Courte histoire d’un outil d’optimisation fiscale (2007-2015)

Requiem pour le 50bis LIR

d'Lëtzebuerger Land vom 12.12.2014

L’arsenal fiscal se vide. Comme toujours, il aura fallu la pression internationale pour que la législation luxembourgeoise s’adapte, par petits pas. Après une longue période de phasing-out, l’ex-ministre des Finances Luc Frieden (CSV) annonça le 8 avril 2013 la fin du secret bancaire pour non-résidents. Le 2 avril 2014, le Premier ministre Xavier Bettel (DP) déclara avoir renoncé aux intérêts notionnels, qui disparurent aussi discrètement du débat politique qu’ils n’y avaient été introduits. Depuis l’avalanche « Luxleaks », les rulings ne sortent plus qu’au compte-gouttes. La fondation patrimoniale, censée attirer les riches familles, a été remise aux calendes grecques. La prochaine arme fiscale à perdre de son tranchant, probablement au cours de l’année prochaine, sera la intellectual property box (IP box).

Le discret article 50bis de la Loi concernant l’impôt sur le revenu (LIR) ouvrait la voie royale à l’optimisation fiscale. Il exonère à 80 pour cent les revenus nets d’un brevet, d’une marque, d’un modèle, d’un nom de domaine ou des droits d’auteurs issus de logiciels. Les multinationales en raffolaient. De Koch Industries à Caterpillar en passant par McDonald’s et Skype, on retrouve l’article 50bis dans de nombreux montages fiscaux concoctés par les Big Four (PwC, Deloitte, EY et KPMG) et les grands cabinets de fiscalistes. Par souci de sécurité juridique, certains fiscalistes affirment aujourd’hui ne plus proposer à leurs clients des montages incluant l’exonération fiscale prévue par l’IP box. La place financière, tétanisée par le spectacle médiatique international autour de « Luxleaks », fait l’expérience du doute. Parmi les lobbyistes de la place financière, autrefois intarissables sur les mérites de l’IP box, plus personne ne veut parler « on the record » : « C’est trop tôt pour se prononcer, le régime est under scrutiny ».

Ce mardi, à la réunion de l’Ecofin, les représentants luxembourgeois sont eux aussi restés cois sur le sujet des patent boxes, préférant laisser la parole aux alliés de circonstance néerlandais et irlandais. Ces derniers, pour suppléer au « double Irish » dont la fin a été annoncée le 14 octobre, prévoient l’introduction d’une « knowledge box ». En Suisse, la droite fait pression pour qu’un régime similaire soit introduit dans le cadre d’une grande réforme de l’imposition des entreprises. Or, « Luxleaks » rendra ces réalignements fiscaux plus difficiles. « La loi IP a vraiment été utilisée jusqu’à l’extrême par les petits pays », confie un avocat fiscaliste. Sur la place financière, on savait que c’était trop beau pour durer. Et, depuis quelques mois, on s’est fait à l’idée de voir disparaître l’article 50bis sous sa forme actuelle. Un tax partner d’une Big Four estimait au printemps : « Je n’ai pas l’impression que c’est un régime auquel le Luxembourg devrait tenir si on va vers un débat. C’est un régime qu’il faudra laisser tomber, sacrifier. »

Depuis le début de l’année, le groupe « Code de conduite » fiscalité, épaulé par la Commission, passe au peigne fin les neuf patent boxes en vigueur à travers l’Europe dans le cadre d’une « enquête informelle ». Ses premières conclusions non publiques donnent à voir un palmarès de l’érosion de l’assiette fiscale. Les taux d’imposition effectifs s’échelonnent de douze pour cent en Espagne à cinq pour cent aux Pays-Bas. Le Luxembourg se rapproche du modèle hollandais avec 5,8 pour cent. C’est une estimation prudente. Car avec un brin d’ingéniosité et quelques allers-retours entre juridictions accommodantes, le taux peut vite s’approcher des zéro pour cent.

Le talon d’Achille du Luxembourg n’est cependant pas le taux effectif, mais la substance, encore et toujours. Les exigences de la Commission et de l’OCDE vont dans la même sens : pour bénéficier d’une exemption fiscale, une société boîte aux lettres ne fera plus l’affaire, il faudra mettre le paquet et établir une unité de recherche et de développement. Ce jeudi, lors d’une conférence de presse, le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) a déclaré que ce consensus « n’est certainement pas optimal, mais on a décidé de ne pas bloquer. » Or, dans sa loi de 2007, le Luxembourg n’avait prévu aucune exigence de substance. Selon l’ancien ministre de l’Économie Jeannot Krecké (LSAP), il s’agissait « d’être souple sur la substance et rigide sur le domaine de l’application. » Jean-Louis Schiltz, ancien ministre des Communications (CSV), s’exclame : « Je semble être le seul à se souvenir que nous avons introduit la IP box sur arrière-fond de la stratégie de Lisbonne ! À l’époque, tous disaient que l’Europe n’était pas assez compétitive par rapport aux États-Unis. C’est pour cela que nous l’avons introduite. »

