qui évoque aujourd’hui de la nostalgie. Tout au long de ses trois extensions et rénovations, le centre commercial a pris soin de garder intacts ces rappels rétro. Ainsi, lorsqu’à la fin des années 1990, le plafond a été refait, la couleur originale fut maintenue. À certains détours, on tombe sur les traces du centre commercial d’antan : les grandes plaques couleur ocre, les dentelles de petits cailloux, les balustrades en plexiglass teinté. Selon Manu Konsbruck, qui dirige depuis 2013 le centre commercial, ce « style rétro fait partie d’une identité conviviale ». Mais pour attirer les jeunes des lycées récemment construits à Mamer, l’extension inaugurée en 2013 se veut moderne et mise sur le blanc aseptisé et la lumière (et des enseignes comme McDonald’s, H&M et Zara).

Paradis artificiels La City Concorde avait ouvert le 9 mai 1974, donc deux mois avant sa rivale. Jean Bram, le développeur du centre commercial – il a vendu son magasin de textile en 1984 à la firme allemande Konen pour se concentrer sur l’exploitation du parc immobilier –, voulait créer un immeuble se différenciant des « hangars en pleine campagne ». Le plan de la City Concorde est plus intriqué que celui de la Belle Étoile, au point que le non-habitué risque de s’y perdre. La configuration imite les villes européennes, avec leurs squares, avenues et ruelles transversales, réminiscences urbaines transposées dans le monde clos et climatisé du centre commercial.

Pour créer un paradis artificiel et postmoderne pour la classe moyenne aisée, Jean Bram ne lésina pas sur les moyens. Il fit installer des fontaines d’eau et des perroquets, des arcs en pierre et des réverbères. Dans une publicité de juin 1988, la City Concorde se présenta comme « bien plus qu’un centre commercial » : « C’est un lieu d’excursion. » Les simulations de nature et l’exotisme derrière une façade peu accueillante comptent parmi les moyens les plus répandus du business des malls. La curatrice de World of Malls, Vera Simone Bader, note ainsi dans le catalogue de l’expo : « Die illusionistische Gestaltung nimmt den Besucher in eine idealisierte Welt mit, in eine Art Hyperrealität, die frei von Dreck, Chaos und Unrat ist und in der es niemals regnet, stürmt oder schneit ».

En 1994, la famille Bram-Koster fit construire une grande « Plaza » sur trois étages, à l’écart de l’entrée principale. Le tout dégage un air nouveau riche. Au rez-de-chaussée trône un piano à queue, le sol est marbré et les balustrades sont recouvertes d’une couche en or de pacotille. Si la Belle Étoile rappelle les années 1970-1980, la City Concorde reste ancrée dans les années 1990 ; aussi à cause de la couleur turquoise qui orne les châssis de fenêtres et sert de fil conducteur esthétique.

Vera Simone Bader décrit les centres commerciaux comme un modèle d’affaires menacé d’obsolescence et donc forcé de constamment se réinventer : « Immer mehr Verkaufsvorgänge werden in einen virtuellen Raum überführt, der keine ortsgebundene Architektur mehr braucht. Allein aus diesem Grunde müssen sich die Betreiber umorientieren und neue inhaltliche und architektonische Konzepte zulassen ». Trois ans après les extensions de la Belle Étoile, et alors que se profilent les ouvertures du Royal Hamilius et d’Auchan Gasperich, des travaux d’extension à la City Concorde débuteront cet automne. Jörg Weber, l’architecte en charge, a dessiné une nouvelle entrée principale qui sera située entre deux cafés-restaurants, « une place accueillante avec des bancs, une situation plus urbaine ». Quant au hall d’entrée, il devra rappeler, dit-il, « une piazza ». À RTL-Radio, Weber avait expliqué que la City Concorde n’avait jamais voulu être un immeuble « moderne » et que son extension serait « zeitgemäß aber zeitlos ». « La famille Koster veut que les différentes époques du centre commercial restent lisibles », précise l’architecte au Land.

