Inconnu à cette adresse

Objet théâtral minimaliste

d'Lëtzebuerger Land vom 10.02.2005

Deux amis, Martin Schulse et Max Eisenstein, sont associés depuis plusieurs années à San Francisco dans une affaire prospère de commerce de tableaux, la Galerie Schulse-Eisenstein. Max est Juif américain et Martin, d'origine allemande, décide, au début des années 1930, de retourner dans son pays. La correspondance entre les deux amis commence le 12 novembre 1932 et s'achève le 3 mars 1934. Norbert Rutili et Patrick Hastert (respectivement Max et Martin), assis à un bureau face à une feuille blanche, prêtent tour à tour la voix à leur stylo. Nous entrons de plain-pied dans l'intimité d'une amitié chaleureuse, teintée des petites précautions oratoires dont ne se départissaient pas, avant-guerre, deux esthètes de bonne éducation. Au fil des lettres, nous apprenons que Martin, installé à Munich, jouit d'une aisance de châtelain, dans un pays anéanti par la crise et les troubles politiques. Cette position privilégiée éveille d'ailleurs en lui quelques ambitions municipales. Max se félicite également de la prospérité de la Galerie Schulse-Eisenstein, qui bénéficie avec insolence de son implantation sur les deux continents. Il se gausse même du «profit scandaleux» qu'ils vont faire, jouant avec auto-dérison du stéréotype du petit marchand juif cupide et facétieux, tel qu'il s'est insinué dans l'imagerie populaire depuis le Moyen-ge. L'échange est bon enfant, volontiers nimbé d'une insouciance hédoniste où seuls comptent en définitive ici-bas «le vin, la lecture et la conversation». «À propos, qui est cet Adolphe Hitler?» demande Max. Le contexte politique, qui s'était jusqu'alors insinué par petites touches dans l'échange, prend graduellement le pas sur l'intimité des deux amis. Martin se montre mitigé, mais néanmoins intrigué par «l'émergence d'une force vive» qui pourrait enfin «mettre fin à la misère»… Nous sommes en mai 1933. Une conviction martiale gagne Martin, à mesure que sa correspondance s'enflamme d'une ferveur nouvelle. Wotan et Thor sont convoqués aux célébrations du renouveau de la nation allemande, tandis que Max se réfugie dans l'incrédulité face au spectre du martyr ancestral…Inconnu à cette adresse de Kressmann Taylor est paru dans Story Magazine en 1938 et a immédiatement connu un succès retentissant. Son attrait réside d'abord dans sa forme : l'échange épistollaire permet sur scène un dépouillement du jeu des acteurs et une focalisation sur le mouvement d'escalade. Le mécanisme de l'accession au pouvoir du national-socialisme est lentement disséqué par le petit bout de la lorgnette. La petite histoire illustre la grande, qui détermine à son tour les vécus individuels. Le procédé, manié avec une grande habileté, confère à cet objet théâtral minimaliste un caractère d'universalité. Lorsqu'en plus, les rebondissements soutiennent le rythme jusqu'à un final cathartique, l'alchimie est saisissante. Il y a, de plus, dans cette exorcisation a priori des horreurs à venir (nous sommes en 1938, rappelons-le), un caractère visionnaire.Si ce texte n'a pas infléchi le cours de l'Histoire, il a néanmoins électrocuté les esprits américains et préparé la conscience collective à la nécessité de l'entrée en guerre des États-Unis. 

Inconnu à cette adresse de Kressmann Taylor, dans une mise en scène de Philippe Noesen, assisté d'Itoko Kagawa, décors de Théid Johanns, avec Patrick Hastert et Norbert Rutili; est encore joué au TOL, 143 rte de Thionvile à Luxembourg, les 16, 17, 18, 19, 22, 23, 24, 25, 26 février à 20h30 et le 20 février à 18 heures. Réservations par téléphone au 49 31 66 ou par e-mail au tol@tol.lu. Tarifs 14/8 euros.

 

Philippe Koessler
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