Rien que ce titre! Mansarde à Paris avec vue sur la mort… Puis il y a l’affiche : un homme nu assis sur un carrelage, le visage entre deux mains, tout dans les tons de gris. Le résumé : une pièce sur la fin de vie du philosophe du désespoir Emil Cioran (1911-1995), atteint de la maladie d’Alzheimer, à Paris. Tout ça un soir de novembre de grisaille comme il faut… Et si on se tirait tout de suite une balle dans la tête au lieu de se vautrer dans cette ambiance maussade et de sombrer dans une déprime ? Or, en fait, la rumeur avait raison : la création théâtrale du metteur en scène Radu Afrim sur un texte original de son compatriote Matei Visniec, montée actuellement à la Kulturfabrik à Esch-Alzette dans le cadre de son programme Belles Roumanies est effectivement un « spectacle follement sexy » (d’Land 44/07), où l’on rit aux larmes tout en réfléchissant, où on regarde des lapins blancs tomber du ciel ou des scènes de copulations de poissons et on se demande quel peut être le vrai statut de la mémoire humaine. La production est sans aucun doute un grand moment de théâtre, du vrai. Visniec qui a suivi le même chemin de l’émigration de la Roumanie vers la France cinquante ans après Cioran, après que leurs textes respectifs ont été interdits chez eux – Cioran s’est installé en France en 1937, où il vécut comme apatride ; Visniec, né en 1956, a rejoint l’Hexagone en 1987, pour y demander le statut de réfugié politique – rend en quelque sorte hommage à son illustre compatriote. Mais il ne dresse pas une biographie des derniers jours, pas plus qu’il n’écrit une hagiographie de ce philosophe adulé comme une rockstar en Roumanie. Mattei Visniec a voulu « montrer la fragilité de la pensée humaine ». Nous rencontrons Cioran lorsque sa mémoire est déjà gravement atteinte par la maladie, le jour où, rentrant de chez son éditeur, Gallimard, il se perd car il ne sait plus où il habite. « Que reste-t-il de l’intellectuel qui fait carrière sur son cynisme ? » est la question centrale que s’est posée l’auteur de pièces comme entre autres La femme comme champ de bataille, que Marja-Leena Junker avait d’ailleurs mise en scène il y a deux ans au Centaure. On retrouve la même Marja-Leena Junker, plus rayonnante que jamais, dans la mise en scène de Radu Afrim, jeune star montante du théâtre roumain. Iconoclaste, Afrim a déconstruit le texte de Visniec, l’a enrichi aussi, de beaucoup d’éléments de mise en scène – vidéo, scènes de pantomime très chorégraphiées, musique – dont beaucoup sont nés lors des improvisations de la troupe roumano-franco-luxembourgeoise. Mais malgré le déluge d’images et l’avalanche d’idées plus ou moins loufoques, Afrim ne feint rien. Il est dans le vrai, le grand théâtre contemporain, et ça fait du bien – avec lui, un lapin blanc est un vrai lapin blanc, vivant, et pas une peluche tirée au sort à la kermesse.Au final, Mansarde à Paris avec vue sur la mort, est un spectacle aussi onirique qu’intelligent. Métaphysique, voire existentialiste par moments – comment l’homme pourrait-il être lucide sans mémoire ? Qu’en est-il d’une société qui a « oublié mille ans d’histoire » ? –, le spectacle a un penchant pour l’absurde, le grotesque, le dérisoire. Les personnages hauts en couleurs – un faux aveugle avec une chouette empaillée ; un prof de lettres qui, après être accusé par sa femme d’avoir tué leur petit lapin blanc, veut se suicider en hommage à la pensée de Cioran, mais demande néanmoins la permission du maître pour le faire ; un deus ex machina peroxydé ; un professeur de philosophie qui enseigne en maillot de bain à la Sorbonne ; une dame qui prend des chaussures pour des pigeons ; un groupe de « rescapés des livres de Cioran » qui aiment d’autant plus les petits plaisirs de la vie après avoir lu ses textes d’une noirceur et d’un pessimisme inquiétants – accompagnent Cioran dans son chemin du retour, dans tous les sens du terme. Constatant sa décrépitude intellectuelle, Cioran craint de se voir réduit à l’état de légume. Et pourtant, le Cioran que nous montre la pièce, celui qui a la mémoire qui flanche, l’amoureux, le gamin, a une grâce et une légèreté incomparables.À côté d’un décor épuré (un sol miroitant devant un écran géant), une grande partie du mérite à la réussite du spectacle revient aux acteurs, notamment à l’excellent Constantin Cojocaru en Emil Cioran, avec une interprétation quasi beckettienne. À ses côtés, Marja Leena Junker interprète une « mademoiselle la mémoire » pleine d’empathie et de tendresse ; Valéry Planck en professeur Tournesol surexcité ; Andrei Elek joue un « Boucle d’or » dodu et le Luxembourgeois Luc Schiltz, qu’on retrouve avec plaisir après sa formation à Liège, est devenu un grand acteur.Conscients des dangers de l’approche de Visniec, qui, non-contrôlée, risquerait de glisser vers la grosse comédie tarte-à-la-crème, voire au ridicule, ils jonglent constamment avec la dialectique fondamentale de Cioran : si le seul espoir de l’homme, la seule perspective qui rende la vie supportable est la possibilité qu’il a de se suicider, faut-il pour autant qu’il le fasse ? N’est-il pas merveilleux que, conscient du gouffre existentiel qui le guettait, Cioran ait pu tomber follement amoureux à la fin de sa vie et vivre en cachette un amour platonique pendant dix ans, démangé néanmoins par le désir sexuel ? Mansarde à Paris avec vue sur la mort est une pièce légère et enjouée, gaie et très esthétique, dont en ressort avec une pêche d’enfer.
Mansarde à Paris avec vue sur la mort, une création théâtrale de Radu Afrim, d’après l’oeuvre de Matei Visniec. avec : Constantin Cojocaru, Marja Leena Junker, Andrei Elek, Valéry Plancke, Audrey Laure Drissens, Elena Popa, Luc Schiltz ; vidéastes : Mihai Pacurar et Mihai Sibianu ; lumières : Karim Saoudi ; qssistant de production : Jérôme Netgen : est encore jouée ce soir, 9 novembre, et demain, 10 novembre à 20 heures à la Kulturfabrik, route de Luxembourg à Esch-Alzette. Pour plus d’informations : www.kulturfabrik.lu.