Le système électoral luxembourgeois répond-il encore aux exigences de la démocratie du XIXe siècle ?

Arrondir par défaut ou arrondir par excès

d'Lëtzebuerger Land vom 15.11.2013

Les Luxembourgeois ont voté. Les cartes ont été redistribuées. Pour cinq ans. Et pour cinq ans, le peuple souverain retournera à son rôle ordinaire, à lire les journaux, à regarder la télévision et à payer ses impôts. De nombreux partis revendiquent la victoire. Mais tous semblent insatisfaits des règles du jeu. Qui proteste de rester exclus, qui de ne pas avoir les sièges qu’il mériterait, qui de ne pas en avoir assez pour gouverner. Tous ont raison. Notre système électoral est presque centenaire. Mais le monde n’est plus celui du lendemain de la Grande Guerre. Un peu partout les institutions de la démocratie représentative et le système des partis sont en crise, une crise de légitimité avant tout. Le nœud du problème semble être le rôle que les systèmes politiques en place réservent aux citoyens. Voyons en quoi les règles électorales peuvent être récriminées par les différents acteurs sur le terrain.

Depuis 1919, date de la révision constitutionnelle qui introduit le suffrage universel et affirme timidement la souveraineté de la Nation, les députés luxembourgeois sont élus à travers un scrutin de liste (C. art. 51(5)). Ce système oblige les candidats à se présenter sur des listes et demande aux électeurs d’exprimer en fait une double préférence : un vote de liste compté d’abord et un vote individuel subordonné.

Les élections, trait d’union démocratique entre l’ensemble des citoyens et la Chambre des Députés qui « représente le  pays » (C. art. 50), devraient permettre aux électeurs de sélectionner et de contrôler leurs représentants. Conçu sans précaution et sans scrupules, le système électoral peut toutefois devenir aussi un instrument redoutable de manipulation entre les mains de ceux qui gouvernent.

Or, le scrutin collectif présuppose un troisième acteur qui organise les listes. Le choix du scrutin de liste « inaugure une ère dominée par les partis politiques » (www.conseil-etat.public.lu/fr/historique/1918-1919). Régularisant une situation de fait, la constitution a officialisé l’existence et le rôle institutionnel des partis en 2008 (C. art. 32 bis). La construction a été soigneusement verrouillée : seule une révision de la Constitution pourrait remettre en question le principe du scrutin par parti. La solution n’est pourtant pas évidente. Les pays où la démocratie moderne est née, Angleterre, États-Unis et France, élisent leurs représentants individuellement, sans renoncer aux partis, mais sans non plus passer par des listes. La Loi fondamentale allemande n’impose aucun mode de scrutin particulier, laissant le choix entièrement au législateur. Les constitutions « classiques » récusent le droit à la représentation des partis, retenu contraire aux libertés publiques, et toutes les constitutions modernes interdisent pour l’assemblée principale des élections indirectes, trop sensibles à la manipulation. Dans certains cas, le scrutin de liste peut devenir de fait un scrutin indirect, quand l’élection des candidats individuels par les électeurs est supprimée, restreinte ou excessivement conditionnée.

Notre Constitution dispose (art. 51(5)) que les députés sont élus « suivant les règles de la représentation proportionnelle » et que les sièges sont répartis par listes « sur base du plus petit quotient électoral » défini par la loi. Ce quotient est une fraction du total des votes telle que son application aux votes de chaque liste assure la répartition du nombre exact des sièges disponibles, fixé par la constitution à 60. Alternativement on aurait pu définir un nombre fixe de votes par siège, à condition cependant d’accepter que le nombre de députés varie de nouveau en fonction du nombre des habitants, comme avant la révision du 20 décembre 1988 de l’article 52 (3).

