Précarité, promiscuité, angoisse permanente et humiliations quotidiennes : les conditions de vie des demandeurs de protection internationale se dégradent de jour en jour

Organiser la survie

d'Lëtzebuerger Land du 22.11.2013

Ils en ont les larmes aux yeux, quand ils parlent de leurs élèves. « Je ne vois pas comment nous pourrions, en classe où nous faisons tout pour garantir l’égalité des chances aux jeunes, faire une distinction entre le petit Luxembourgeois et la petite fille des Balkans arrivée avec sa famille en tant que demandeurs de protection internationale ? Nous, ce qu’on regarde, c’est l’intérêt des enfants ! » Nous sommes au Lycée technique du Centre, qui accueille la majorité des enfants immigrés dans ses classes spéciales, avec quelques-uns des enseignants (qui veulent rester anonymes) qui racontent leur quotidien difficile, car incertain pour leurs élèves. Ils fustigent l’injustice que rencontrent ces élèves, racontent qu’ils sont choqués que les enfants de demandeurs d’asile soient interdits de voyage de classe, faute de papiers, que d’autres, dont la demande a été déboutée, n’ont plus rien, aucun revenu, à tel point que toute l’école s’est mobilisée afin que la cantine soit gratuite pour eux. Ils insistent qu’ils ne demandent que des investissements très modestes en équipements scolaires pour leurs cours et essaient d’aider comme ils peuvent à fournir des livres scolaires ou à travailler avec des copies afin de ne pas exclure certains enfants de l’acquisition du savoir pour des raisons matérielles.

Ils essaient de faire partager l’angoisse quotidienne de ceux qui sont menacés d’expulsion, qui appellent le week-end ou le soir, paniqués, parce qu’ils ne savent plus quoi faire, la solidarité des autres élèves, qui font tout leur possible afin de les aider à pouvoir rester, signent des pétitions ou font des collectes d’argent. Le départ d’un élève est toujours un traumatisme pour la classe entière, les plus jeunes surtout, qui ne comprennent pas pourquoi un matin, le banc de leur copain ou amie reste vide. Et ces enseignants expliquent leur engagement à eux : écrire des lettres pour rendre une administration attentive au sort particulier et aux qualités humaines ou intellectuelles d’un enfant, avertir des décideurs politiques, essayer de donner un visage à un sort. « Pourquoi tout le monde n’a pas les mêmes droits ? demande Fabienne. Les gens n’ont pas idée des drames que nous vivons tous les jours ici avec nos élèves ! »

Qui se souvient aussi de cet ado qui, un matin, était venu en retard parce qu’il s’était caché parce que la police a débarqué dans le foyer pour expulser la famille. Mais il est venu quand même, car l’école est essentielle pour beaucoup d’entre eux, un endroit sanctuarisé, qui les protège. D’ailleurs, le directeur du LTC a interdit que les forces de l’ordre y aient accès pour venir chercher des enfants. Un endroit aussi où ils apprennent, qui leur permette de saisir leur chance d’une meilleur vie. « Beaucoup de familles sont extrêmement reconnaissantes que leur enfant puisse être scolarisé, » insiste Pierre, qui affirme que ses meilleurs élèves, les plus motivés, il les a trouvés ici, alors qu’il a travaillé dans des lycées réputés plus élitistes aussi.

Emir est un d’entre ces élèves. Il a 18 ans aujourd’hui et vit avec quatre autres personnes dans une seule chambre dans un foyer. « Je n’ai compris la vie qu’en arrivant au Luxembourg, » raconte-t-il dans un français quasiment parfait. Pourtant, il n’est arrivé qu’il y a deux ans avec sa famille, originaire du Kosovo. Ils ont pris la fuite parce qu’une milice d’anciens militaires essayait de forcer son père à reprendre les armes, ce que son père refusa. « Si nous retournons là-bas, nous serons doublement vus comme des traîtres, » affirme-t-il. Pourtant, leur demande de protection internationale a été déboutée dans toutes les instances, ils n’ont plus de recours légal. Alors Emir et sa famille vivent dans la peur permanente de voir débarquer la police. « Je n’arrive plus à dormir depuis des semaines, je me réveille au moindre bruit, » raconte-t-il, et que depuis qu’il a assisté à l’expulsion d’une autre famille, vu la violence dans laquelle cela se passait, il en était traumatisé.