Les grands magasins de la Ville-haute, comme le Centre Rosenstiel et sa façade élancée ou le Palais du mobilier Bonn Frères Magasins et ses enseignes lumineuses et vitrines bombées étaient extrovertis : ils avaient été conçus comme cathédrales de la consommation et devaient frapper l’attention des piétons. Les deux centres commerciaux de Bertrange de 1974 sont repliés sur eux-mêmes. La façade de la City Concorde est un gigantesque miroir. Elle est composée de larges baies vitrées réfléchissantes, sur lesquelles on voit les carrosseries de centaines de voitures stationnées sur le parking. Paul Leesch et Jean Bram n’avaient fait qu’importer sur la « gréng Wiss » luxembourgeoise un concept inventé vingt plus tôt par l’architecte Victor Gruen. L’Autrichien, qui avait trouvé refuge aux États-Unis dans les années 1930, est considéré comme le Baron Haussmann des suburbs américains. En 1956, dans la banlieue de Minneapolis, il fera construire le premier « centre commercial introverti du monde » : Un bâtiment couvert, en forme de cube gigantesque, doté d’une façade aveugle. Ces bunkers commerciaux coupés de leur environnement, allaient devenir le standard pour les promoteurs immobiliers à travers le monde. (Même si Victor Gruen allait en renier la parenté dès les années 1960).

Kulturpessimismus La littérature scientifique sur les centres commerciaux est empreinte de pessimisme culturel. Les malls sont décrits comme des institutions obsédées par la surveillance, la manipulation et la sécurité. Or, c’est oublier que, pour de nombreuses personnes, ils constituent le centre de la vie sociale. Ce sont surtout les seniors qui se sont appropriés les lieux. Les employés des centres commerciaux connaissent les habitués. Ainsi, tous les matins, une dizaine de retraités attendent fébrilement l’ouverture des portes tambour de la Belle Étoile. Ils passent leurs journées entre bières et passeggiate, avant de rentrer chez eux.

Ce mardi après-midi, alors que la canicule sévit dehors, la City Concorde est quasiment vide, à part quelques groupes éparpillés de retraités assis dans les cafés. Sur la Panorama Terrasse (qui, malgré son nom, se trouve à l’intérieur, au deuxième étage), une demi-douzaine de sexagénaires est réunie autour d’une table. Ils viennent tous du Minett, mais se sont connus à la City Concorde où ils se retrouvent une à deux fois par semaine à l’heure du déjeuner. Pourquoi viennent-ils là ? La réponse est invariablement : les parkings. Pour eux, le centre commercial présente l’avantage de l’accessibilité. (Un des retraités porte une prothèse et marche aux béquilles, une autre s’avance grâce à un déambulateur.) Ils disent apprécier la « Heemlechkeet » de la City Concorde où ils se sentent mieux que dans la zone piétonne d’Esch, décrite comme « dégueulasse » voire dangereuse. « Je me sens plus sûr ici qu’à Esch », dit l’un. C’est peut-être une illusion, mais ici rien ne provoque des sentiments d’angoisse.

Dès son ouverture, la Belle Étoile tentait de créer une communauté de consommateurs. La direction montait des soirées « country and western », des défilés de mode « avec l’aide galante d’un groupe de gondolieri », des concerts de Fausti et créa un club de vin qui compte aujourd’hui quelque 4 000 membres. Selon Alain Lauff, l’ancien directeur du centre commercial, il ne faudrait pas sous-estimer l’attrait exercé par ces animations et expositions (renouvelées toutes les deux semaines), particulièrement à une époque où la vie culturelle luxembourgeoise était à l’état végétatif. Ces actions n’étaient évidemment pas désintéressées : « C’était à nous d’amener les visiteurs ; c’était aux commerçants de les transformer en clients », résume Lauff. Les 105 commerces de la Belle Étoile sont réunis au sein d’une association d’exploitants (Assex). Elle finance les campagnes publicitaires, édite un magazine (tirage : 170 200 exemplaires), se concerte sur les soldes et les ouvertures dominicales. Cette Asbl permet de synchroniser toutes les parties du village, qui « toutes doivent suivre les mêmes règles du jeu et les mêmes horaires. », explique le directeur de la Belle Étoile Manu Konsbruck.

Ersatz Au Luxembourg, les « Vingt Splendides » (1985-2007) suivaient aux « Trente Glorieuses » (1945-1975) avec dix ans d’interlude de crise. La rente de l’offshore enrichit, via le facteur immobilier, la classe moyenne. Alors que la Ville de Luxembourg se vidait de ses habitants (dans les années 1980, même en nombres absolus), de nouvelles cités poussèrent en périphérie. Elles étaient souvent amorphes et manquaient de densité, de transports en commun et de liens sociaux. Les centres commerciaux allaient fournir un ersatz d’urbanité à la population des cités. On y retrouve les avenues, fontaines, mini-parcs, cafés et bancs typiques du paysage urbain. Mais, comme le remarque Margaret Crawford dans The World in a Shopping Mall : « Like the suburban house, which rejected the sociability of front porches and sidewalks for private backyards, the malls looked inward, turning their back on the public street. Set in the middle of nowhere, these consumer landscapes reflected the profound distrust of the street as a public arena. »

