Les Portugais partent pour fuir la violence de la précarité et du chômage ; à leur arrivée au Luxembourg, ils la retrouvent

Capital humain

d'Lëtzebuerger Land du 04.10.2013

Arrivée l’année dernière, Elisabete M. dit sentir au contact de la société luxembourgeoise « une crispation », « une distance » qu’elle a du mal à saisir et qu’elle essaie de décrire par une analogie : « Vous connaissez le sentiment quand on va chez quelqu’un et qu’on se sent de trop ? La personne vous laisse entrer, mais vous sentez parfaitement que quelque chose ne passe pas. » Interrogée sur les motifs de son départ du Portugal, cette enseignante de français, avec vingt ans d’ancienneté –« structurellement liée à la fonction publique portugaise », comme elle dit – évoque la « dégradation professionnelle » : De coupe budgétaire en coupe budgétaire, elle a vu son salaire se réduire comme une peau de chagrin, dégringolant de 1 500 à 1 100 euros (à peu près le double du salaire minimum portugais).

Il y a trois ans, le Premier ministre portugais Pedro Passos Coelho avait appelé les « professeurs excédentaires » à quitter leur « zone de confort ». Trop « douillets », ils devraient « faire preuve de plus d’efforts » et aller « chercher de l’emploi ailleurs », par exemple en Angola ou au Brésil. Une approche qui n’est pas sans rappeler celle des bourgeoisies européennes du milieu du XIXe siècle face à l’émigration vers le Nouveau monde que décrit l’historien Eric Hobsbawm : « Plus ils seraient nombreux à quitter le continent, et mieux cela vaudrait pour eux (puisqu’ils allaient améliorer leurs conditions de vie) comme pour ceux qui restaient (puisque le marché du travail serait moins encombré). »

L’hémorragie démographique que subit le Portugal reste impossible à quantifier de manière exacte. Alors que l’Observatoire de l’émigration portugais estime les départs à environ 75 000 par an, le ministère des Affaires étrangères portugais (qui se base sur les nouvelles inscriptions dans ses consulats à travers le monde) parle de 120 000 émigrants. Entre 2008 et 2013, le consulat portugais à Luxembourg a enregistré autour de 4 000 nouvelles arrivées par an, l’Observatoire de l’émigration, plus prudent, les estime à entre 2 000 et 3 500, enregistrant un pic pour l’année 2011 que confirment les données fournies par le ministère de l’Éducation nationale sur le nombre de scolarisations portugaises dans les classes d’accueil. Par rapport à 2000, cela représente une multiplication par un facteur variant entre cinq et huit. Pour 2013, l’afflux en provenance du Portugal semble s’être stabilisé à un haut niveau.

Si ces chiffres restent flottants, c’est que le phénomène qu’ils sont censés mesurer l’est autant. Les allers-retours sont libres, fréquents et souvent de courte durée. Au sein de l’Union européenne, les citoyens se déplacent dans un espace où règne non seulement la libre circulation des capitaux, des biens et des services, mais également celle des personnes. Les centaines de milliers d’habitants de la « périphérie », jetés sur les routes de l’Europe ne sont plus considérés comme immigrés, mais comme force de travail flexible et mobile rivalisant sur un même marché unique. Encore récemment, la commissaire européenne Viviane Reding faisait l’apologie de cette mobilité tout en déplorant les réticences des salariés européens à vouloir en suivre la logique : « Cela représente un danger pour la croissance et l’innovation dans l’économie de l’UE : malgré des niveaux élevés de chômage, le nombre d’emplois vacants non pourvus augmente et les entreprises peinent à recruter des professionnels qualifiés. Simultanément, les travailleurs passent à côté de possibilités d’emplois dans d’autres pays ou régions. » La commissaire suivait par là le modèle micro-économique qui, dans la tradition néo-classique, considère le phénomène migratoire comme une décision individuelle d’investissement. Comptable de soi-même, l’individu calculerait la valeur des revenus futurs de son capital humain pour différents pays. Si, ailleurs, les rendements nets sont supérieurs que chez lui, il choisira de migrer. Or cette théorie d’une formidable abstraction rationnelle présente un inconvénient embêtant : la réalité pratique se refuse de bien vouloir lui obéir.

