Le quartier Italie à Dudelange reste le symbole des migrations successives. Comment accrocher le wagon de l’histoire à l’aménagement urbain ?

Un coin de mémoire

d'Lëtzebuerger Land vom 07.01.2022

Ça ne ressemble pas vraiment à la Louisiane, ni même à l’Italie. Il y a longtemps que le linge n’est plus étendu sur les terrasses et que ça manque de pelouses où se rouleraient les enfants. Dudelange a beau avoir pris pour signature « On dirait le sud », difficile de reconnaître les paroles de la chanson de Nino Ferrer dans les rues de la quatrième ville du pays. C’est toute la magie de la publicité et des slogans. Ils n’engagent que ceux qui ont envie d’y croire. Dans le même ordre d’idées, aux dires de son bourgmestre, Dan Biancalana (LSAP), dans une vidéo présentant le Plan d’aménagement général (PAG), Dudelange est une ville « dynamique et attractive » où il fait « bon vivre ». Aussi, le développement envisagé par ce PAG (voté le 25 octobre dernier) doit être « modéré et contrôlé » pour conserver cette qualité de vie. « Aujourd’hui, la ville compte 21 600 habitants. Le potentiel de développement permet d’envisager jusqu’à 30 500 habitants, mais il s’agit d’un potentiel purement théorique », explique-t-il vis-à-vis du Land. Le fer de lance de cette croissance se situe au sud de la ville, à la frontière française, sur la friche de l’ancienne usine de l’Arbed. Le quartier Nei Schmelz, s’étend sur quarante hectares distribués en quatre zones (et autant de plans d’aménagement particuliers). Il accueillera aussi bien des logements que des structures publiques, des lieux de loisirs et de culture et des espaces de travail. « Ce projet a vocation à jeter un pont entre le passé industriel de Dudelange et le caractère innovant de notre commune ».

Si l’essentiel du nouveau quartier se situe à l’est du chemin de fer (comme une importante partie de la ville), une des zones se trouve de l’autre côté, au sein de la « Petite Italie ». C’est le plus petit quartier de la ville avec moins de 800 habitants (soit à peine quatre pour cent de la population), alors qu’il en comptait le double en 1900. C’est aussi le témoin de l’histoire sociale du pays et des migrations qui l’ont forgée, comme le rappelle le Centre de documentation sur les migrations humaines (CDMH) qui est installé en son cœur, à la gare Usines : «Le quartier constitue un lieu de mémoire unique qui permet de comprendre l’inscription des migrations dans l’histoire nationale du Grand-Duché. Il reste aujourd’hui le seul ensemble cohérent d’un habitat ouvrier spontané subsistant sans avoir subi de trop importantes transformations. ». La Petite Italie – qui tient en fait en deux rues, rue des Minières et rue Gare-Usines – doit bien évidemment son nom aux immigrés italiens. Ils étaient les premiers à s’y installer, à la fin du 19e siècle, lors des débuts de la sidérurgie. « Le quartier était autrefois coincé entre l’usine et la mine. Jusqu’aux années soixante, les personnes qui y habitaient y travaillaient aussi et sortaient peu du quartier. Ils y trouvaient une vie sociale rythmée par les horaires rotatifs des trois-huit. », relate Marcel Lorenzini, président du CDMH et que certains surnomment « le maire de la Petite Italie ».

Au fil du temps, les premières générations ont vu leurs conditions de vie s’améliorer, les familles s’agrandir. Elles ont quitté le quartier, laissant place à de nouveaux arrivants. Il parle d’une « sorte d’Ellis Island dudelangeois, accueillant tour à tour les immigrations successives. On s’y installe provisoirement, avant de partir, la réussite aidant, vers d’autres quartiers de la ville. » Après le déclin de la sidérurgie, ce quartier demeure une porte d’entrée pour beaucoup de gens venus d’ailleurs : Portugais, ressortissants de l’ex-Yougoslavie, puis, plus récemment des personnes provenant du Proche-Orient (Syrie), d’Afrique ou de Chine. On compte ainsi une quarantaine de nationalités différentes alors qu’en 2005, il n’y avait que vingt nationalités représentées. « Les habitants du quartier travaillent ailleurs. C’est le congé collectif des travailleurs du bâtiment qui marque aujourd’hui une temporalité bien spécifique, celle du retour au pays pour les vacances, en août, chaque année », note sa collègue Heidi Martins qui s’intéresse à la population actuelle du quartier.

