Prix d’art Robert Schuman 2018

Quand l’ordinaire s’ouvre à l’inconnu

L’exposition du Prix Schuman à l’Esal
Foto: Loïc Millot
d'Lëtzebuerger Land vom 26.01.2018

Depuis sa première édition à Trèves en 1991, le Prix d’art Robert Schuman récompense tous les deux ans un artiste issu de la Grande Région. Devenue un moment incontournable de la scène européenne locale, la manifestation offre à des créateurs la possibilité d’exposer leurs œuvres et de poursuivre une carrière internationale. Preuve en est, la Luxembourgeoise Su-Mei Tse, lauréate du Prix d’art Schuman en 2001, s’est vue décerner en 2003 le Lion d’or des pavillons nationaux à la Biennale de Venise. Le Prix d’art Robert Schuman est considéré aujourd’hui comme la distinction la plus éminente de la Grande Région.

Les quatre villes organisatrices de l’exposition collective – Metz, Luxembourg, Trèves et Sarrebruck – sont chacune membres du réseau QuattroPole, une association fondée en 2000 dans le but de favoriser les échanges et les projets interculturels. Forte des équipements dont elle dispose dans le domaine, la ville de Metz poursuit son engagement en faveur de la création contemporaine en accueillant la treizième édition de la manifestation transfrontalière. La coordination générale du projet a été confiée à l’École supérieure d’art de Lorraine (Esal), en collaboration étroite avec les commissaires nominés par les autres villes participantes.

Seize artistes ont été retenus pour représenter les cités dont ils sont originaires ou auxquelles leurs parcours sont attachés. La commissaire d’exposition Fanny Weinquin a présenté un riche panorama de la création contemporaine luxembourgeoise en optant pour les travaux de Chantal Maquet, Justine Blau, Daniel Wagener et Mary-Audrey Ramirez. Kamila Kolesniczenko et Andrea Jahn, respectivement historienne de l’art et directrice de la Stadtgalerie de Sarrebruck, ont sélectionné les travaux de Katharina Hinsberg, Gertrud Riethmüller, François Schwamborn et Thilo Seidel. Pour la ville de Trèves, Sebastian Böhm a soutenu les projets de Klaus Maßem, Werner Müller, Matthias Platz et Salman Rezaï. Nathalie Filser a mis en lumière les œuvres de François Bellabas, Morgane Britscher, François Génot et Julie Luzoir, tous diplômés de l’École supérieure d’art de Lorraine. Une quarantaine d’œuvres sont présentées au public, réparties sur trois hauts-lieux de la cité mosellane : l’église Saint-Pierre-aux-Nonnains, la salle d’exposition de l’Arsenal-Cité musicale dédiée à la photographie, et la galerie de l’Esal. Chaque espace d’exposition est situé au centre-ville, le long du jardin de l’Esplanade. Le Carrosse géant de Xavier Veilhan pourra éventuellement servir de repère.

En pénétrant dans la galerie de l’Esal, un grand rideau en papier de soie vient illuminer l’entrée du spectateur. Uniformément jaune d’un côté, bariolé de l’autre, l’œuvre s’intitule Avers (2017). Les lignes et les couleurs s’étendent sur toute la surface de la cimaise, support extensible à la peinture conceptuelle de Katharina Hinsberg. L’artiste est diplômée de l’École des Beaux-Arts de la Sarre, où elle enseigne depuis 2011. On découvre, non loin de là, l’installation de Justine Blau, qui interroge les phénomènes d’extinction et de dé-extinction des espèces végétales. Au constat de la disparition, dont l’emblème est représenté ici par le Sicyos villosa (célèbre concombre de l’herbier de Charles Darwin), répond la reconstitution artificielle de plantes que permettent aujourd’hui les nouvelles technologies. Le rapport entre la vie et la mort, entre la matérialité et la dématérialisation, en est profondément dénaturé. Dans une approche différente, la problématique écologique est déclinée de façon poétique par François Génot. Ses haïkus filmés (Les Éveils, 2017) constituent un éloge païen de la Nature. On y observe une toile d’araignée logeant dans le rétroviseur d’une voiture, la fragilité d’une fleur livrée au souffle du vent, enfin le regard d’une buse étonnée de la présence du vidéaste. Un communisme des animaux, des plantes et des humains prend forme à travers ces instantanés arrachés à la contemplation du vivant. Plus loin, le dessin mural que l’artiste a exécuté au fusain – représentant une parcelle de terre à l’état sauvage (Les Caténaires, 2017) – contraste avec le jardin de l’Esplanade que l’on entrevoit à travers la baie vitrée de la galerie. Voici une façon subtile et intelligente de penser une œuvre en fonction du lieu dans lequel elle est exposée.