Comme pour les tax rulings en 1990, l’IP box luxembourgeoise de 2008 est une importation néerlandaise. Le Luxembourg avait sauté sur un train en marche. En 2007, les Pays-Bas et la Belgique venaient de se doter d’une patent box, l’Espagne (2008) et l’Irlande (2009) allaient suivre. On voulait faire vite, entendant de vagues rumeurs de ce qui se tramait de compétitif dans d’autres pays. Et on se retrouvait avec une loi à laquelle peu étaient préparé. (Il fallut ainsi plus d’une année avant que ne sorte la première circulaire de l’Administration des contributions directes.) Sauf, bien sûr, les associés des Big Four, à la pointe de la technologie fiscale, qui ne perdirent pas de temps. Ils en imposèrent une lecture très libérale de la nouvelle loi et en proposant à leurs clients des montages agressifs, complexifiés à souhait. Vendue comme panacée de la « société de la connaissance », la loi devint un autre outil de pure optimisation fiscale et accoucha d’une boîte aux lettres.

En introduisant une exonération fiscale juteuse sans l’associer à un critère de substance, le gouvernement joua dans les mains des Big Four, EY et Deloitte en tête. Même dans le secteur financier, on le concède : l’article 50bis du Code fiscal aura finalement peu contribué à créer de la substance. « C’était la cerise sur le gâteau, un slide parmi cinquante lors d’une présentation sur la fiscalité d’une des Big Four », estime un praticien de la législation de la propriété intellectuelle, selon lequel la promesse de faire du Luxembourg du jour au lendemain un centre de recherche et de développement aurait été « illusoire ou naïve ».

« Lors de nos voyages à l’étranger, la IP box était le seul argument fiscal que nous intégrions dans nos présentations », dit Jeannot Krecké. (Depuis quelques années, jugé trop sulfureux, l’article 50bis a été retiré de la liste des arguments de vente.) C’était l’ancien ministre de l’Économie et non le ministre des Finances Luc Frieden (CSV) qui, en 2007, avait été à l’initiative du projet de loi poussé par l’American Chamber of Commerce (Amcham). L’IP box fut élaborée au sein d’un groupe de travail réunissant les fonctionnaires, industriels, avocats d’affaires et associés des Big Four.

En 2007, à une semaine de Noël, peu avant midi, l’article 50bis passait la Chambre des députés comme une lettre à la poste. Durant le débat, seules deux interventions y revinrent. Le député Lucien Thiel (CSV) se réjouit de cette « zolidd Steierbefreiung » dans laquelle il aperçut « une partie de la solution au problème créé par la Commission de Bruxelles, lorsqu’elle a tordu le cou à nos holdings. » Claude Meisch (DP), lui aussi, était d’accord : « Avec cette loi de nouveaux champs d’activités peuvent être ouverts ».

Effet collatéral inattendu, la loi amena la situation cocasse qu’une firme domiciliée au Luxembourg menaça de procès les services des transports en commun de New York, New Jersey, Boston, Chicago, Cleveland, Monterey et Portland. Ces villes utilisaient un système qui avertissait les utilisateurs des retards des bus et des métros, pour lequel ArrivalStar disait détenir le brevet. Pour éviter un procès coûteux, de nombreuses municipalités américaines exsangues se résignèrent à un accord confidentiel, en dehors des circuits juridiques. Les sommes renversées comme royalties atterrirent dans une holding de droit luxembourgeois où elles furent exonérées à 80 pour cent par le fisc luxembourgeois.

ArrivalStar est présenté par ses critiques comme un des plus agressifs patent trolls sur le marché. Il s’agit là de firmes qui achètent à droite et à gauche des brevets plus ou moins fantaisistes dans l’idée de se construire un portefeuille. Le but du jeu n’est pas de développer des produits à partir de ces brevets, mais d’attendre qu’un autre le fasse. Une armada d’avocats se mobilise alors, lance tous azimuts une attaque pour demander des royalties, en brandissant la menace d’un procès. Un business model comme un autre.

Domicilié auprès d’une firme d’experts comptables dans le Rollingergrund, ArrivalStar présente peu de substance au Grand-Duché. Ce n’est pas un cas isolé. Core Wireless Licencing, qui détient quelque 2 000 brevets, est hébergé dans une boîte aux lettres au Limpertsberg et fait régulièrement trembler les mastodontes de l’informatique par la menace de procès. Uniloc Technology, qui a trouvé une adresse grand-ducale auprès d’une fiduciaire sur le Kirchberg, a mené des dizaines de procès sur ces dernières années. Toutes sont des entreprises luxembourgeoises, sur le papier du moins. « La majorité énorme des sociétés qui utilisent la IP box ont une substance relativement limitée, je dirais que c’est le cas pour 95 à 96 pour cent. L’impact sur l’emploi est minimal », concède un acteur du secteur ICT.

