Chroniques de l’urgence

Ces sommes introuvables

d'Lëtzebuerger Land du 11.11.2022

Très tôt dans les négociations internationales sur le climat, la question de l’aide financière que les pays industrialisés allaient apporter – ou non – aux pays pauvres pour faire face aux impacts est devenue une sérieuse pomme de discorde. Peu de discussions relatives à la crise climatique reflètent de manière aussi crue sa nature profondément injuste. Ce n’est pas seulement que les pays pauvres, les moins émetteurs et donc les moins responsables du désordre climatique, sont aussi les plus exposés et les moins bien outillés pour faire face aux dommages croissants infligés par les éléments déchaînés et aux autres conséquences funestes des bouleversements induits ; c’est aussi que les pays riches font preuve dans ces tractations d’une telle pingrerie qu’ils vident de substance toute affirmation de solidarité émanant de leur part. La défiance qui résulte de cette situation n’a évidemment pas contribué à faire avancer les pourparlers.

Une aide annuelle de cent milliards de dollars aux pays les plus démunis jusqu’en 2020 avait été promise lors de la COP de 2009 à Copenhague, un montant qui agrège prêts bilatéraux, multilatéraux et privés ainsi que les crédits à l’exportation. En pratique, cette somme n’a jamais été rassemblée. Or, c’est dix fois plus que le montant fixé à Copenhague que les pays du Nord devraient leur verser (hors Chine), chaque année et jusqu’en 2030, viennent de calculer les économistes Vera Songwe, Nicholas Stern et Amar Bhattacharya dans un rapport publié à l’occasion de la COP27. Ces flux de mille milliards de dollars du Nord vers le Sud s’ajoutent aux quelque 1 400 milliards de dollars de financements annuels qui, selon ce même rapport, devraient être sourcés dans ces pays eux-mêmes. Des montants destinés à « réduire les émissions, renforcer la résilience, faire face aux pertes et dommages causés par le changement climatique et restaurer les terres et la nature », précise ce rapport. En d’autres termes, les pays riches fournissent aujourd’hui à peu près un centième de ce qui serait nécessaire pour aider les pays du Sud à faire face.

« Les pays riches devraient reconnaître que c’est dans leur propre intérêt vital, ainsi qu’une question de justice compte tenu des graves effets causés par leurs émissions élevées hier et aujourd’hui, d’investir dans l’action climatique », a résumé Nicholas Stern.

Une tendance intéressante qui émerge de ces discussions est qu’il semble de plus en plus difficile de distinguer ce qui relève des réparations, de l’atténuation et de l’adaptation. C’est en fonction de ces catégories que s’est pourtant organisé le débat international sur les actions à mener, y compris sur les transferts financiers dont on imaginait qu’ils pourraient être clairement et soigneusement étiquetés. Or, le caractère imprévisible de la polycrise, dont ces dernières années nous ont donné un avant-goût, suggère au contraire que ces trois dimensions ont de plus en plus tendance à s’enchevêtrer au point que ces catégories pourraient bien ne plus être pertinentes. Lorsque des désordres induits par les cataclysmes climatiques frappent, il va falloir répondre aux risques d’effondrement sociétal en dédommageant autant que possible les populations touchées, en prenant des mesures pour leur permettre de survivre dans un environnement bouleversé tout en s’assurant que ces mesures elles-mêmes contribuent à la décarbonation. En d’autres termes, les sociétés les plus vulnérables vont devoir inventer dans l’urgence des solutions répondant simultanément à ces trois considérations sans qu’on puisse raisonnablement exiger d’elles qu’elles justifient précisément auprès des donateurs, pour chacune d’entre elles, de quelle catégorie elle relève.

De toute façon, il y a loin de la coupe aux lèvres. Emmené par l’ambassadeur pakistanais Munir Akram, le groupe de 134 pays dits « en développement » connu sous l’abréviation G77, a obtenu à grand-peine que soit inscrit à l’agenda de la COP réunie en ce moment à Charm El-Cheikh, en Égypte, la thématique dite des « pertes et dommages ». Les inondations hors-normes qui ont frappé le Pakistan cette année ont submergé un tiers du pays, affecté 33 millions de personnes et causé des dégâts estimés à dix pour cent du produit intérieur brut du pays. Pour ce pays, dont les émissions de gaz à effet de serre n’ont contribué qu’une part infime au réchauffement, la notion de pertes et dommages n’a rien d’abstrait : elle représente littéralement sa bouée de sauvetage. Pour autant, de l’avis général, la COP27 n’accouchera au mieux que d’une souris sur cette question, les premiers versements pouvant résulter de ces discussions n’étant pas attendus avant 2024.

L’avarice des pays riches, qui ont continué d’être les locomotives du modèle économique thermoindustriel, ne devrait pas étonner. Leur entêtement, qui s’est traduit par une hausse persistante des émissions de gaz à effet de serre ces dernières années alors qu’une réduction annuelle de six à sept pour cent au moins serait nécessaire, est décourageant : peut-on sérieusement attendre de ceux qui jettent de l’huile sur le feu qu’ils se préoccupent du sort de ceux qui risquent le plus d’être brûlés par les flammes ?

Lorsqu’on parle de pertes et dommages, une autre injustice historique vient à l’esprit : celle de l’esclavage mené à grande échelle par les puissances européennes à partir du XVIe siècle, causant à des dizaines de millions d’Africains des souffrances indicibles. De même qu’ils ont recouru à une multitude d’arguties pour ne surtout pas devoir contribuer à l’écot climatique, inventant avec une grande créativité de nouveaux mécanismes pour continuer de discuter et éviter de mettre la main à la poche, les pays industrialisés ont refusé jusqu’ici avec une grande constance d’endosser leurs responsabilités dans la traite esclavagiste et de verser des réparations aux populations concernées. Bien que les deux problématiques soient distinctes, il y a cependant un aspect énergétique qui les connecte : avant l’avènement de l’ère industrielle, rendu possible par la combustion massive de charbon, c’est la main d’œuvre africaine enchaînée qui a fourni aux nations européennes l’énergie qui leur a permis de dégager, dans les plantations de sucre et de coton du Nouveau Monde, leurs premières plus-values significatives tirées du commerce transocéanique.

La perspective que les cataclysmes climatiques exacerbés par des crises sociétales finissent par émousser le crédit accordé à l’argent sera peut-être ce qui convaincra les pays occidentaux d’organiser, malgré tout, les transferts financiers massifs qui s’imposent. Si la survie humaine est menacée, la sécurité ou l’alimentation de base remises en cause, la valeur du dollar, de l’euro ou du yuan sera forcément questionnée. Il sera alors dans l’intérêt objectif des pays industrialisés d’affecter une part importante de leurs réserves monétaires à aider les pays qui en ont le plus besoin à amorcer leurs transitions écologiques, histoire d’utiliser ce levier à bon escient tant qu’il conserve son efficacité.

Jean Lasar
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