Passons dorénavant à l’église Saint-Pierre-aux-Nonnains, située à quelques pas seulement de l’Esal. L’édifice, qui abritait autrefois l’un des plus anciens monastères féminins de Lorraine, fut érigé sur la palestre d’un établissement thermal gallo-romain. Les artistes qui y sont réunis ont intégré à leurs œuvres l’histoire de ce lieu, comme en témoigne la rosace aux motifs changeants qui orne la plus haute paroi de l’église (François Schwamborn, Dialog). On retrouve cette forme circulaire dans une vidéo de Gertrud Riethmüller (Niemands Mohn, 2017), projetée sur un écran de sable au centre duquel se débat un coquelicot, alter ego de l’artiste. Cette image – ou plutôt, cette figure de résistance – constitue l’un des fils conducteurs de cette exposition collective. Elle se trouvait dans Les Éveils de François Génot, avant de revenir, sous une forme analogue, dans une photographie des Motorstudies de François Bellabas (salle de l’Arsenal). Le travail de la pierre rapproche les mosaïques de Salman Rezaï aux installations de Gertrud Riethmüller inspirées du mythe de Sisyphe (revu ici à une endurance immobile). Le bestiaire de Mary-Audrey Ramirez peuple le moindre recoin de l’espace d’exposition. Les créatures (flamand rose, scorpion, raie, etc.) s’automatisent lors des performances ponctuant la manifestation.

Le dernier espace d’exposition, au sein de l’Arsenal, abrite les photographies de Morgane Britscher sur les maisons dévastées par le sel en Moselle (Les Prémices ; Exil). Aux installations plastiques de Werner Müller (Fabula Faba, 2015-2016) fait face un tableau de Chantal Maquet (What you see is what you see). La scène représentée – une station essence des années 1950 où des femmes s’occupent de mécanique – appartient à l’imagerie populaire de la consommation aux États-Unis. Le recours à des couleurs piquantes ou artificielles trahit l’interprétation ironique de l’artiste. L’épisode devient, par un procédé de mise en abîme, l’objet du second tableau de Maquet (What you see is what you get, présenté à la galerie de l’Esal). Les tableaux, comme les titres, se répondent et se complètent malgré leur agencement séparé. La dernière salle du parcours est l’occasion de découvrir la vidéo de Thilo Seidel, lauréat du Prix d’art Robert Schuman 2018. Né en 1987 à Munich, le jeune homme a étudié les arts multimédias, le design, la dramaturgie et le film documentaire à l’École des Beaux-Arts de la Sarre. Son film, dont le titre renvoie à un support [GP001151.mp4 about (deep) space(s)], est constitué d’un plan-séquence de trois minutes. Mis en boucle, un continuum est installé, dominé par le calme apparent des profondeurs d’une piscine. Le vidéaste a adopté un point de vue qui renverse les coordonnées du sensible. Non plus celui, extérieur, du baigneur, mais celui, intérieur, des eaux troublées par la moindre intrusion humaine. L’ordinaire s’ouvre, le temps de la projection, à l’inconnu.

L’exposition des œuvres du Prix d’art Robert Schuman 2017-18 dure encore jusqu’au 4 mars
à la Galerie de l’Esal (École supérieure d’art de Lorraine), à l’Arsenal et à l’église Saint-Pierre-aux-Nonnains ; ouvert du mardi au samedi de 13 à 18 heures, dimanche de 14 à 18 heures ; fermé les lundis et jours fériés ; http://prix-art-robert-schuman.eu/index.html

Loïc Millot
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