Tout d’abord : comment le migrant arrivera-t-il à une évaluation rationnelle et réaliste des coûts et bénéfices à prévoir ? Souvent, les informations dont il dispose sont approximatives et le voyage se fait sur base d’une promesse qui, à l’arrivée, ne pourra être tenue. Beaucoup de Portugais donnent la faute aux émigrés qui, à leur retour au pays, « mettent des idées dans la tête » de leur famille, décrivant un pays de cocagne, tout en entretenant le flou artistique sur les coûts financiers (notamment du loyer), sociaux (36,5 pour cent des inscrits à l’Adem sont de nationalité portugaise), linguistiques (le trilinguisme) et culturels (de nombreux primo-arrivants interviewés ressentaient les Luxembourgeois comme « froids et distants »). Pedro Góis, sociologue au Centro de Estudos Sociais de Coimbra, pointe une autre défaillance de cette migration par réseau familial. Car si celui-ci présente l’avantage d’amortir le coût financier et psychologique de la migration, il risque en même temps de détourner les flux migratoires des pays où les chances de trouver un emploi seraient objectivement plus élevées, mais où, faute de présence d’une communauté enracinée, le migrant ne trouvera pas de relais.

Pour ceux qui n’ont pas de famille sur place, le voyage commence sur Google. Il y a à parier que la deuxième station sera le forum du site lusophone bomdia.lu, dont la rubrique « vivre et travailler au Luxembourg » compte plus de 2 300 entrées. Dans sa thèse sur l’immigration portugaise qu’elle vient de soutenir cet été à l’Université du Luxembourg, Aline Schiltz a analysé ce forum comme bourse d’informations où s’échangent des « stratégies migratoires ». On s’y refile des tuyaux pratiques à la manière d’un vadémécum : « ici, tout fonctionne à travers des agences de travail, ce qui n’apporte aucune sécurité » ; « il existe de nombreuses entreprises qui ne veulent que des travailleurs portugais : Bétons Feidt, Cialux, Nettoservice, Peduservice, Panelux, etc. » ; « je te conseille de parler aux personnes que tu dis connaître ici pour qu’ils parlent de toi dans les entreprises avant que tu ne viennes ».

Ce qui frappe à la lecture des entrées sur le forum de bomdia.lu, ce sont les nombreuses questions sur les débouchés professionnels postées par des personnes hautement qualifiées ; s’y côtoient une licenciée en chimie, un médecin dentiste, un couple de licenciés en économie et une anthropologue passant un master « en gestion et programmation du patrimoine culturel ». On s’est beaucoup étonné, notamment dans les médias, de cette nouvelle vague d’immigrés issus de la classe moyenne et plutôt urbains qui collait mal avec stéréotype de l’immigré portugais, venu des zones rurales, et qu’on disait enfermé dans le catholicisme et le folklore. En réalité, la nouvelle immigration reflète les évolutions structurelles parcourues par la société portugaise sur ces dernières décennies qui ont vu le nombre des diplômés universitaires grimper en flèche. Cette nouvelle donne sociologique commence à transparaître dans les statistiques luxembourgeoises qui voient le pourcentage de Portugais très peu formés reculer d’à peu près trois pour cent par an.

Pour les jeunes diplômés portugais cherchant à faire valoir leur capital humain sur le marché du travail luxembourgeois, le retour sur l’investissement académique – assez lourd financièrement, les frais d’inscriptions aux facs portugaises étant élevés – est plus qu’incertain. Leur expérience au contact avec le monde du travail luxembourgeois est très éloignée de celle de « l’expat’ international » compétitif, flexible et mobile et s’apparente d’avantage à celle de l’immigré classique. Comme leurs compatriotes ouvriers, ils se sont relégués aux trois secteurs où le respect du droit du travail est le plus incertain : la construction, le nettoyage et la restauration où, à en croire Elisabete M., ils y éviteraient de dévoiler au patron ou aux collègues de travail leur cursus académique, par peur de trop marquer leur distance sociale.