La loi électorale du 16 août 1919 a choisi une formule de répartition toujours en vigueur qui, appelée du nom de son inventeur Hagenbach-Bischoff (Édouard Hagenbach-Bischoff, 1833-1911, professeur bâlois de physique et de mathématiques), calcule le quotient en divisant le total des votes par le nombre des sièges plus un (Q = V / (m + 1)) et l’applique ensuite aux votes de chaque parti. Lors d’une première répartition chaque multiple entier du quotient donne droit à un siège (v / Q = n). Pour répartir les sièges qui restent à pourvoir la formule divise le total des votes de chaque liste par le nombre des sièges déjà attribués plus un (v / (n + 1) = x) et attribue les sièges restants « à la plus forte moyenne », c’est-à-dire aux listes qui ont le meilleur rapport de votes par siège.

Il existe un nombre impressionnant de méthodes de répartition, chacune justifiable pour quelque raison. Il suffit d’en connaitre trois pour comprendre toutes les autres. La formule la plus simple, appelée Hare (Thomas Hare, 1806-1891, avocat et parlementaire conservateur britannique, inventeur du single transferable vote, système de répartition individuelle sans listes), applique un quotient « entier » (Q’ = V / m) aux suffrages de chaque parti et répartit les sièges restants selon la règle du « plus fort reste ». La formule D’Hondt (Victor D’Hondt, 1841-1901, juriste et mathématicien gantois) est basée sur un diviseur plus précis, qui permet de répartir tous les sièges en arrondissant les fractions de sièges par défaut ; elle suit le même principe et conduit au même résultat que Hagenbach-Bischoff dont elle ne diffère que comme procédure de calcul. La formule Sainte-Laguë (André Sainte-Laguë, 1882-1950, professeur français de mathématiques), enfin, utilise un autre diviseur qui pour répartir les sièges arrondit par moyenne arithmétique.

Toutes les formules basées sur un diviseur correspondant au nombre de votes par siège – comme D’Hondt et Sainte-Laguë – peuvent être exprimées alternativement par une série de diviseurs dont l’application successive aux votes des listes conduit à l’attribution des sièges : 1 – 2 – 3 – 4 etc. pour D’Hondt (et implicitement pour Hagenbach-Bischoff) et 1 – 3 – 5 – 7 etc. pour Sainte-Laguë. Pour ne pas trop avantager les listes moins votées, on utilise parfois une version modifiée de la formule Sainte-Laguë avec le premier élément de la série « gonflé » : 1,4 – 3 – 5 – 7 etc., ce qui rend l’attribution du premier siège plus difficile.

En arrondissant les fractions de sièges par défaut la formule choisie par le législateur luxembourgeois pénalise les partis les plus petits et favorise les plus grands. Ce choix peut sembler acceptable, tant qu’on tient compte de l’objectif de former une majorité stable.

Le choix de la formule n’est toutefois qu’un des facteurs qui conditionnent la proportionnalité des résultats, l’autre étant le nombre de sièges à distribuer. Il est plus facile de respecter un rapport proportionnel précis entre votes et sièges par liste, si les députés à élire sont 600 que lorsqu’ils sont 60. Le nombre total des sièges de la Chambre fixé par la constitution serait la limite de la précision proportionnelle, si la répartition était nationale pour tous les députés élus ensemble par l’électorat indivis.

Or, la Constitution divise l’électorat en quatre circonscriptions démographiquement fort inégales (art. 51 (6)) laissant au législateur (qui décide à la majorité qualifiée des 2 tiers) le soin de définir la répartition (art. 51 (3)). Depuis la loi du 20 décembre 1988, 23 députés sont ainsi élus dans la circonscription sud, 21 au centre, 9 au nord et 7 à l’est. En théorie, quatre solutions seraient possibles : aucune division (60/1), un fractionnement maximal (60/60 = uninominal) ou une autre subdivision, régulière (60/n) ou irrégulière (60 = a+b+c+d). Le constituant a choisi cette dernière option, la plus compliquée.

