Une pensée souterraine fait surface en amont des législatives et de l’élaboration de l’accord de coalition

Les expropriateurs

En juin, Michel Wurth aux côtés du vice-Premier ministre François Bausch (Déi Gréng) et Aditya Mittal lors de la pose de la prem
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 08.09.2023

La fondation Idea publie ce jeudi un recueil de textes en vue des élections législatives. Ils sont signés par un aréopage de personnalités (22, précisément) de l’intelligentsia économique et sociale luxembourgeoise. Dans un rôle d’éditeur, le think tank de la Chambre de commerce donne à des notables patronaux des airs un peu destroy, à l’image de l’esprit « août of the box » des publications de la fondation, pour reprendre le nom de la rubrique estivale de son blog.

Le compendium paru cette semaine, Face aux grands défis, fait écho à une quarantaine de recommandations formulées en avril, dans Grands défis, par les économistes du laboratoire d’idées. Cet été, les Muriel Bouchet (directeur d’Idea sur le départ), Vincent Hein (le nouveau directeur) ou encore Michel-Edouard Ruben (senior economist) les ont présentées aux partis. Ils proposent entre autres choses la création d’un comité pour définir les besoins en infrastructures à un horizon de vingt ans ou encore des chèques-consommation à la place de l’indexation pour certaines tranches de revenus. Parallèlement, ces économistes, pour l’essentiel arrivés au Grand-Duché en cours de vie professionnelle, ont mobilisé leur réseau pour rebondir sur les thématiques soulevées. Parmi eux, des personnalités du cru expérimentées, les usual suspects, Michel Wurth (président de la fondation) et Jean-Jacques Rommes (président de son conseil scientifique), mais aussi des voix (respectivement plumes) plus rares, comme celle de Jean Hamilius. De quoi conférer une expertise nationale dans la logique inhérente du think tank para-patronal : envisager les menaces et les opportunités de l’économie luxembourgeoise sur le long terme. « Faut faire gaffe aux modes », prévient Vincent Hein ce mercredi au cours d’un déjeuner organisé avec la presse.

Dans une introduction au chapitre sur le tissu productif, l’un des trois axes retenus, l’ancien ministre libéral, Jean Hamilius (95 ans), apporte cette profondeur historique. Celui qui a occupé les bancs du Kolléisch pendant la Seconde Guerre mondiale dans un Luxembourg de 280 000 habitants parle aujourd’hui de « bombe D. » en référence à l’explosion démographique qui a touché le Grand-Duché durant ses cinquante glorieuses. 10 000 habitants de plus par an, dont 80 pour cent proviennent de l’immigration nette. « Les problèmes ainsi créés, tels la frustration des chercheurs de logements, le malaise des frontaliers et des résidents pris dans les bouchons routiers, les difficultés du système éducatif face à une population croissante de jeunes élèves nouvellement arrivés dans le pays, restent irrésolus et leurs conséquences négatives renforcées », écrit l’ancien ministre. Il parle de situation « inquiétante » née du développement tous azimuts du Grand-Duché dans la deuxième moitié du XXe siècle.

Gare néanmoins aux coups de barre abrupts, préviennent des auteurs. Jean-Jacques Rommes déballe le catalogue de critiques plus ou moins fondées. L’ancien patron de l’UEL fustige le décroissantisme non-assumé par le dernier gouvernement, « entre ‘zéro artificialisation des sols’, réduction des émissions, pénurie organisée des décharges pour matières inertes, dénigrement endogène de la place financière et bâtons dans les roues d’installations industrielles ». Pour le président du conseil scientifique d’Idea, la croissance est devenue « l’enfant mal aimé de notre vie économique » alors que « son apport massif de main-d’œuvre est l’aubaine par laquelle le pays finance son État providence (…) » et assure la qualité de vie des électeurs « majoritairement fonctionnaires ou retraités ». Le mur des pensions figure parmi les principaux défis soulevés par les économistes et, selon Rommes, les thèmes électoraux pressentis comme la Steiergerechtegkeet, ne permettraient pas de résoudre leur financement. Réformer le régime général des retraites et celui des fonctionnaires constitue un «  double impératif  (…) dans un pays où les citoyens luxembourgeois, en passe de devenir minoritaires, sont ceux qui votent lors des élections législatives, décident des réformes à conduire, peuvent devenir députés ou ministres, monopolisent les rangs des fonctionnaires, dirigent le pays et ne sont pas particulièrement demandeurs d’une baisse du pouvoir d’achat des pensions qui leur sont servies », écrit Jean Hamilius.

