Les philosophes face au virus (4)

Kant et l’impératif vaccinal

d'Lëtzebuerger Land du 14.01.2022

« L’effet de la philosophie est la santé de la raison » (Kant)

Que puis-je savoir et que dois-je faire ? Ces deux questions résument les débats actuels sur la pandémie et l’obligation vaccinale, et elles ont servi, il y a deux siècles et demi, de fil rouge à la philosophie d’Immanuel Kant, le Robespierre de la philosophie, dixit Heinrich Heine. Plutôt que « d’emmerder » les antivax, relisons le maître de Königsberg pour éclairer la lanterne de nos décideurs.

Contemporain de la Révolution Française, Immanuel Kant était plus révolutionnaire que les révolutionnaires français qui se contentaient de couper la tête au roi, quand le petit professeur de Königsberg n’hésitait pas à tordre le cou à Dieu, bien longtemps avant Nietzsche. « La critique de la raison pure1 est l’épée qui a décapité le déisme », écrit Heinrich Heine pour expliquer la philosophie allemande aux Français et il continue : « Ihr Franzosen, in Vergleichung mit uns Deutschen seid ihr zahm und moderant. Ihr habt höchstens einen König töten können. »2

Que puis-je savoir sur le virus ?

Ou, pour le dire avec Kant, que puis-je savoir tout court ? L’être humain, écrit le maître de l’« Aufklärung », ne pourra jamais connaître l’essence des choses, car son savoir n’est pas tributaire de la chose en soi, mais de la structure de son cerveau, des catégories de son entendement, qui sont déterminées par les notions de temps et d’espace. Sans fausse modestie, Kant se compare à Copernic qui a délogé la terre du centre de l’univers pour la faire tourner autour du soleil. De même, la raison occupera désormais le centre autour duquel tournera le monde. Ce monde et tout ce qui le constitue est « das Ding an sich », le noumen, qui nous apparaît à travers les phénomènes. Dieu est de l’ordre du noumen, et, en toute logique, nous ne pouvons donc rien en dire. Mais la raison, la « Vernunft », peut se servir des sciences naturelles et de la médecine pour appréhender les phénomènes, c’est-à-dire le monde sensible. Il n’y a donc pas de vérité absolue dans ce domaine, que les antivax, mais aussi les scientifiques purs et durs, se le disent. Mais la raison pure peut produire des modèles qui tiennent lieu de réalité vérifiable et expérimentable bien utile dans la connaissance scientifique et, partant, dans l’organisation de la vie quotidienne. La révolution copernicienne de Kant a donc mis la raison au centre du monde et n’est peut-être pas tout à fait innocente dans l’expansion de l’individualisme qui a fait merveille dans le romantisme et qui fait tache aujourd’hui dans les manifs et autres idéologies nimby (not in my backyard). Car, mise au centre de la philosophie et de la psychologie, le rationnel de la raison, pour le dire avec un pléonasme, a vite fait de se muer en irrationnel, avec l’aide notamment des philosophes de l’idéalisme romantique, Fichte et Schelling en tête, qui ont fait du moi individuel le démiurge de l’univers. Après Kant-Robespierre, voici Fichte-Napoléon, constate Heine, toujours lui : « Là où Kant analyse, Fichte construit. »3 Mais il construit sur du sable, ajouterai-je en paraphrasant Descartes : cogito ergo est, je pense, donc le monde est. Nous comprenons que dans un tel univers, qui est celui des Romantiques, il n’y a pas de place pour les sciences naturelles, ni pour l’argumentation logique. Dans les discussions actuelles, il faut se souvenir de cette leçon, car les antivax purs et durs et autres conspirationnistes sont les descendants de la Naturphilosophie de Schelling, élève direct de Fichte, qui a inspiré aussi les ésotériques et leur prophète Steiner. Alors ? La philosophie de Kant, retournée comme un gant par ses élèves Fichte et Schelling, aurait donc mené dans une impasse ? En d’autres mots : Sa révolution copernicienne aurait-elle mangé ses enfants ? Ce serait compter sans le génie (ou la bonhomie ? ou la couardise ?) du petit professeur qui a pris le marteau un siècle avant Nietzsche pour s’attaquer à l’édifice philosophique de ses aînés.

Que dois-je faire ?