Ses enseignants remuent ciel et terre pour qu’il puisse rester, parce qu’il a un potentiel scolaire évident, mais aussi parce qu’il joue un vrai rôle dans la communauté scolaire, qu’il intervient lorsqu’il y a des tensions et arrive à calmer le jeu. Son père étant malade, c’est lui qui gère un peu la famille – comme c’est souvent le cas dans ces familles, affirment les enseignants, qui voient beaucoup d’adolescents assumer le rôle d’adulte. « Ces enfants, lorsqu’ils rentrent dans un pays qu’ils ne connaissent guère, après des années d’attente au Luxembourg, c’est autant de vies gâchées, » s’offusque Nathalie.

L’intérêt de l’enfant doit primer sur toutes les autres considérations, écrit aussi l’Ombuds-Comité fir d’Rechter vum Kand (ORK) dans son rapport annuel 2013 présenté mercredi et dont un dossier conséquent est consacré aux enfants des migrants, quel que soit leur statut juridique. Durant sa première année, René Schlechter, le nouveau responsable de l’ORK, a ainsi entre autres visité des foyers pour demandeurs d’asile, comme les principaux à Weilerbach et Marienthal, et fut choqué par la promiscuité et la précarité dans lesquelles vivent ces familles – souvent à quatre ou cinq dans une seule pièce, et ce des années durant. Ameublement spartiate, manque de chaleur et de lumière, peu ou prou de possibilités de jeux pour les enfants – les deux éducatricee de l’Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration (Olai, dépendant du ministère de la Famille) n’ont que quelques heures hebdomadaires par foyer pour jouer avec les enfants... autant de conditions de vie qui révoltent l’ORK dans son rapport. « Les enfants sont doublement précarisés, insista René Schlechter à RTL Radio Lëtzebuerg mercredi, ils ne savent pas ce qui leur arrive, ils n’ont rien décidé. » Pourtant, le bien de leurs enfants, leur assurer une meilleure vie que la leur est une des raisons principales pour beaucoup de parents de migrer, quelles que soient les conditions de leur périple.

Ce qui rend les condition de vie des demandeurs de protection internationale si précaire et si dure en ce moment, c’est le règlement grand-ducal du 8 juin 2012 « sur l’aide sociale aux demandeurs de protection internationale ». Introduit à la va-vite au moment où un grand nombre de nouveaux arrivants déposaient une demande d’asile au Luxembourg – 2 171 en 2011, 2 057 en 2012, essentiellement des Roms de Serbie à l’époque –, il visait clairement à rendre le Luxembourg moins attractif en dégradant expressément les conditions d’accueil. Avant cela, un adulte en procédure de demande recevait 120 euros par mois pour vivre, en plus d’être logé et nourri en foyer. Avec cet argent, il pouvait acheter de la nourriture, des produits d’hygiène, des vêtements ou des chaussures, financer un hobby – vivre plus ou moins dignement. En 2012, ces aides sont drastiquement réduites à 25 euros par adulte et par mois, plus 12,5 euros par enfant. Des bons d’hygiène d’une trentaine d’euros tous les six mois doivent suffire pour acheter des savons, de la lessive, des produits hygiéniques et même, si l’Olai l’accorde, des sous-vêtements.