Le rapport préparé pour compte du gouvernement en vue de la loi électorale de 1919 préconisait une division de l’électorat en deux circonscriptions plutôt égales, l’une avec les cantons de Wiltz, Vianden, Diekirch, Echternach, Grevenmacher et Luxembourg (ville et campagne) et Remich, l’autre avec les cantons de Clervaux, Redange, Capellen, Mersch et Esch-sur-Alzette. Un argument contre la subdivision uniforme pourrait être l’exigence logique d’un remodelage périodique des frontières pour rétablir l’égalité suite aux variations démographiques. Or, le découpage est une question délicate, très sensible à la manipulation. Le risque diminue, il est vrai, avec le nombre de représentants à élire dans chaque circonscription. Quoiqu’il en soit, l’ajustement périodique du découpage devrait être neutre et confié à une autorité indépendante, non politique.

En alternative à la division par moitiés plus ou moins égales, le gouvernement suggérait en 1919 la circonscription unique. Voter dans une circonscription plus grande permet à un candidat ou à une liste d’être voté par des électeurs territorialement dispersés, de recueillir en fait plus de votes. De ce point de vue, tout fractionnement de l’électorat est restrictif et arbitraire.

La division du corps électoral et la réduction du nombre des députés à élire dans chaque fraction (en langage technique on parle de la « magnitude » des circonscriptions, en abrégé « m ») est cependant un instrument formidable pour conditionner le résultat « qualitatif » du processus électoral : veut-on représenter toutes les différences marginales de l’électorat national ou préfère-t-on élire des représentants supportés par un pourcentage plus consistant d’un électorat partiel ? C’est une question de choix.

Une condition préliminaire de toute subdivision électorale est l’équité de la répartition des sièges. En vertu du principe de l’égalité des électeurs et des candidats (C. art. 10bis (1) et 51 (1)), le rapport du nombre d’électeurs par député devrait être partout le même. L’objectif d’une répartition territoriale proportionnelle peut être respecté grâce à une formule précise, exactement comme la proportionnalité des listes.

Le débat autour de la répartition proportionnelle territoriale est né aux États-Unis pour décider le nombre de représentants à attribuer à chaque État. Ainsi, outre-Atlantique, la formule du quotient entier et du plus fort reste est appelée Hamilton (Alexander Hamilton, 1757-1804, ministre des finances sous Washington et chef du parti fédéraliste), la solution proposée par D’Hondt correspond à la méthode Jefferson (Thomas Jefferson, 1743-1828, le troisième président des États-Unis et chef du parti démocrate-républicain) et Sainte-Laguë à la méthode Webster (Daniel Webster, 1782-1852, avocat du Massachusetts, un des représentants américains les plus influents de la première moitié du XIXe siècle). L’histoire de la définition de la formule pour l’apportionment des sièges du House of Representatives correspond à une bataille épique qui dure depuis plus de deux siècles. Et il est loin d’être sûr qu’elle soit terminée. Depuis 1941, on utilise une formule, appelée Hill-Huntington, basée sur la moyenne géométrique, encore plus « précise » que la méthode Webster de la moyenne arithmétique. Le choix de la formule Hill-Huntington a toutefois été purement politique, dans la mesure où après le recensement de 1940, elle favorisait le parti au pouvoir ; et on ne l’a plus remise en cause uniquement parce qu’entretemps la formule Webster aurait toujours donné le même résultat.

Il existe en outre une jurisprudence très riche de la Cour Suprême sur des questions de découpage des collèges uninominaux au sein des différents États. La pratique manifestement frauduleuse des découpages artificiels et manipulés (le gerrymandering) n’est toutefois pas sanctionnée par le juge suprême au motif que la Constitution américaine garantit l’égalité juridique des individus, mais ne garantit aucun droit des partis à la représentation proportionnelle. Cette position rigoureuse devrait faire réfléchir les constitutionnalistes européens qui acceptent, sans trop de scrupules, que le droit de représentation des partis entre en conflit avec les droits politiques des citoyens, qui, en reconnaissant le rôle institutionnel des partis, risquent d’en faire des parlements partiels.

