Politique culturelle

Tutuhal

d'Lëtzebuerger Land vom 26.01.2018

Chère Rockhal, il faut qu’on parle ! Ça ne va pas du tout, mais alors pas du tout ! C’est quoi cette programmation ? Les fans de musique pop, rock, électro, ceux qui, à la fin du siècle dernier, se sont battus pour qu’ils aient eux aussi droit à une infrastructure publique qui leur permette d’écouter leurs musiques préférées dans de bonnes conditions (comme l’ont les amateurs de musique classique), ont le cœur qui saigne à chaque fois qu’ils consultent l’agenda en-ligne du Centre de musiques amplifiées à Belval. Les musicals comme Dirty Dancing ou La Belle et la bête, qu’on nous y proposait en début d’année, ça peut, à la limite, encore passer : il y a de la musique dedans, bien qu’on se demande quand l’appétit du public autochtone pour cet entertainment très populaire sera enfin rassasié, le Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg ayant joué Evita jusqu’à plus faim juste avant les fêtes. D’autant plus que les tickets d’entrée coûtent la peau des fesses, jusqu’à 70 euros pour être assis sur un gradin pas vraiment confortable.

Mais à partir de ce week-end, la salle de concerts eschoise ne sera plus une Rockhal, mais une Tutuhall : Les contes d’Hoffmann en février, des Grands Ballets classiques en mai (avec e.a. Le Casse-Noisette et La Belle au bois dormant), une Carmina Burana dansée et, surtout, le Schwanensee/Lac des Cygnes de Tchaïkovski, auquel on aura droit en deux versions différentes, mais toujours par des ballets russes, une première fois ce samedi par le « Petersburg Festival Ballet » et une deuxième en mars par le « Ballet de l’Opéra national de Russie ». Le premier événement est organisé par Ovation Events, une agence événementielle établie à Lausanne, le deuxième par la Française Aramé Productions, établie à Boulogne-Billancourt.

Le phénomène des tournées de « ballets russes » n’est pas nouveau. Il déboulait par exemple en France fin 2016, avec des tournées des Zéniths et autres centres culturels régionaux. Et la presse française s’en était joyeusement moquée, même le très à droite Figaro trouvant les spectacles en tutu et velours au faux classicisme « ringards » ; Le Monde mettant même en doute la légitimité de ces troupes éphémères, qui ne sont souvent créées que pour des tournées commerciales en Europe. « Certaines n’existent même pas, cite-t-il le critique russe Victor Ignatov (Le Monde du 14 décembre 2016). Leur nom est là pour attirer le public ». Il s’agit donc de simples machines à sous, qui vendent des tickets allant de cinquante à 70 euros la place pour offrir à un public dont les organisateurs semblent douter des capacités intellectuelles, le cliché du ballet, résultat d’une incroyable abnégation personnelle, pour atteindre ce qui est vendu comme de la virtuosité technique (Black Swan de Darren Aronofsky, 2011, et le dessin animé Ballerina, 2016, semblent avoir préparé le terrain).

Or, cette programmation à tout va de la part d’une Rockhal devenue ultracommerciale pose plusieurs problèmes. Premièrement : pourquoi faut-il programmer du ballet classique dans une infrastructure conçue pour la musique pop et rock ? Parce que c’est aussi un peu de l’entertainment pour lequel il semble y avoir un public et que, de toute façon, les organisateurs sont locataires et renflouent donc ainsi les caisses de la Rockhal grâce au loyer qu’ils payent ? C’est oublier que le public ne fait pas forcément la différence en lisant le programme et se fout de qui est l’organisateur du spectacle qu’il va voir : à la Rockhal, c’est Rockhal. En programmant tout et n’importe quoi, la Rockhal aliène son public. Elle perd son profil de salle de concerts où on pourrait aller faire des découvertes les yeux fermés et devient une sorte de centre polyvalent dont Olivier Toth ne serait plus qu’un portier de luxe. Et puis, pourquoi les contribuables auraient-ils investi de l’argent public pour le commerce lucratif d’organisateurs privés ?

Deuxièmement : pourquoi l’argent devrait-il être le seul moteur de la programmation d’un établissement public, auquel le législateur a clairement alloué une mission culturelle et les caisses de l’État versent 2,6 millions d’euros publics par an ? Certes, côté Rockhal, personne ne s’enrichit personnellement en gagnant de l’argent avec des musicals et des ballets russes. Mais en tant que citoyen, on est en droit de demander de la part d’une grande institution publique et des gens qui y travaillent de prendre des risques artistiques, de connaître sur le bout des doigts le secteur dans lequel ils travaillent. Où on arrive à la question de la qualité : outre d’être poussiéreux, ces inénarrables ballets russes exploitent leurs danseurs, aucun d’entre eux n’est même cité dans le texte d’annonce, pas plus que ne l’est le chorégraphe (pour autant qu’il y en ait). S’il s’était avéré nécessaire que la Rockhal, soudain, programme des spectacles de danse (russes), pourquoi ne pas faire venir Le sacre du printemps de Romeo Castellucci ? Pourquoi ne pas avoir le courage de monter le Noureev de Kiril Serebrennikov, censuré par le Bolchoï à Moscou l’été dernier, avant que Serebrennikov ne soit arrêté et jeté en prison ?

Avec une pensée uniquement commerciale, la Rockhal est en train de perdre son âme. Ceux qui s’étaient insurgés contre l’hypothétique programmation de Charles Aznavour pour l’ouverture de la Rockhal en 2005, proposée alors par un organisateur privé, semblent avoir abandonné leur exigence de qualité. Au moins, Aznavour, il chante.

L’auteure était présidente du conseil d’administration de la Rockhal de 2004 à 2014

josée hansen
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