« La critique de la raison pure est le livre principal de Kant, de ses autres écrits on peut plus ou moins se passer », poursuit alors Heinrich Heine, sûrement parce que la suite n’arrange pas ce Juif athée, exilé à Paris, qui constate avec son ironie coutumière que Kant fait suivre sa tragédie par une farce, à savoir La critique de la raison pratique.4 En effet, devant son champ de ruines, pris de pitié pour Lampe, son fidèle domestique fort croyant, pris peut-être aussi de peur devant la police, Kant en vient à postuler l’existence d’une autre raison, de la « praktische Vernunft ». Celle-ci pose par un axiome, par une sorte d’a priori non vérifiable, l’existence de Dieu et de la morale. L’évidence, quoi ! Les catégories du temps et de l’espace, qui régissent la raison pure, nous assignent un hic et nunc, un ici et maintenant où nous vivons avec nos contemporains dans un endroit donné. Nous vivons dans une société où le vivre-ensemble est rendu possible par la raison pratique, que Kant appelle le « gemeine Menschenverstand », qui est une espèce de consensus a priori et inné sur l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, sur ce qui est beau et ce qui est bon et juste. Nul besoin donc d’être instruit et adulte, nul besoin non plus de Dieu (qui devient en quelque sorte un monarque constitutionnel) pour connaître la loi morale qui est saisie intuitivement par tout être humain, docteur ou manœuvre, majeur ou mineur, vacciné ou non. La loi morale est la langue maternelle de l’être humain, elle n’est pas apprise, mais acquise avec le lait de la mère. Mais si Dieu dans son ciel, comme notre Grand-Duc dans son palais, doit se contenter désormais d’inaugurer des chrysanthèmes, l’être humain acquiert par ricochet sa responsabilité de citoyen, il est libre et autonome de suivre la loi morale, en appliquant la célèbre maxime de Kant : « Handle so, dass die Maxime deines Willens jederzeit zugleich als Prinzip einer allgemeinen Gesetzgebung gelten könne ». C’est le fameux impératif catégorique. Kant parle donc bien de législation, ce qui nous ramène au débat actuel. Et cette maxime vaut autant pour les gouvernantes que pour les gouvernés. Elle signifie, littéralement, qu’en se faisant vacciner, on est conscient et on accepte que cet acte puisse servir de justification à une loi sur l’obligation vaccinale. Et vice-versa. Mais Kant ne parle pas seulement de l’action, il parle aussi de la maxime de la volonté, donc de l’intention. Pour qu’une action soit morale, il faut que l’intention y soit, il faut que l’acteur, « der Handelnde », soit guidé par la seule volonté de faire le bien. Kant prend bien soin d’ajouter qu’il doute lui-même qu’un tel acte, forcément pur et complètement désintéressé, ait jamais existé. Obéir à une loi, qu’elle soit civile ou morale, par crainte de la police ou du diable, pour obtenir un quelconque avantage, voire par pur plaisir n’est pas moral, mais souvent nécessaire. Et c’est d’ailleurs tout ce qu’on demande à la politique. Car dans le domaine de la res publica, c’est le résultat qui compte. Las, les tergiversations autour de l’obligation vaccinale nous font penser qu’au ministère de la Santé on semble plus se soucier du résultat (aléatoire) des urnes que du résultat (bénéfique) d’une loi sur l’obligation vaccinale. Sachez cependant, cher.e.s gouvernant.e.s, que la raison d’État tient à la fois de la raison pure et de la raison pratique. Aude sapere ! Ose savoir, enjoignit Kant. Osez légiférer ! ajouterai-je à l’intention de nos politiques. Osez suivre les philosophes plutôt que vos conseillers en communication ! Car la philosophie de Kant connaît des raisons bien pratiques en ces temps de crise sanitaire.

1 Immanuel Kant, Kritik der reinen Vernunft, Johann Friedrich Hartknoch, Riga, 1781

2 Heinrich Heine, Zur Geschichte der Religion und Philosophie in Deutschland, in: Der Salon, Band II, Hoffmann und Campe, Hamburg, 1834

3 ibid

4 Immanuel Kant, Kritik der praktischen Vernunft, Johann Friedrich Hartknoch, Riga, 1788

Paul Rauchs
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