Marcel Lorenzini note plusieurs difficultés inhérentes à ce quartier, certaines étant le lot d’autres zones dans d’autres villes après les fermetures d’usines. Principalement, la Petite Italie est devenue une zone dortoir où il reste peu d’activités sociales comme les clubs de sport, les fanfares et les chorales. Peu de bistros et peu de commerces s’y maintiennent, et l’épicerie que possède la commune se cherche un nouvel exploitant après la faillite du dernier. Il souligne aussi la structure des logements : « Après une période où beaucoup d’habitants étaient propriétaires, aujourd’hui, il y a plus de locataires, donc peu d’investissements pour améliorer le confort des maisons, dont certaines sont transformées en studios. » Enfin, l’enclavement du quartier de l’autre côté du chemin de fer le rend difficile d’accès, ce qui sera encore plus problématique avec la destruction de la passerelle piétonne qui relie le quartier vers le centre culturel régional, même si Dan Biancalana affirme que « d’autres solutions de mobilité douce seront développées »

La structure architecturale est assez spécifique de par la topographie des lieux : les maisons sont accrochées à flanc de coteau, en terrasses et étagements, les différents niveaux étant reliés par des escaliers et des couloirs parfois souterrains, passages obligés et uniquement piétonniers qui, avec un peu de bonne volonté, rappellent les traboules lyonnaises. Au détour de ruelles étroites on trouve des cours intérieures, derrière les maisons, des petits jardins. Un charme et une typicité qui résonnent dans le vœu du bourgmestre « de conserver l’identité forte et le sentiment d’appartenance dans des quartiers conviviaux ». Aujourd’hui, le site devient plus enviable d’autant que le quartier jouxte maintenant une réserve naturelle, ce qui fait appréhender une certaine gentrification et des opérations immobilières qui détruiraient ce bout de mémoire. Une douzaine de bâtiments sont d’ailleurs notés comme « à conserver » sur le PAG.

Aussi les défenseurs du quartier fondent à la fois espoirs et craintes sur le projet Nei Schmelz qui y sera englobé. D’un côté, l’arrivée de nouveaux habitants apportera une masse critique nécessaire à l’augmentation de l’offre commerciale, culturelle et de loisirs. Mais, comme l’attractivité ne se décrète pas, il y a un risque de voir se créer un sorte de non-lieu, avec peu de vie, uniquement du passage et du temporaire. « N’aurait-on pas, en quelque sorte, les mêmes impressions que lorsqu’on traverse le Kirchberg ou on passe par Belval : une sensation de vide identitaire, sans un réel ancrage, sans une appropriation effective, sans une histoire qui se sédimente ? » interroge Heidi Martins. L’appréhension est aussi liée à la disparité entre les différentes zones du nouveau quartier : il faut veiller à ce que les infrastructures publiques, les points d’attrait ne soient pas tous « de l’autre côté » de cette cicatrice urbaine qu’est le chemin de fer. Et le CDMH de rêver à renforcer sa présence à travers un grand musée des migrations, pourquoi pas un institut de recherche sur les migrations, en collaboration avec l’Université. « En 25 années d’existence, nous avons montré ce qu’on peut faire pour maintenir et vitaliser un quartier comme celui-ci qui, en comparaison avec ce qui s’est passé dans d’autres villes, est plutôt exemplaire », souligne Marcel Lorenzini. Il cite notamment le projet « Ensemble » mené avec Inter-actions et les comités de quartier qui favorise les rencontres et les échanges à travers diverses activités sociales et culturelles (fêtes de quartier, conférences, fête des voisins, résolution de problèmes, cours de langue, activités sportives).

Pour interpeller les pouvoirs publics sur ces questions, le CDMH organise une table ronde au titre clair et franc : Quel avenir pour le quartier Italie ? Cette initiative se tient dans le cadre de la « Journée Louis Rech », du nom du premier bourgmestre d’une ville luxembourgeoise issu de l’immigration, C’était en 1985, à Dudelange. Aujourd’hui, le nom du bourgmestre a toujours un consonance italienne. Dan Biancalana sera présent à cette table ronde et aura l’occasion de défendre les actions menées par la ville dans ce quartier. Il cite « l’implantation de services publics comme une école, un centre sportif, une annexe du lycée et maintenant une crèche qui sera prochainement inaugurée ».

Quel avenir pour le quartier Italie ? Le 9 janvier à 15h au CDMH à la gare de Dudelange-Usines

France Clarinval
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