Pourquoi l’obligation vaccinale est indispensable

Une norme sociale

d'Lëtzebuerger Land du 07.01.2022

À l’heure où le débat sur une mesure de santé publique indispensable mais pas du tout inhabituelle s’organise au Grand-Duché (certes avec retard mais avec la finalité d’une décision d’ici à une ou deux semaines), et à l’heure ou des oppositions sourdes et des mécompréhensions vont de nouveau s’étendre, il convient d’abord de rappeler quelques faits et leur contexte.

Le SARS-CoV-2 s’est hissé en deux ans au niveau de la première cause de mortalité dans le monde. Le virus infecte pratiquement tous les sujets exposés non-immuns. Même s’il ne les rend pas tous malade, il peut prendre des formes très graves et souvent mortelles. Son profil et le niveau de dissémination global sont sans commune mesure avec des événements pandémiques observés dans le passé. C’est surtout l’extraordinaire extension dans le temps de la pandémie du Covid-19, totalement imprévue et à laquelle tous les pays du monde ont du mal à s’adapter, qui impacte de plus en plus nos économies et nos sociétés. Malgré quelques moments de répit, arrachés par des mesures drastiques de limitations des contacts, le système de santé ne résiste plus aux assauts des très nombreuses hospitalisations et transferts aux unités de soins intensifs. Les dommages collatéraux deviennent de plus en plus massifs, que ce soit sur la santé mentale des adolescents et des adultes isolés, sur le report de traitements médicaux importants ou sur les structures et les budgets des systèmes de santé. Ils mettront des années à être réparés, et, pour certains, ils ne le seront jamais.

Après plus de vingt ans de recherches sur les vaccins ARN messager, une adaptation technologique très rapide a pu être réalisée, et ceci grâce à des investissements inouïs qui, il est vrai, n’ont jamais été mobilisés pour d’autres vaccins peut-être tout aussi nécessaires. Cette relative exception n’enlève rien à la valeur de ce qui a été accompli pour le Covid 19. En effet, plusieurs vaccins hautement efficaces sont à présent disponibles et ont déjà été utilisés à raison de plusieurs milliards de fois, donnant lieu à des observations d’effets secondaires rarissimes et pour la plupart réversibles. Ces produits pharmaceutiques comptent probablement parmi les plus sûrs jamais développés. Les vaccins ne sont donc pas « expérimentaux ». Ils ont bien passé les essais cliniques nécessaires, et bien plus et n’ont pas été développés à la va-vite, comme veut nous le faire croire la coalition hétéroclite des antivax.

La vaccination protège significativement contre les formes graves et sauve des vies, même contre le récent variant Omicron, même déjà une dose unique. La vaccination complète, avec un rappel d’une troisième dose, protège parfaitement, également contre les formes légères, exception faite d’individus porteurs de pathologies graves ou immunosupprimés. La part de cette population vulnérable n’est pas faible, et c’est un devoir de les protéger par tous les moyens disponibles, qui seront surtout indirects. Heureusement, la vaccination réduit la transmission du virus dans une communauté, moins depuis l’apparition des variants Delta et Omicron, mais tout de même de façon importante et mesurable.

La vaccination relève donc ici d’une norme sociale qui permet non seulement de protéger individuellement contre les formes graves de la Covid-19 et ainsi d’éviter de surconsommer des ressources sanitaires qui ne seraient plus disponibles pour soigner les autres malades atteints de pathologies diverses. Elle freine puis abolit la transmission dans la population, sitôt un niveau très important de couverture atteint. Déroger à cette norme sociale de responsabilité ouvre une brèche vers des attitudes et comportements à conséquences similairement graves. Que penser de ceux qui décideront bientôt de ne plus observer les limitations de vitesse dans les villes, de conduire des machines sous l’emprise d’alcool ou de stupéfiants, de porter sur eux des armes à feu chargées au nom d’on-ne-sait-quelle-liberté.

Le taux de vaccination stagne au Luxembourg à un niveau où hélas son impact sur la transmission reste trop faible notamment par rapport au variant Omicron qui a rejoint le sommet de l’échelle de transmissibilité d’agents microbiens. Il stagne depuis un bon moment déjà, et ceci malgré la mobilisation, fût-elle au départ trop timide, de supplétifs efficaces d’administration de vaccins comme les « vacci-bus » et les « Pop Up Vaccination Centres ». L’hésitation à se faire vacciner est donc un défaut de conscience de la valeur que représente la solidarité humaine élémentaire à laquelle nous devons tout dans une société qui refuse la barbarie de laisser mourir ses prochains, faute de soins adéquats. Cette valeur, ce sont des luttes centenaires qui ont permis de l’établir.

Les premières données montrent que l’obligation vaccinale fait reculer les hésitations, elle accélère les prises de décisions reportées et montre à ceux d’entre nous qui ont tendance à toujours reporter l’incontournable que le temps de la procrastination est révolu. Dans sa forme légale, cette obligation individuelle crée également une obligation pour l’État de mieux organiser la campagne en s’approchant de tous les milieux, et notamment de ceux qu’il avait le moins bien réussi à joindre jusqu’ici, de ceux dont la confiance n’a pas encore pu être gagnée ou qui mènent une vie qu’ils croient faussement trop recluse pour représenter un risque d’exposition à la contagion.