Tant qu’il s’agit de listes, l’avantage systématique procuré par la formule D’Hondt aux partis les plus grands peut être toléré sous prétexte de gouvernabilité. En matière de répartition territoriale les arguments ne sont plus les mêmes. Arrondir par défaut (D’Hondt/Jefferson) ou arrondir par excès (proposition de l’ancien président John Quincy Adams, 1767-1848, pour réajuster en 1832 la répartition des représentants en faveur des États fondateurs moins peuplés) crée des avantages pour les plus grands ou pour les plus petits. Arrondir par moyenne arithmétique (Sainte-Laguë/Webster) est une solution plus « équilibrée » basée sur une définition plus « raffinée » de la proportionnalité. Les différences entre les formules émergent dans les cas extrêmes, quand une liste ou une entité territoriale peut faire valoir seulement une fraction d’un siège entier. Avec des entités plus consistantes ou, ce qui revient au même, avec un total plus élevé de sièges à distribuer, les différences s’estompent. Appliquées à la situation luxembourgeoise des quatre circonscriptions, les deux formules D’Hondt et Sainte-Laguë utilisées pour la mise à jour périodique de la répartition territoriale donneraient des résultats le plus souvent identiques, mais dans certains cas marginaux la règle pénaliserait les circonscriptions plus petites. La discrimination serait plus nette et le choix de la formule plus délicat, si l’électorat était divisé par canton, avec des différences démographiques plus saillantes entre les douze. Bien que formellement arbitraire ou purement conventionnel, l’arrondissement standard par moyenne arithmétique est plus raisonnable que des méthodes qui arrondissent par défaut ou par excès. Si le législateur se proposait d’ajuster périodiquement le nombre des sièges par circonscription, la formule Sainte-Laguë/Webster serait plus appropriée que la solution D’Hondt/Jefferson.

Un autre doute peut surgir au sujet de la base du calcul de la proportionnalité territoriale : faut-il compter la population résidente, comme on a fait pour fixer la répartition en vigueur (cf. avis 50213 du 8 octobre 2013 du Conseil d’État relatif à la proposition de loi portant fixation du nombre des députés à élire par circonscription électorale), ou ne serait-il pas plus juste de compter seulement les citoyens ayant le droit de vote. Aucune solution n’est satisfaisante, parce que la question en cache une autre qui est le vrai problème : le droit de vote et la nationalité.

La situation du Luxembourg est particulière, tant par la proportion de la population étrangère, en partie temporaire, que par l’importance des frontaliers. Le pays est devenu malgré lui la pierre de touche de toute l’Europe. Une définition trop stricte de la citoyenneté et de l’accès aux droits politiques tend à créer une étrange disparité entre pays réel et pays juridique, certainement contraire à l’esprit des droits de l’homme affirmés à la fin du XVIIIe siècles des deux côtés de l’Atlantique. À quelles conditions peut-on justifier une discrimination qui réserve le droit de vote à une partie privilégiée de la population qui vote tant pour elle-même que pour les sans-droit politique ? Selon quel critère faut-il définir les droits politiques et les conditions pour y accéder?

La révolution américaine n’avait-elle pas revendiqué outre la souveraineté du peuple aussi le principe « no taxation without representation ». En fait, après la proclamation solennelle des principes, ce sont les immigrés privilégiés qui se sont arrogés à eux seuls le droit de vote, en excluant les esclaves noirs et la population autochtone. La phase bourgeoise de la révolution française a été motivée par la même revendication : reconnaître les droits politiques au moins à tous ceux qui payaient les impôts au lieu de laisser le gouvernement du pays entre les mains de ceux qui ne les payaient pas. Dans la phase plus libérale pour être citoyen-électeur, il suffisait de résider en France depuis six mois au moins.

Notre Constitution, notre culture, les conventions internationales en matière de droits fondamentaux auxquelles notre pays a adhéré sont basées sur cette philosophie libérale. Les étrangers résidents et imposés à Luxembourg seraient-ils représentés « virtuellement » par ceux qui ont la nationalité luxembourgeoise, y compris par ceux qui ne sont pas résidents ? Si l’on veut apaiser le conflit latent entre le peuple réel et le peuple juridique, il faut faire de deux choses l’une : soit on reconnaît le droit de vote à certaines conditions de permanence aux résidents étrangers, soit on facilite sensiblement l’acquisition de la citoyenneté. L’introduction récente de la double nationalité va dans cette direction.

