Chroniques de l’urgence

Le blues de l’oiseau bleu

d'Lëtzebuerger Land du 04.11.2022

Twitter est devenu ces dernières années la plate-forme privilégiée de ceux qui s’intéressent à la crise climatique, que ce soit pour s’informer, faire connaître de nouvelles études, débattre ou mobiliser. Une préférence qui s’explique aisément : même si elle est commerciale, la plateforme de micro-blogging créée par Jack Dorsey est considérablement plus ouverte et moins inféodée aux considérations publicitaires que d’autres. La climatologue Katharine Hayhoe a ainsi créé en 2018 la liste « scientists who do climate », une ressource prisée qui compte désormais quelque 3 200 noms (les listes sont une fonctionnalité de Twitter qui permet de regrouper de manière informelle des comptes liés à une thématique donnée). Par la suite, elle a créé les listes « experts who talk climate » et « innovators who fix climate », elles aussi très utiles. C’est bien sous le plumage de l’oiseau bleu que bat le pouls de l’actualité scientifique climatique, par essence multidisciplinaire et dotée d’une propension notoire à déborder vers les champs politique et économique.

Pas étonnant, donc, que son rachat par Elon Musk suscite de fortes inquiétudes dans ce milieu. Que le troll milliardaire souhaite à la fois rapidement rentabiliser son nouveau jouet et alléger les règles de modération – au nom d’une vision adolescente de la liberté d’expression – n’est pas de nature à rassurer. Pour créer des espaces d’échange respirables, il a en effet fallu apprendre à affronter les tirs de barrage de myriades de tenants du déni qui tiennent à venir exposer leur ignorance crasse et à lancer leurs insultes sur les fils de discussion dédiés à la crise climatique.

En plus de la perspective de voir cette pollution épuisante redoubler d’intensité, il y a celle de voir revenir sur la plateforme l’ex-président américain Donald Trump, banni à vie après l’invasion du Capitole par ses supporters en janvier 2020. Musk, proche des Républicains, n’a pas fait mystère de son souhait de réinstaller celui qui a gouverné par tweets pendant quatre ans et qui a sans doute fait davantage que tout autre individu pour retarder l’action en faveur du climat. Une intention qui suffit à elle seule à décrédibiliser toute prétention environnementale du nouveau propriétaire de la plateforme.

Ketan Joshi, prolifique auteur scientifique originaire d’Australie et établi à Oslo, résume ainsi le désarroi ressenti par de nombreux utilisateurs : « Je n’ai au fond nulle part où aller une fois que Musk aura détruit Twitter. L’utilité de ce site pour moi est qu’il connecte jusqu’à six ou sept communautés consacrées au climat, très disparates, en un seul fil où je peux simultanément interagir, apprendre, provoquer et soutenir ». Il doute que d’autres plateformes puissent reprendre l’ensemble de ces fonctionnalités et trouve tout cela « vraiment très triste ».

D’autres ont retroussé leurs manches et entrepris de migrer vers Mastodon, alternative open-source encore assez rustique que beaucoup voient néanmoins comme ultime refuge.

Jean Lasar
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