Les centres commerciaux sont un espace privé déguisé en espace public. Les comportements « déviants » conduisent rapidement à l’expulsion polie par des agents de sécurité. Un vendeur travaillant à City Concorde évoque ainsi une clientèle « de la haute classe moyenne et qui se considère meilleure que les autres » : « Les gens qui n’entrent pas dans le cadre, comme les mendiants, sont rapidement mis dehors par la sécurité. » (On se souvient de l’hystérie collective déclenchée l’été dernier par une campagne anti-mendiants made by RTL et qui semblait indiquer que de nombreux résidents ne supportaient plus, non pas la pauvreté, mais la vue des pauvres.) Les centres commerciaux sont des cités dont la politique est bannie. Aussi bien la Belle Étoile que la City Concorde interdisent ainsi aux partis politiques de tenir des stands ou de distribuer des tracts dans leurs enceintes. « Cela coule de source, estime Alain Lauff. Si on a un parti qui distribue des tracts, les deux tiers des clients seront offensés ». François Remy, le président exécutif d’Auchan Luxembourg, se dit « réservé sur le sujet » : « Nous faisons essentiellement de l’animation commerciale ».

Aux États-Unis, la Cour suprême s’est penchée à plusieurs reprises sur la question, après que des syndicalistes, témoins de Jéhovah et antimilitaristes aient fait valoir leur droit à la liberté d’expression. Mais, jusqu’ici, aucune jurisprudence stable n’a émergé. Certains juges estimant que les centres commerciaux, de par leur prétention de se substituer aux centres villes, étaient le « functional equivalent » des voies publiques. D’autres mettant en avant les droits de la propriété. Comme le nota l’historienne de l’Université de Harvard, Lizbeth Cohen, les centres commerciaux, en privatisant l’espace public, « privileged the rights of private property owners over citizens’ traditional rights of free speech in community forums ».

Leesch & Koster La plupart du temps, le développement des centres commerciaux est financé par des fonds de pension ou des grands groupes immobiliers capables de mobiliser le capital nécessaire. Le Luxembourg fait quelque peu exception. Les centres commerciaux restent en partie entre les mains de familles commerçantes luxembourgeoises, comme les Leesch (Belle Étoile) et les Bram-Koster (City Concorde). Dans une interview accordée au Journal Thierry Debourse, « head of retail Benelux » de Jones Lang Lasalle (JLL), voyait dans ce capitalisme familial la raison pour la « très grande stabilité dans les centres commerciaux » : « Les propriétaires luxembourgeois n’aiment pas la rotation, [ils] aiment la stabilité et vont préférer négocier avec leur locataire pour les maintenir dans les lieux plutôt que d’autres propriétaires qui voient la rentabilité. Si on regarde le turnover d’Auchan Kirchberg par exemple, il est assez impressionnant : il y a beaucoup de magasins qui changent chaque année dans le centre. » (« C’est faux, certains commerçants sont avec nous depuis l’ouverture ; d’ailleurs nos contrats de bail ne sont pas annuels », estime le chef d’Auchan Luxembourg, François Remy.)

Mais la prévalence des Leesch et Bram-Koster vacille. Le Royal Hamilius a ainsi été racheté par le Fonds souverain d’Abou Dhabi (pour au moins 300 millions d’euros, selon les consultants en immobilier Cushman & Wakefield). Quant à Auchan 2, le projet est financé par le consortium Immochan qui réunit la chaîne de supermarchés française et le promoteur luxembourgeois Flavio Becca.

Perfect Blend Dans l’historiographie Cactus, 1988 marque l’année du triomphe sur les opposants, incrédules et sceptiques de jadis : C’est l’année où la ville « monte » à Bertrange. Le pâtissier Namur, le libraire Ernster, le bijoutier Schroeder, le quincailleur Neuberg, le disquaire Télédisc, le zoologue Josy Welter, les maroquineries Schweich, les vénérables enseignes de la Ville-haute se résignaient et se mettaient au vert. Or les marques internationales de luxe, qui ont repris la rue Philippe II, restent aux abonnés absents : « Nous n’avons jamais reçu de demande de la part d’un Hermès ou d’un Chanel », dit Manu Konsbruck.