Supposons que la question de la proportionnalité territoriale soit résolue ou puisse l’être. Reste que la magnitude très inégale des quatre circonscriptions peut créer une injustice, des conditions d’élection discriminatoires selon le lieu de présentation de la liste et le lieu de résidence de l’électeur.

La magnitude conditionne le nombre de votes nécessaires pour être élu. La règle logique pour attribuer un siège, à majorité absolue ou par répartition équivalente, n’est en effet pas V/m, mais V/(m+1) ou plus précisément : V/(m+1) +1. Élire 60 députés dans deux circonscriptions de trente sièges n’est pas la même chose que de les élire dans vingt collèges de trois sièges. Avec 240 000 électeurs, un siège s’adjugerait en théorie à un peu moins de 3 900 suffrages entiers dans le premier cas (120 000/(30+1)) et à 3 000 dans le second (12 000/(3+1)).

Mais la magnitude conditionne plus nettement encore les possibilités d’être élu en termes de pourcentage des suffrages. La magnitude de la circonscription fonctionne comme un seuil légal.

Appliquée à la réalité luxembourgeoise ceci signifie que si dans la circonscription de l’est, une liste doit obtenir en principe 12,5 pour cent des votes pour être sûr de s’adjuger un siège (1/(7+1) = 12,5 pour cent), au sud il suffit d’obtenir à peine plus de quatre pour cent (1/(23+1) = 4,1667 pour cent).

Le pourcentage effectivement nécessaire pour être élu dépend de la magnitude, du choix de la formule et de la dispersion contingente des votes, et donc du nombre des listes en lice. Pour cette raison, les experts distinguent un seuil d’accès théorique qui dépend directement de la magnitude (θ = V / (m+1)) et un seuil d’accès effectif qu’ils estiment empiriquement à trois quarts du seuil théorique (ε = V / (m+1) * 0,75).

À ces conditions, à l’est le seuil effectif serait de neuf pour cent à peu près, au sud de trois pour cent. Les résultats du 20 octobre 2013 confirment cette conjecture : à l’est, la liste choisie par 8,67 pour cent des électeurs de justesse n’a pas gagné le dernier siège et au sud, aucune liste votée à moins de trois pour cent n’est représentée, tandis que toutes celles votées à plus de quatre pour cent le sont.

Si l’on votait dans une seule circonscription nationale, le seuil théorique s’abaisserait vertigineusement à 1,67 pour cent et le seuil effectif à 1,25 pour cent. Le sort parlementaire des deux partis ayant obtenu le 20 octobre respectivement 1,70 pour cent (KPL) et 1,44 pour cent (PID) des suffrages de l’électorat national dépendrait du choix de la formule de transformation. Avec Sainte-Laguë (non modifiée) tous les deux s’adjugeraient un siège, tandis qu’avec D’Hondt/Hagenbach-Bischoff, celui avec le moins de voix resterait exclu. Aux élections réelles, à cause de la subdivision territoriale et de la formule D’Hondt, aucun des deux n’a obtenu un siège.

Les facteurs qui déterminent l’attribution des sièges aux listes sont donc le choix de la formule et l’alternative entre un électorat indivis ou une subdivision plus ou moins poussée en circonscriptions.

Les quatre hypothèses obtenues avec les deux formules les plus communes (D’Hondt – HB – et Sainte-Laguë non modifiée – SL) appliquées d’abord aux suffrages exprimés le 20 octobre par l’électorat divisé en quatre circonscriptions non uniformes (HB4 et SL4) et ensuite aux suffrages recalculés pour l’électorat indivis (HB1 et SL1), donnent des résultats sensiblement différents illustrés dans les tableaux 1 et 2. Par rapport à Sainte-Laguë et à l’unité, D’Hondt et la division pénalisent les petits.