L’hésitation vaccinale est réelle, mais elle est moins le résultat d’une conviction profonde dirigée contre la nature même de l’évidence scientifique. Elle résulte d’un sentiment d’insécurité généré par la pandémie et ses contradictions objectives combinées aux nombreuses campagnes de désinformation conduites à travers le pays mais qui ne se fondent sur aucune donnée rationnelle vérifiable. Elle est finalement et surtout le résultat de l’absence de moyens dont une politique de santé publique devrait se doter en mettant en œuvre une norme sociale.

Cette hésitation a hélas fait naitre dans de nombreux esprits l’idée que l’adhésion à une norme de solidarité et d’équité, montée au niveau d’une obligation sociétale, consisterait à persécuter de fait une « minorité ». Les intérêts de cette « minorité », qui prend en otage toute la population vulnérable et qui a souvent une conscience très insuffisante des conséquences de son attitude, l’emporteraient sur le devoir de protection de malades vulnérables ou des professionnels de santé exténués par deux ans de combat en première ligne. La liberté des uns de ne pas croire en la vertu des mesures de protection ne s’arrêterait donc pas là où le droit de survie des autres, c’est-à-dire la plus élémentaire des libertés, commencerait.

Or rien n’est plus faux. Aucune liberté ne peut exister sans responsabilité envers autrui comme le rappellent l’ensemble des philosophes du droit. Dans une contribution publiée en décembre dans la New Left Review, le professeur au Collège de France Alain Supiot rappelle que les théories de la « biopolitique » de Michel Foucault ont atteint leur limite naturelle de survie dans un monde qui a brutalement changé avec la pandémie. Aucun droit n’existe s’il ne relève d’une institution qui le défend ; et le droit aux soins est historiquement établi, et ceci dès les écritures les plus anciennes. La mise en œuvre du droit inaliénable aux soins crée une dette envers ceux qui l’assurent. Le droit de vivre n’est donc pas relatif à un autre droit et ne saurait être assuré seulement à moyen ou long terme, à la faveur de telle ou telle aggravation de la situation. De tels arguments qui relèvent de l’habituelle temporisation politique (on ne décide de rien, sauf lorsqu’il est déjà très tard) sont ici l’expression d’un relativisme éthique qu’on est surpris de trouver parmi les assertions de nos éthicistes appointés.

En regardant encore plus à l’extrême, nous devons nous demander quel sens donner au narcissisme de certaines personnes qui déclarent leur corps comme un territoire inviolable mais se prosternent au milieu d’une chaîne de transmission d’un virus mortel. Leur narcissisme est tel que la notion du risque qu’ils courent et font courir ne peut plus entrer en leur ligne de compte. Leurs conceptions se situent dans la tradition qui est à la fois celle du néo-libéralisme classique et des systèmes totalitaires, où le sens des mots est tout bonnement renversé, où la paix devient la guerre, la servitude un bonheur. Ainsi l’introduction d’une norme sociale se transforme en perte de liberté, alors qu’en réalité, la chute de la transmission du virus aura comme conséquence un gain immense de liberté pour toute la société.

À ceux qui, notamment au sein de cette gauche soi-disant radicale, cherchent par tous les moyens (et surtout par opportunisme) de s’adjuger les faveurs des récalcitrants qu’un anti-autoritarisme convenu a emmuré dans l’irrationnel, je dis : Abandonnez ce combat qui n’est pas le vôtre, il n’est pas digne de l’héritage que vous devriez porter. Ceux que vous voulez défendre ne vous suivront jamais dans vos autres projets. Ils n’auront jamais l’ambition de vous suivre, ni dans la lutte contre l’injustice climatique ni dans celle contre l’injustice sociale.

Aux syndicats qui se sont beaucoup dépensés à retarder l’introduction du pass sanitaire dans les entreprises et notamment dans les hôpitaux : Rappelez-vous de votre lutte il y a quarante ans pour la vaccination gratuite contre l’hépatite B, de vos combats pour l’obligation de l’employeur à assurer la sécurité au travail que paradoxalement vous mettez aujourd’hui en question. Comme vos collègues en Italie et en Espagne, ne traînez pas les pieds, mais mettez-vous à la tête d’un mouvement de solidarité envers les travailleurs les plus exposés au virus et ses conséquences les plus délétères crées par la non-vaccination.

À tous nos gouvernants : Voici le moment à ne plus hésiter ! Au lieu de courir après le virus, anticipez ! Pourquoi hésiter à introduire des normes sociales avancées qui enfin aideront à gagner un peu de terrain sur la pandémie. Les pays voisins introduiront l’obligation sous peu, le Luxembourg aura tout à perdre en se transformant en dernier refuge des antivax.

Michel Pletschette
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