Georges Heinrich, ancien directeur du Trésor de Luc Frieden (CSV), parti pantoufler à la Banque de Luxembourg après l’arrivée de Pierre Gramegna (DP) au ministère des Finances, fustige lui aussi l’hyper-attractivité de la fonction publique auprès des Luxembourgeois alors que le « succès économique du pays » s’est gagné par sa capacité à mobiliser des ressources humaines et à accroître sa productivité. « Le secteur public s’est transformé en grand aspirateur du marché du travail et en employeur en premier ressort des talents de langue luxembourgeoise. » Le dorénavant directeur chez Raiffeisen poursuit sur le risque de plafonnement lié aux grandes difficultés à attirer les  talents avec, face à cette réalité, des Luxembourgeois qui sont « peu à peu devenus pour la plupart des crédirentiers – bénéficiant d’une rente de souveraineté, d’une rente immobilière, voire des deux à la fois. »

En toile de fond, le logement problème « numéro un », selon Jean-Jacques Rommes. L’intéressé propose d’agir sur son coût. Cela permettrait de lutter contre la pauvreté et donnerait un pouvoir d’achat supplémentaire aux classes moyennes, juge-t-il. « Face à la perspective du million d’habitants, il faut vraiment se voiler la face pour ne pas voir à quel point il est urgent – socialement urgent – que les pouvoirs publics s’attellent à mettre à disposition le nombre de logements requis », écrit l’ex-leader patronal. Jean-Jacques Rommes pointe du doigt les multiples mesures politiques jugées « des plus contradictoires » (et l’on sent qu’il se mord la lèvre) : « L’activisme aveugle de la politique du logement cache le manque d’une gestion politique intégrée et basée sur une stratégie de long terme. En face des dizaines d’autorités publiques qui rendent la vie dure à quiconque veut construire, il n’y en a aucune chargée de coordonner tous les demi-dieux administratifs qui poursuivent leurs objectifs propres. » Il préconise l’instauration d’un « super-ministère » à même de planifier et de mettre en œuvre une politique de construction à grande échelle.

Alors quelle politique du logement ? L’ancien ministre socialiste Robert Goebbels rappelle les chiffres : 70 pour cent des résidents sont propriétaires, 84 pour cent parmi les Luxembourgeois. Des statistiques qui font dire à l’économiste Michel-Edouard Ruben que si l’on juge la réussite de la politique du logement à l’aune du pourcentage de propriétaires, alors il faut la qualifier de succès. Ce taux atteignait 56 pour cent en 1971. Robert Goebbels identifie le problème du manque de terrains et pointe du doigt le land banking : « Le gouvernement et les nombreux rêveurs d’un aménagement tout en douceur de notre territoire crient haut et fort que les places à bâtir renseignées dans les PAG communaux sont suffisantes pour accueillir encore des milliers de logements. (…) Une grande majorité de ces terrains ne sont pas sur le marché. Leurs heureux propriétaires préfèrent les économiser. Leur rendement futur restera supérieur à tout placement financier. » Sont dénoncés « les obstacles bureaucratiques » et la judiciarisation des procédures avec des « recours longs et coûteux » : « Les gentils voisins deviennent toujours plus Nimby et les écologistes trouveront toujours une fleur ou une chauve-souris à protéger ». L’ancien ministre socialiste est corrigé par des architectes. « Il ne s’agit pas de règlementations environnementales destinées à protéger les zones écologiques sensibles, mais plutôt de processus bureaucratiques qui prennent trop de temps et manquent de clarté », écrivent Sahar Azari et Stephanie Law. Les architectes invités par Idea dénoncent des anachronismes comme « le nombre de places de stationnement nécessaires, lequel constitue un obstacle très important au développement d’un nombre suffisant de logements ». Est aussi stigmatisée l’autonomie communale, synonyme d’immobilisme à cause de maires très soucieux de préserver leurs électeurs.