La mi-vingtaine, parlant d’une voix calme, João M. vient d’arriver il y a sept mois. Il dit avoir voulu échapper « à la corruption politique » et à la « répression policière » de sa banlieue lisboète malfamée d’Amadora. Père d’un enfant de quatre ans, il a travaillé comme informaticien pour Portugal Telecom, en suivant parallèlement des cours à la faculté de droit de Lisbonne. Une coupe de son salaire à hauteur de 50 pour cent l’a contraint à arrêter les études, son salaire ne lui permettant plus de payer les frais d’inscription. Il a débarqué au Luxembourg avec la promesse d’un travail faite par la famille. « À l’arrivée, il n’y avait rien », dit-il. Aujourd’hui, il travaille en intérim dans la construction. Comme pour beaucoup de jeunes diplômés, c’est surtout le facteur linguistique qui lui bloque l’accès aux emplois correspondant à sa formation ; sur la dernière décennie dans l’école publique portugaise, l’anglais, que désormais on commence à enseigner à partir de l’âge de six ans, a remplacé le français comme seconde langue. Depuis son arrivée, João M. essaie de rattraper le retard. Il cumule les cours de langue apprenant en même temps le français, l’allemand et le luxembourgeois.

Environ soixante pour cent des primo-arrivants portugais de sexe masculin travaillent dans le bâtiment. L’avantage que présente ce secteur pour les primo-arrivants est qu’on n’y a pas besoin de parler le français – ce qui explique par ailleurs que de nombreux Portugais ont pu vivre 20 ans au pays, sans jamais vraiment l’apprendre. Le promoteur Roland Kuhn dit avoir noté ces dernières années une recrudescence des demandes : « Après une période de départs, j’ai de plus en plus de travailleurs qui me demandent si un frère ou un cousin à eux peut être embauché ». Dans le secteur de la construction, l’embauche se fait souvent de manière informelle, sur recommandation. À contrario, difficile d’intégrer une entreprise sans connaître quelqu’un, qui y est déjà établi.

Dans un secteur de plus en plus axé sur l’efficience énergétique, le métier lui-même s’est spécialisé. Jean-Luc de Matteis, qui s’occupe pour l’OGBL du secteur bâtiment et construction, se rappelle un comptable portugais qui essayait de se faire embaucher sur les chantiers : « C’était probablement un bon comptable, mais pour travailler dans le bâtiment, il faut désormais un minimum de savoir technique. Les chantiers ont souvent une envergure et une complexité beaucoup plus grandes. » En bas de l’échelle sociale, par contre, de Matteis dit constater un retour à des pratiques « d’esclavagisme » : « Nous sommes face à un dédale de structures imbriqués de sous-traitance. Sur les chantiers, nos délégués syndicaux rencontrent des ouvriers travaillant pour trois euros l’heure. Certains signent des contrats au Portugal et se retrouvent le lendemain sur un chantier au Luxembourg ». (voir aussi brève sur le badge social p. 8)

Il y a un autre coût, payé sur le long terme celui-là, autant sous-estimé que redoutable pour qui ne connaît pas les règles du jeu et les petites astuces qui permettent de les court-circuiter. C’est le coût de la scolarité qui sera payé par les enfants des nouveaux arrivants dans la décennie à venir. Probablement parce qu’enseignante, et connaissant donc bien les logiques scolaires, Elisabete M. commence à avoir ses doutes sur l’école luxembourgeoise. Fille de travailleurs immigrés (son père travaillait dans la construction, sa mère dans le nettoyage), elle avait réussi son ascension sociale par la voie royale : l’école publique. Elle passa un bac français (filière littéraire) avant de s’inscrire à l’université au Portugal. Face à la machine de reproduction sociale qu’est l’école publique luxembourgeoise, elle craint l’impasse scolaire pour sa fille de douze ans qui – d’après ce que lui a expliqué l’instituteur – sera probablement orientée vers l’enseignement technique : « J’ai l’impression que des Portugais qui suivent un parcours scolaire généraliste qui leur ouvre toutes les portes, il ne doit pas en avoir beaucoup ! Ce n’est pas que j’aie des préjugés par rapport à la filière du technique, mais la sélection en sixième année me semble prématurée. Ma fille maîtrise trois langues: le portugais, le français et l’anglais. C’est ça ma peur, qu’on la catalogue et, qu’à l’avenir, elle ne puisse plus suivre le chemin qu’elle veut. »

Bernard Thomas
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