Avec partout les mêmes enseignes internationales, les zones piétonnes se confondent de plus en plus avec les centres commerciaux. Les villes commerçantes en crise ont même fait installer des haut-parleurs dans leurs zones piétonnes, comme une mauvaise imitation des malls. (Ettelbruck en compte ainsi 164, fixés aux façades.) La pire des choses qui puisse arriver à une zone commerciale – et c’est ce qui s’est passé au Belval Plaza, à Wiltz et à Ettelbruck – ce sont des emplacements vides, formant des trous dans l’alignement parfait des vitrines. Les centres commerciaux ont un atout structurel majeur : un management centralisé qui peut composer le mélange parfait de magasins, ajustable selon les modes changeantes. La condition étant d’offrir tous les services sous un toit, un « one-stop-shopping », du serrurier aux chaînes de textile. (Au Luxembourg, l’élément manquant étant invariablement les pharmacies, le nombre de concessions étant limité à 91.)

Aujourd’hui, de la Belle Étoile à Auchan 2, tous veulent se distinguer, tous veulent trouver les bonnes niches, tous disent vouloir attirer des magasins locaux. À force de vouloir se différencier, les centres commerciaux finiront-ils par tous se ressembler ? Ainsi, la Belle Étoile a jubilé lorsqu’elle a réussi à attirer Nespresso sous son toit. Pour accommoder ces « locomotives », le loyer (en moyenne soixante euros le mètre carré) peut être revu à la baisse. Par le passé, pour trouver la parade, quasi chaque promoteur lançant un nouveau centre commercial (et quasi chaque bourgmestre voulant faire revivre son centre-ville) finissait par approcher Utopia SA pour la prier d’ouvrir un multiplexe et d’endosser le rôle d’aimant. Or les responsables d’Utopia SA considérèrent le marché comme trop petit pour accommoder un troisième multiplex. (En plus, il faudrait contractuellement forcer les restaurants et bars à rester ouverts tard pour accueillir les spectateurs sortant des projections.)

Royal Hamilius Stricto sensu, le Royal Hamilius (dessiné par Foster & Partners, un bureau qui, depuis quelques années, a construit plusieurs shopping malls, notamment dans les pétromonarchies du Golfe) ne sera pas un centre commercial. Chaque magasin disposera de sa propre entrée ; il n’y aura donc pas de galerie couverte où les passants pourront fuir la pluie en désertant les rues piétonnes environnantes. Les loyers au mètre carré pour les futurs magasins Royal Hamilius s’annoncent prohibitifs ; au bas mot, minimum cent euros le mètre carré. (La commercialisation débutera une fois le gros œuvre terminé.) Les petites échoppes indépendantes tenues par de jeunes créateurs locaux – et qui font l’attractivité de villes hipstérisées comme Berlin ou Barcelone –, seront hors course. En vendant le terrain (en emphytéose, donc après 75 ans, le terrain et l’immeuble reviendront à la commune) au meilleur offrant, la Ville de Luxembourg, soucieuse de couvrir les frais des acquisitions des terrains, pave ainsi le chemin pour les quelques grandes enseignes qui pullulent dans les rues piétonnes de toutes les villes de province d’Europe.

C’est l’agence immobilière Jones Lang Lasalle (JLL), épaulée par des spécialistes londoniens, qui est chargée de trouver des locataires pour les magasins, des acheteurs pour les appartements et un opérateur pour le parking. Pour Romain Muller, le managing director de JLL au Luxembourg, ce qui manque au Luxembourg, ce sont les marques moyennes : « Vous trouvez une chemise à 400 euros et à dix euros ; or dénicher une chemise à soixante euros sera difficile. On oublie que beaucoup de gens ne gagnent ni des millions ni le RMG. C’est ce segment du milieu qui va faire ses achats à l’étranger. » Les magasins annoncés jusqu’ici devraient surtout s’adresser à la classe moyenne : le department store belge Galeria Inno (dont la surface sera à peu près équivalente à celle de feu Monopol) et la Fnac dont le Luxembourg attend l’arrivée depuis si longtemps que son installation semble tardive, puisque le temps où les Luxembourgeois allaient acheter leurs CD et DVD dans la Fnac de Metz est bien révolu.

Auchan 2 La concurrence anticipe avec anxiété l’ouverture de l’hypermarché Auchan 2 dans les prés de Gasperich. Avec ses 130 magasins sur une surface commerciale de 37 000 mètres carrés – soit le double du Royal Hamilius – le projet aura une puissance de feu commerciale inégalée. Une décennie et demie se sera écoulée entre la conception du projet pharaonique et l’ouverture prévue pour novembre 2018. Le projet sera-t-il un monumental anachronisme ? Atteindra-t-il les 10,4 millions de visiteurs (le double de la City Concorde et de la Belle Étoile) et les 400 millions d’euros de chiffre d’affaires escomptés ? C’est loin d’être gagné ; car alors que la population croît, les salaires stagnent et les dépenses baissent.