Par rapport aux résultats du 20 octobre, l’application de la même formule dans une seule circonscription nationale ferait passer de main trois mandats (et concernerait donc six candidats), le passage à la formule Sainte-Laguë (non modifiée) changerait l’attribution de cinq mandats et la modification simultanée des deux critères en toucherait bien six sur soixante ! Les trois grands partis (qui obtiennent chacun plus de quinze pour cent du suffrage) gagnent tant grâce à la formule D’Hondt que grâce à la subdivision territoriale. Vice-versa, les petits partis (avec moins de quinze pour cent des voix) sont pénalisés systématiquement dans les deux cas. Les partis moyens varient peu ou de façon irrégulière (en fonction de leur score local). Avec une circonscription unique tous les partis qui dépassent le seuil théorique (1/(60+1)=1,667 pour cent) prendraient au moins un siège.

Il est normal que chaque liste ou parti revendique la solution qui lui convient davantage. Les petits partis insistent légitimement sur une application scrupuleuse du principe de la représentation proportionnelle et dénoncent à raison les disparités territoriales comme injustes. Il n’y a que deux façons pour éviter cette inégalité : soit on crée des circonscriptions rigoureusement égales, chacune avec le même nombre de députés et à peu près le même nombre d’électeurs, soit on renonce à la subdivision de l’électorat et on élit tous les 60 députés dans une seule circonscription nationale. Chacune des deux solutions nécessiterait une révision de l’article 51 de la Constitution.

La première est techniquement ambitieuse, mais pas impossible : en Angleterre une boundary commission redéfinit périodiquement les limites géographiques des 502 constituencies uninominales afin de maintenir au-delà des variations démographiques des conditions électorales égales. Il ne faut cependant pas se faire d’illusions : même les traditions les plus pernicieuses sont parfois plus fortes que la raison. Dans les autres pays, la dimension inégale des circonscriptions n’est d’ailleurs presque jamais sujette à controverse.

La deuxième solution semble plus facile à réaliser, à condition d’accepter que le pourcentage d’accès garanti à la représentation descende à 1,67 pour cent. Si en 2013 neuf listes se sont présentées et six ont obtenu au moins un siège, on peut pronostiquer qu’avec une seule circonscription de 60 députés, les listes candidates dépasseraient bientôt la vingtaine et qu’au moins la moitié finirait par être représentée dans la Chambre. Il n’y aurait plus de partis assez forts pour former à deux voire à trois une majorité de coalition solide et viable. La parade évidente à ce genre de risque sont les seuils d’accès légaux : une liste qui n’obtient pas mettons cinq pour cent des suffrages n’aurait droit à aucun siège. Mais est-ce juste ? Comment réagiront les partis représentés aujourd’hui avec deux ou trois députés et qui risquent d’être évincés avec un seuil trop élevé ? Que diront les autres partis ? Qu’en pensera le peuple souverain ? Ne faudrait-il l’interpeler, indépendamment de l’art. 114 de la Constitution, au sujet d’un thème qui regarde directement l’exercice de son pouvoir retenu ? Les seuils légaux ne sont que des escamotages, peut-être nécessaires ou de bon sens, qui peuvent être interprétés, tout comme les primes de majorité, comme une confession d’incohérence du principe même de la représentation proportionnelle des partis. Pourquoi revendiquer contre les systèmes de vote individuel un droit à la représentation proportionnelle, si au bout du parcours on est obligé de proposer des exceptions qui violent le prétendu droit collectif invoqué initialement ? Poussée à l’extrême, l’idée de la représentation des partis s’autodétruit.

La solution de circonscriptions plus petites mais uniformes créerait un seuil d’accès plus acceptable parce que égal pour tous et ne nécessiterait point de correctifs discutables. S’il y avait par exemple dix circonscriptions de six sièges, le seuil théorique serait de 14,3 pour cent et le seuil effectif de dix pour cent à peu près. Quatre ou cinq groupements politiques survivraient, mais rien ne pourrait empêcher un mouvement ou un candidat localement assez fort de conquérir un siège. Avec vingt collèges tri-nominaux, le seuil théorique serait de 25 pour cent et le seuil effectif de 18 pour cent à peu près, ce qui permettrait probablement à trois ou quatre listes de conquérir des sièges. Des seuils d’accès exigeants ne supprimeraient pas les partis, mais inciteraient tous, grands et moins grands, à s’allier avant les élections. Une liste de partis coalisés pourrait aspirer à recueillir plus de la moitié des suffrages dans un collège et s’adjuger ainsi deux des trois sièges.