En 2011, l’Amcham revint à la charge. Elle constitua un deuxième « comité des experts », le nomma « IP white paper » et le fit plancher sur une réforme de l’article 50bis. Les experts – des juristes et des fiscalistes de la place financière – revendiquaient majoritairement une extension du domaine d’application aux droits d’auteurs et au « know how » d’une firme. Confrontés à une telle audace, l’Administration des contributions directes et le pouvoir politique durent calmer les ardeurs. En l’an 3 de la crise, le Luxembourg ne voulait pas faire trop de vagues et évitait soigneusement d’attirer l’attention de Bruxelles. Et à l’inverse des logiciels, brevets ou marques, tous enregistrés, les droits d’auteur ne s’apprécient que lors d’un contentieux. « Presque tout aurait alors pu passer comme droit d’auteur. L’Administration des contributions directes, qui n’est pas experte en ce domaine, aurait eu beaucoup de mal à faire la part des choses », estime Lex Kaufhold, directeur de l’Office de la propriété intellectuelle.

La proposition d’inclure le know how interne – déjà timidement soulevée dans l’avis de 2007 de la Chambre de Commerce, présidée alors par Pierre Gramegna – aurait risqué de conduire à des exonérations fiscales à go go autour d’un concept juridique flou et difficile à appréhender. On imagine les acrobaties comptables. Déjà que l’ACD avait dû taper sur les doigts de quelques PME luxembourgeoises téméraires, qui avaient pensé pouvoir déduire de leur ardoise des profits en les enrobant dans l’article 50bis. D’artisanales montages « faits maison » qui, la plupart du temps, ne tenaient pas la route. N’est pas Big Four qui veut.

Le Luxembourg est le seul pays de l’Union européenne où les revenus provenant du business des adresses Internet sont exonérés. Que le gouvernement ait tardivement intégré les noms de domaine dans la boîte IP était dû au patient lobbying de Xavier Buck. Ce wunderkind du secteur ICT autochtone avait fondé en 2002 Euro DNS, une firme qui gère, loue et vend des noms de domaine, parmi lesquels « whiskey.com », « onlineschool.com » ou l’adresse « business.com » que Buck a vendue à neuf millions d’euros. En janvier 2012, l’autorité de régulation des noms de domaine, Icann, a délivré le droit de création de nouvelles extensions (.photo, .nyc, etc). Suite à cette extension, Buck ne dit pas avoir ressenti un boom particulier au Luxembourg et estime la proportion de noms de domaine enregistrés au Luxembourg à « trois ou quatre pour cent ». Reste que l’arrivée des holdings de Key-Systems en 2011 et de Gandi en 2013 a nourri le petit écosystème des noms de domaine et a fourni du travail à la chaîne aux Big Four.

« Je n’aurai jamais cru que la loi aurait les effets qu’elle a eus, dit Jeannot Krecké. Les sociétés boîtes aux lettres ne sont pas venues sonner aux portes de nos ministères pour se présenter. Nous n’étions souvent pas au courant qu’elles étaient là. » C’est la ligne de défense choisie par les responsables politiques face aux révélations sur l’échelle industrielle de l’optimisation fiscale au Luxembourg : Pour inciter un Amazon ou un Skype à s’établir, il fallait leur offrir des cadeaux fiscaux. Or, profitant de l’ouverture, des milliers de sociétés boîtes aux lettres se seraient malicieusement glissées dans le bureau d’imposition Sociétés 6. « Après quelques années, on aurait dû mener des études sur l’impact d’une réforme fiscale. Mais nous n’avions pas de données chiffrées », clame Krecké. L’ancien ministre, co-auteur d’un manuel sur la fiscalité, devrait pourtant bien connaître les mécanismes de l’optimisation fiscale. Entre 1999 et 2003 il fut consultant externe chez Arthur Andersen, puis, après la chute de la maison Andersen, il se rattacha au réseau d’Ernst & Young en 2003.

Au Luxembourg, la fiscalité est considérée comme une usine à saucisses, dont le pouvoir politique préfère ignorer les recettes de fabrication. Combien de milliards non déclarés étaient jadis cachés dans les banques au Luxembourg ? Pour la classe politique, mieux valait ne pas savoir. Combien de recettes budgétaires grâce aux signatures de Marius Kohl ? Avancer une réponse chiffrée à cette question, serait avouer l’inavouable : que le Luxembourg a établi un modèle de mass marketing d’optimisation fiscale. Un des effets secondaires de cet écran de fumée est qu’il rend impossible d’anticiper l’impact d’une réforme fiscale. Malgré le mantra de la transparence que répète inlassablement le nouveau gouvernement, historiquement, l’opacité fiscale est intimement liée à l’essor de la place financière. Elle en est à la fois cause et effet.

Bernard Thomas
© 2024 d’Lëtzebuerger Land