Un an après l’introduction de ce nouveau système d’aides sociales, le Collectif réfugiés (Lëtzebuerger Flüchtlingsrot, LFR) a réalisé une enquête auprès de récipiendaires de ces aides, les résultats en ont été présentés cet été. La très grande majorité des répondants, 77 pour cent, estiment qu’avec ces aides, ils n’ont pas les moyens pour couvrir leurs besoins alimentaires et vestimentaires et 63 pour cent ne peuvent subvenir aux besoins scolaires, de sports et de loisirs. « C’est par rapport à l’école que les frustrations et le sentiment d’humiliation se font le plus ressentir, lit-on dans cette brève étude du LFR, dans la mesure où les moindres frais doivent faire l’objet d’une demande à l’administration. » D’ailleurs l’augmentation de la charge administrative pour l’Olai notamment, mais aussi pour les demandeurs d’asile eux-mêmes, est un des effets de ce règlement grand-ducal que critiquent toutes les ONG.

Comme Yves Schmidt, chargé de direction à la Caritas, responsable des demandeurs de protection internationale, qui constate une extrême infantilisation des habitants des foyers, qu’on réduit au statut d’assistés. « Aujourd’hui, la situation ne satisfait ni les ONG, ni les demandeurs, affirme-t-il. Quand on voit le travail de gestion administrative et financière qu’il constitue pour les fonctionnaires de l’Olai, c’est clair que ça va au détriment de l’accompagnement social... J’ai connu un temps, où il y a eu beaucoup plus d’échange au sens de travail social. » Pourtant, il constate aussi que les situations personnelles des demandeurs qui arrivent demanderaient au contraire plus d’accompagnement social. Parce que les migrants viennent de régions en guerre ou frappées de plein fouet par la crise, et parce que, en plus de la précarité et du dénuement qui sont les leurs, ils arrivent avec un paquet de problèmes psychiques.

L’Olai pourtant est réduit à gérer des bons, à vérifier des tickets de caisse ou la bonne gestion du « fonds de roulement » qui sert à financer des frais médicaux ou de médicaments – au détriment de l’écoute. D’ailleurs, la prise en charge des soins de santé est un problème majeur de la réforme de 2012, Lucia Coelho du Clae (qui assure actuellement le secrétariat du LFR) connaît des cas de médecins qui refusent désormais de recevoir des demandeurs d’asile, de crainte de ne pas être payés. Comme les demandeurs eux-mêmes, les ONG constatent un traitement au cas par cas des dossiers, un certain arbitraire de la part de l’administration, au lieu de garantir des droits qu’ils pourraient invoquer – ce qui augmente leur dépendance vis-à-vis des structures d’aide. Le LFR a envoyé les résultats de son étude ainsi que ses revendications pour une révision du régime d’aide sociale aux présidents de partis qui négocient actuellement l’accord de coalition pour le gouvernement Bettel / Schneider, estimant même que le Luxembourg ne respecte pas les conditions minimales d’accueil des demandeurs de protection internationale que lui impose la directive sur la question (2013/33/UE), qu’il sera pourtant obligé de transposer en droit luxembourgeois d’ici juillet 2015. La Commission consultative des droits de l’Homme se joint à la revendication en écrivant aux coalitionnaires qu’il incombera au futur gouvernement de « considérer la vulnérabilité » des demandeurs de protection internationale, « qui sont encore plus exposés à des atteintes à leurs droits fondamentaux », notamment en ce qui concerne l’octroi des aides sociales.

Depuis 2012, le nombre de nouvelles demandes de protection internationale a considérablement baissé : selon les derniers chiffres du ministère de l’Immigration, seules 911 personnes ont introduites une telle demande depuis janvier 2013, contre plus de 2 000 par an en 2011 et 2012. Mais on ne peut pas savoir si c’est une conséquence de la dégradation drastique des conditions d’accueil, d’efforts diplomatiques dans les pays d’origine ou d’autres raisons. Depuis janvier, 584 personnes sont reparties chez elles, dont seulement dix pour cent furent des expulsions. Certains mois, notamment en début d’année, il y a eu plus de départs que d’arrivées.

Les noms des enseignants et du jeune demandeur de protection internationale ont été changés par la rédaction à leur demande afin de les protéger.
josée hansen
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