Des collèges plurinominaux de magnitude réduite encourageraient l’initiative, la responsabilité et la compétition individuelles et renforceraient le rôle des individus par rapport aux partis. Il est probable qu’ils raviveraient la démocratie, favoriseraient toutes sortes d’initiatives civiques et stimuleraient indirectement la démocratie à l’intérieur des partis. Les partis resteraient des acteurs importants et continueraient à concourir « à la formation de la volonté populaire et à l’expression du suffrage universel ». Les candidats et les partis seraient obligés à négocier d’une façon plus transparente, en amont des élections, laissant la dernière parole aux électeurs. Avec une magnitude contenue, les différences entre les modes de scrutin et les formules de transformation s’estompent : un système proportionnel de liste libre (Suisse et Luxembourg) ou un système individuel à vote ordinal transférable (Irlande) ou à deux tours de scrutin (désuet) produisent des résultats certes différents mais assez équivalents. L’avantage par rapport à la solution extrême des collèges uninominaux – majoritaires à deux tours ou à vote alternatif – serait qu’un nombre plus élevé d’électeurs seraient représentés par un représentant qu’ils ont effectivement élu et le désavantage un fractionnement plus prononcé des partis.

L’accès aux élections est en théorie parfaitement libre. Selon la loi électorale, pour être candidat il suffit de présenter une liste avec un nombre de candidats qui ne dépasse pas le nombre de sièges de la circonscription, appuyée par un certain nombre d’électeurs ou d’élus. Une candidature isolée serait considérée comme une liste à elle seule.

Mais la liberté n’est qu’apparente : toute liste incomplète, surtout si elle présente un nombre de candidats inférieur à la moitié du nombre des sièges, ne pourrait recueillir un vote de liste complet ou entier et partirait donc lourdement handicapée. Il n’est pas étonnant qu’il n’en existe guère. L’obligation de fait de présenter une liste complète renforce le pouvoir du parti au détriment de l’autonomie des candidats, renforce le rôle du sujet appelé à coordonner les élections, à sélectionner les candidats et à organiser la campagne électorale et affaiblit la valeur et l’initiative individuelles. Le pouvoir du parti coordonnateur par rapport à l’autonomie des candidats augmente avec le nombre des sièges à élire par liste.

Dès 1919, le législateur a choisi le modèle suisse des listes libres, le système proportionnel (de liste) le plus libéral de l’époque. Cette solution est aujourd’hui nettement minoritaire par rapport aux listes ordonnées et bloquées, très appréciées dans un nombre croissant de pays par les acteurs qui mènent le jeu, les partis. Selon l’avis du Conseil d’État du 4 février 1919 relatif au projet de loi électorale, la solution belge de 1899 avec des listes « bloquées » ou ordonnées, qui n’accordait qu’un effet limité aux préférences facultatives exprimées nécessairement dans une même liste, était « incompatible avec l’indépendance légitime de l’électeur luxembourgeois ». « Dans un pays où l’esprit de liberté et d’indépendance est tellement développé comme chez nous », affirmait le Conseil dans l’avis précité, il était hors question d’accepter « l’asservissement » des électeurs « à la tyrannie des comités ». En plein accord avec cette philosophie générale, la Chambre des Députés a opté dans le texte définitif pour des modalités de l’expression du vote et du calcul des préférences qui respectaient au mieux les droits électoraux des citoyens. La seule concession de poids aux prétentions des partis, faite contre l’avis du Conseil d’État, concerne le vote obligatoire, qui devait favoriser sensiblement les nouveaux partis de masse qui se sont développés dans le sillage du suffrage universel.