L’on en vient à la nostalgie d’une urbanisation contrainte par la main publique. « Que serait la ville de Luxembourg aujourd’hui si un gouvernement composé de chrétiens-sociaux et de libéraux n’avait pas pris en main, via l’expropriation, la destinée du Kirchberg ? », interroge le socialiste Robert Goebbels. Dans la partie aménagement du territoire, deuxième chantier-clé, les auteurs sollicités par Idea abondent vers une mobilisation forcée du foncier. Le président de la fondation (également membre du conseil de celle du Land), Michel Wurth, explique que le Luxembourg s’est développé grâce à l’aménagement de grands espaces. Pour l’industrie, il énumère les sites sidérurgiques du bassin minier entre 1870 et 1920 entraînant la création de grandes agglomérations ou les zones industrielles de Colmar-Berg, du Roost et de Dudelange/Bettembourg. Michel Wurth évoque encore l’aménagement de Bonnevoie et du quartier Gare qui ont permis de faire de Luxembourg une « véritable ville » et de celui du Kirchberg qui l’a transformée en une « capitale de l’Europe ». Le président d’ArcelorMittal Luxembourg (et membre du board du groupe) voit d’un bon œil le développement de trois agglomération dotées d’une masse critique (aussi préconisée par Idea) : Luxembourg, la Nordstad et l’agglo Sud. La rurbanisation dessinée depuis quelques décennies est considérée comme un « vrai fléau ». « Face aux contraintes des réseaux de transports et aux inconvénients de plus en plus apparents de l’éloignement du lieu de travail au lieu de résidence, il faudrait se fixer comme objectif d’accroître la proportion des résidents ce qui signifie mutas mutandis augmenter le nombre de nouveaux logements et donc de réserver la surface foncière correspondante », écrit Michel Wurth dans un appel implicite à l’expropriation : « Avec cent communes (...), il est pratiquement impossible qu’autant de PAG aboutissent à créer un aménagement cohérent de l’ensemble du territoire. » Ou encore : « Le droit de propriété, les compétences respectives d’un grand nombre de ministères et d’administrations gouvernementales qui ont chacun des priorités différentes sinon contradictoires, et la stricte limitation de la possibilité d’expropriation pour utilité publique restreignent la faculté de l’État et des communes à aménager le territoire, ceci indépendamment de la question de la juste indemnité à accorder aux propriétaires. » Dans un supplément logement d’Idea daté de juin 2022, Michel Wurth avait déjà loué la collaboration entre l’État et Arcelor(Mittal) pour le développement de projets d’envergure (comme Belval à travers Agora). Glissant au passage, « Tout est simple et tout est compliqué en matière d’immobilier. Il en est ainsi parce qu’à ce sujet tout un chacun à sa petite opinion, sinon un grand intérêt ».

Pour sortir de l’impasse, Michel Wurth reprend une proposition, déjà formulée par Idea, d’un Grand Genève à la luxembourgeoise, une métropole transfrontalière dans laquelle les ressources seraient partagées : « Le niveau d’ambition de celle-ci pourrait varier d’une situation à l’autre et couvrir les questions relatives aux transports et aux infrastructures, les équipements de santé et sociaux, le développement économique et l’aménagement de zones d’activités communes, les écoles et aborder les questions en relation avec le télétravail, le financement des projets, voire la répartition des prélèvements fiscaux des résidents vivants et travaillant respectivement des deux côtés de la frontière. » Et Michel Wurth de proposer d’engager des discussions avec les autorités françaises, présupposant implicitement que Xavier Bettel sortira vainqueur du prochain scrutin. « Le nouveau gouvernement issu des élections du 8 octobre pourrait en faire une de ses priorités (…) et s’appuyer sur les relations de confiance établies depuis 2017 entre le président de la République et le Premier ministre luxembourgeois ».

Pour Pierre Hurt, directeur de l’ordre des architectes et des ingénieurs (OAI), un Luxembourg d’un million d’habitants « ne signifie pas que nous serons massivement surpeuplés », écrit-il en comparant la Sarre voisine, dotée d’une superficie comparable et habitée par quasiment un million de personnes. « Les terrains urbanisables ne manquent pas ». Pierre Hurt ressasse l’échec de la venue de Knauf et exhume le « syndrome Nimby à la sauce luxembourgeoise » dénoncé en 2018 par le directeur de la Chambre de commerce Carlo Thelen. « Les citoyens sont contre les grands projets, parce qu’ils craignent que leur village change trop, qu’il y ait trop de nouveaux résidents », poursuit Pierre Hurt. « L’État doit faire prévaloir l’intérêt général de la nation sur les intérêts particuliers, même au risque de la conflictualité », prêche-t-il.

Pierre Sorlut
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