L’esthétique relationnelle

d'Lëtzebuerger Land vom 21.04.2017

Comment définir Eric Mangen en premier ? Est-il surtout street artiste, versé dans les muraux de très grand format, comme ce serpent géant qu’il dessina sur un mur à Esch lors de l’événement Quartier 3 en 2015 ? Ou est-il plutôt un barman passionné, qui a géré le King Wilma à Clausen durant quatre ans, puis, après une pause de deux ans, ouvert le Vagabond Bar, puis le restaurant japonais Moi Moi à Dudelange, avec sa partenaire (privée comme en affaires) d’alors Temy Debanck ? « En fait, il s’avère qu’il me faut les deux : lorsque je suis juste dans un café, l’art me manque. Et quand je me consacre uniquement à l’art, c’est la vie nocturne qui vient à me manquer… », raconte-t-il, assis sur la terrasse ensoleillée du Parc Le’h à Dudelange. Lui, « de Stater », s’est installé il y a deux ou trois ans en communauté avec des potes, dans l’ancienne ville industrielle, et n’en est plus reparti. Parce que les gens sont plus directs ici, parce que tout le monde connaît tout le monde – et parce que le vivre ensemble, plus chaleureux qu’ailleurs au Luxembourg, lui rappelle Barcelone, la ville qu’il a embrassée après son bac, initialement pour y faire des études en arts. Or, après un an en animation numérique, qui l’a ennuyé à mort – « je déteste les ordinateurs plus que tout » – Eric s’est retrouvé à travailler 24 heures sur 24 en tant qu’artiste grapheur dans l’atelier d’amis. Mais l’argent vint à manquer, et Eric revint au Luxembourg, comme beaucoup d’autres avant lui.

C’est en travaillant comme homme à tout faire à l’Ikki qu’il se fait repérer par Gérard Valerius, le gérant du King Wilma et boute-en-train professionnel, qui l’embauche pour son célèbre bar. « J’ai beaucoup appris de Gérard », se souvient Eric Mangen. Sur la vie nocturne, mais aussi sur l’art. Parce que, sous ses airs de clown, Valerius est un grand amateur d’art, sa collection d’œuvres de Raymond Hains est désormais connue au-delà du grand-duché. Après quatre ans toutefois, vint Generation Art, l’émission de scripted reality sur la création artistique de RTL Télé Lëtzebuerg, première édition. Eric y participe et atteint la finale. « Je n’ai aucun regret sur cette émission. J’ai beaucoup appris sur moi-même, notamment comment m’exprimer dans d’autres médias que la peinture, grâce aux challenges. Et à l’époque, les gens me connaissaient, c’est l’effet RTL… Or, en matière de résultats professionnels, cela ne m’a pas aidé du tout… Pas une galerie et pas une institution n’a appelé pour me proposer une exposition... » Toutefois, c’est à cette époque-là qu’Eric Mangen décide de se lancer en tant qu’artiste indépendant, sans autre job alimentaire. Une période financièrement très dure, bien qu’il n’ait pas de faux scrupules à accepter des commandes commerciales de ce que d’aucuns appelleraient « décor artistique ». 

« Moi, je peins pour peindre ! affirme-t-il. Je ne suis pas du tout artiste conceptuel et l’art politique ne m’intéresse pas. Moi, ce que j’aime, c’est réaliser des projets, cela me rend heureux. » Et il fait un de ces grands sourires qui désarçonne son vis-à-vis. S’il aimait la théorie et les concepts, il évoquerait peut-être Nicolas Bourriaud et son « esthétique relationnelle » de 1995 pour expliquer ces parallèles qu’il fait entre la vie nocturne, la joie qu’il a à remporter un trophée pour un cocktail, un « bon sushi sans chichis » comme il en a développés avec le Chef Hashimoto pour le Moi Moi et sa passion pour les grands murs, de préférence dans un hall industriel désaffecté, sur lesquels il peint des animaux ou d’autres motifs décoratifs, avec la brosse, la bombe, voire des extincteurs « qui portent jusqu’à 25 mètres ! ». Mais lui dira simplement que « plein d’artistes que je connais cuisinent aussi très bien, il doit y avoir un rapport entre ces deux types de création ». 

Sportif et barbu, Eric Mangen ne cache jamais ses émotions, il a le cœur sur la main. Comme lorsqu’il raconte son fils de quatre ans. Ou ses tatouages, qui, peu à peu, ornent son corps entier – à l’exception des mains et de la tête, espaces restés neutres. Son dieu du tatoo est Dan Sinnes, qui vient de lui décorer son derrière (« ça fait super-mal ! ») et a entamé son ventre avec un pirate qui porte un perroquet. « Le tatoo, c’est un art en soi, comme le graffiti, explique Eric Mangen. Mes tatouages sont comme mon carnet intime, chaque dessin est en rapport avec un événement de ma vie… » Cette vie qu’il aime par-dessus tout, de préférence colorée, rapide et riche en émotions. Mais qui vient de lui faire traverser une période plus difficile, avec la séparation de Temy Debanck, qui fut doublée d’une séparation des biens – en gros, Eric a quitté les deux lieux dont il fut copropriétaire. « Mais, dit-il, c’est quand même incroyable : Le jour où j’ai signé la vente de mes parts dans le Moi Moi, Ainhoa Achutegui m’a appelé pour me proposer une exposition personnelle à Neimënster… » Eric s’en réjouit d’avance, ce sera pour l’automne, il prévoit une grande fête colorée, précédée d’une résidence sur place, durant laquelle il pourra s’éclater à produire de très grands formats à l’extincteur. 

En attendant, il a encore d’autres projets, comme la restauration de bars et cafés – « J’adore les chantiers : tu bosses toute la journée, tu rentres crevé le soir, mais tu as un résultat. Il me faut toujours un résultat ! » – ou l’installation d’un bar-restaurant au nouveau centre sociétaire à Reckange-sur-Mess. Eric est désormais contacté par des propriétaires immobiliers qui cherchent un concept cool à exploiter dans un bâtiment, tout comme il peut être invité à réaliser une grande fresque murale dans un espace industriel, par exemple l’incubateur de Paul Wurth à Hollerich, où il pourra s’adonner à cœur joie. Par contre, les institutions, leurs vernissage huppés, le circuit officiel, les artistes grincheux mais qui ne se renouvellent jamais, c’est pas son truc. La Schläifmillen – souvent appelée « Schloofmillen » pour le confort dans lequel se sont installés ses résidents – a le don de l’agacer. Car quand il a été invité à y occuper un atelier, ce fut comme une reconnaissance pour lui. Aujourd’hui, les pantouflards parmi les occupants l’agacent à tel point qu’il veut repartir. Pas le temps, Eric, pas le temps.

josée hansen
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