Avec les listes libres, l’électeur dispose d’autant de voix individuelles qu’il y a de sièges à pourvoir. Il est libre de « panacher », d’élire les candidats de différentes listes, et il a la faculté de « cumuler », de donner jusqu’à deux voix à un même candidat, dans les limites du nombre total. Il peut enfin exprimer son choix en votant pour une liste entière, telle quelle, ce qui signifie qu’il accepte l’ordre de préférence individuel exprimé par les autres électeurs, sans reconnaître aucune valeur à l’ordre d’apparition des candidats sur la liste.

Le système de liste libre à vote individuel multiple correspond à un vote doublement fractionnable, tant pour la liste que pour les candidats. À travers la faculté du panachage le vote de liste est divisible. À travers la faculté du cumul le vote individuel devient un vote d’évaluation ou gradué. Un vote double (liste et candidats), multiple (maximum de m voix) et cumulable (jusqu’à deux par candidat), séparable (possibilité de diviser le vote entre plusieurs listes) et dosable (l’électeur peut donner entre zéro et m voix à chaque liste), représente en apparence une faculté de choix plus riche. En réalité, tout système de double décision subordonnée et toute possibilité de vote fractionnable ou graduable ne peuvent qu’affaiblir le pouvoir de choix des (représentants par les) électeurs.

L’alternative au vote fractionnable serait un vote uni et unique, qui n’est pas incompatible avec le scrutin de liste : dans ce modèle, chaque électeur dispose d’une seule voix qu’il exprime en faveur d’un seul candidat ; le vote unique est compté d’abord comme vote de liste (avec répartition proportionnelle selon une des formules mentionnées plus haut) et ensuite comme vote individuel (avec l’ordre d’élection déterminé – pour des raisons de simplicité – à majorité relative). Écarté sans discussion à Luxembourg dans les travaux préparatoires à la loi de 1919, le modèle est utilisé en Finlande depuis 1955 et a été adopté entretemps aussi par la Pologne. En Allemagne, d’aucuns le prônent comme alternative plus démocratique au système mixte trop compliqué et peu satisfaisant en vigueur. La variante du vote unique est le seul système proportionnel de liste qui respecte jusqu’au bout les droits électoraux individuels actifs et passifs – garantis par toutes les constitutions classiques – et qui évite de créer à travers la technique électorale la base d’un pouvoir exorbitant des partis ni prévu par la constitution, ni indispensable à l’exercice de la démocratie représentative.

Toutes ces réflexions confirment les complications inextricables que crée n’importe quel système de représentation proportionnelle des partis à travers un scrutin de liste : plus on essaie de perfectionner la solution et plus on rencontre des problèmes nouveaux, inattendus, toujours plus complexes. Les discussions juridiques et politiques interminables autour du système allemand, double plutôt que mixte et bi-proportionnel avec une double répartition locale et nationale, confirme cette impression. Les experts d’ingénierie électorale et certains mathématiciens convertis aux techniques électorales aiment ce genre de problèmes et ce genre de système, proposent des solutions toujours plus raffinées et réussissent dans leur dessein de se rendre toujours plus indispensables. Or, outre les conditions de cohérence, de résultat certain et de liberté de comportement et d’égalité de traitement de tous les candidats et électeurs, une des qualités les plus importantes d’un système d’élections publiques devrait être la simplicité, la facilité d’application et de compréhension par ceux qui l’utilisent. Les citoyens ont le droit de savoir comment leur vote compte et conditionne le résultat.

Henri Schmit est auteur d’une recherche sur les systèmes électoraux, notamment sur les systèmes proportionnels de liste, analysés du point de vue des droits fondamentaux des citoyens comme électeurs et comme candidats. Né en 1955, après des études de droit (maitrise, DEA et diplôme de droit européen, Paris I Panthéon-Sorbonne) et de philosophie (maitrise, logique et philosophie des sciences, Centre Universitaire et Paris IV Sorbonne), quelques années d’avocat, ensuite carrière dans le monde de la finance, à Luxembourg, en Suisse et depuis 1989 en Italie.
Henri Schmit
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