Pourtant, François Remy, le président exécutif d’Auchan Luxembourg, se dit confiant. Pour survivre et éviter la « cannibalisation » du marché, Auchan 2 devrait attirer les résidents de la Grande Région par une « offre différente » (des enseignes « moyenne et haut de gamme à caractère premium », dit-il, sans préciser lesquelles). Ceci, espère Remy, devrait motiver les nouveaux clients à faire « l’heure de route ». Mais pour le chef d’Auchan Luxembourg, « la première règle de la réussite reste l’emplacement ». Il croit dans l’avenir du Ban de Gasperich comme « lieu de vie dans un environnement urbain ». Le shopping mall n’aura qu’à s’y intégrer. Les scénarios officiels estiment que, d’ici 2025, le nouveau quartier sur le Ban de Gasperich comptera 25 000 employés, habitants et élèves. Inséré entre deux Big Four (Deloitte et PWC) et une firme de domiciliation (Alter Domus), le business prédominera. (D’après les premières estimations officieuses, le quartier comptera 3 500 nouveaux résidents « gasperichois », 2 000 élèves et 19 500 employés.)

Remy veut réussir le doublé dans le nouveau quartier d’affaires au Sud de la Ville, vingt ans après la réussite du centre commercial du Kirchberg. Celui-ci avait été pensé comme moteur pour le développement du quartier. En 1990, Le Fonds d’urbanisation et d’aménagement du Kirchberg (Fuak) avait mis sur pieds un groupe de travail pour examiner la faisabilité économique et financière d’un tel « complexe multifonctionnel ». Fernand Pesch, le président du Fuak, se fera conseiller par Norbert Becker, chef de la branche luxembourgeoise de la firme d’audit Arthur Andersen. (Paul Leesch, le propriétaire de Cactus, joindra le groupe de travail, mais se désistera peu après.) Le centre commercial du Kirchberg sera le premier à délaisser la monofonctionnalité commerciale au profit d’un usage multiple. Ce sera également le premier à se doter d’une façade urbaine et ouverte.

Ces idées étaient dans l’air du temps. Ainsi, en 1992, Margaret Crawford avait pointé le succès des « multi-use malls, followed by office buildings, high-rise apartments and hotels, and finally corporate headquarters. » Dans le catalogue pour World of Malls, Robert Bruegmann, historien de l’architecture à l’University of Illinois à Chicago, évoque le haut taux de mortalité des petits et vétustes centres commerciaux aux États-Unis, remplacés par des formes de commerce de détail alternatifs, de proximité et moins chronophages. Selon Bruegmann, on assisterait possiblement à la fin de la séparation entre habitation et consommation. Les centres commerciaux du XXIe siècle, avec leur fonctionnalité mixte, ressembleront davantage aux centres villes de la première moitié du XXe siècle qu’aux centres commerciaux des « Trente Glorieuses ».

L’architecte Tatiana Fabeck a dessiné les plans pour le gigantesque Auchan 2. Deux tours d’habitation de soixante mètres de haut qui reposent sur un socle contenant une galerie marchande, un hypermarché et quatre niveaux de parkings souterrains. Pour concevoir le centre commercial, Fabeck dit avoir réfléchi de manière psychologique ; et ceci « dans plusieurs strates », intégrant les points de vue de l’architecte, du consommateur et du commerçant « qui veut une visibilité pour son enseigne ». Pour faciliter l’orientation, elle a voulu éviter la création de parcours compliqués au sein du centre commercial. Vis-à-vis de l’entrée principale, l’architecte a prévu une place centrale, qui pourra évoluer « au gré des festivités, des soldes ». En référence au nom du quartier (Cloche d’or), Fabeck a tenté de jouer sur les couleurs « gülden » ainsi que sur les « codes classiques du commerce », comme les miroirs. « Mon idée initiale, dit-elle, était la galerie des glaces et la démultiplication de l’espace ».

Mais le défi principal, dit-elle, aurait été de créer un immeuble « qui communique avec l’extérieur ». Concilier les idéaux d’ouverture et de transparence avec les tendances isolationnistes inhérentes aux centres commerciaux, cela n’a probablement rien d’évident. En 1979, l’écrivaine américaine Joan Didion avait caractérisé la flânerie à travers un centre commercial comme une expérience de dépersonnalisation : « One moves for a while in an aqueous suspension, not only of light, but of judgment, not only of judgment, but of personality ». Pour qu’un consommateur se fasse enchanter par la magie du mall, il est préférable qu’il soit coupé du monde extérieur.

Bernard Thomas
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