Elle a lu trop de livres. Elle, la femme au foyer, milieu aisé, mari scientifique, tous les deux sous antidépresseurs, vivent à Londres, une fille adulte, tentative de suicide, avortement... enfin, tout le malheur de ces gens «accablés par le luxe». Elle, la femme, n'a pas de nom. Elle est Homebody, la femme qui reste chez elle et lit. Pour elle, l'organisation d'une fête parfaite pour son mari peut ressembler à une véritable mission, elle est capable de traverser tout Londres pour trouver quelques chapeaux afghans, 3 livres 95 pièce, «magnifiques, si merveilleux, toujours, souillés de sang». Elle y rencontre ce vendeur de chapeaux auquel il manque trois doigts, mutilation probablement due à la torture, là-bas, chez lui. Et voilà que Homebody se perd dans le malheur de cet homme, devenu pour elle l'incarnation de la souffrance de tout un peuple.
Homebody/Kabul de Tony Kushner a été écrit en 1998, il n'a plus vraiment retravaillé le texte après le 11 septembre 2001; en 2002, la pièce fut créée à New York et tourne depuis dans toute l'Europe. Pour le Festival de préouverture du Théâtre national du Luxembourg, Jorge Lavelli l'a créée en français, dans une coproduction du TNL avec la Comédie française, le Théâtre du Vieux Colombier et le Méchant théâtre. Après quatre dates luxembourgeoises le week-end dernier, la production ne sera montrée qu'à la rentrée à Paris.
Et on se demande forcément comment la mise en scène de Jorge Lavelli sera dans une salle plus conventionnelle que celle, splendide, des Ateliers du TNL. Car pour ce lieu brut, industriel, avec une ambiance très dense, Jorge Lavelli a eu recours à très peu d'effets, un rideau noir, de rares accessoires accrochés aux murs, la lumière, des choses rudimentaires, pour transcrire une histoire écrite comme un scénario de film. Un carrefour à Kaboul, une chambre d'hôtel, la maison londonienne, un cimetière, un poste-frontière entre l'Afghanistan et le Pakistan: Lavelli nous donne des clés d'accès à notre imaginaire et n'a même pas besoin des artifices auxquels a eu recours Lars von Trier pour Dogville.
Le problème de Homebody/ Kabul, c'est la pièce elle-même. Car comme Homebody, il semble que Tony Kushner a trop lu et qu'il n'a pas su se limiter dans son écriture, faire des choix de ce qui est important et ce qui ne l'est pas. Alors Tony Kushner - qui compte pour un des jeunes dramaturges américains essentiels du moment - en a fait des tonnes, superpose beaucoup trop de couches d'érudition théorique, qui, au final, s'écoutent comme un cours magistral sur tous les malheurs du monde. Car au-dessus du drame familial - un couple bourgeois en train de se briser dans l'ennui -, il superpose la deuxième grande partie de l'histoire: Kaboul.
Homebody, après sa rencontre érotique avec ce réfugié afghan vendeur de chapeaux, ira se perdre en Afghanistan, à la recherche du tombeau de Caïn, meutrier originel selon elle, qui serait enterré à Kaboul. Après son monologue d'une heure - que Cathérine Hiégel joue à bout de souffle, faisant de cette femme une boule de nerfs constamment au bord de la crise, asphyxiée par sa propre logorrhée - elle disparaît. Son mari Milton et sa fille Priscilla partent à sa recherche à Kaboul. À ce moment-là, la pièce se transforme en policier, la fille refusant les explications selon lesquelles la mère serait morte. La rumeur dit qu'elle serait vivante, mais convertie à l'islam, mariée à un médecin afghan.
Et c'est là que les choses empirent encore. Car Tony Kushner n'a pas créé de personnages, mais des porteurs de messages, où chacun a son texte moralisateur à dire. Et cela part dans tous les sens, la drogue forcément (Quango Twistleton, le compagnon de route anglais interprété brillamment par Alexabdre Pavloff, et le père consomment opium et héroïne en abondance), mais aussi l'espéranto comme langue universelle, la condition des femmes en Afghanistan, le régime totalitaire des talibans, l'impérialisme des États-Unis, l'islam, la corruption, tout y passe. Mais cela reste sans âme, sans vécu, sans profondeur. Jorge Lavelli voulait que quelques personnages afghans soient interprétés par des acteurs et actrices iraniens, soit en arabe, en perse ou en pachtou. Ces passages sont alors traduits en direct par surtitrage. De telles astuces aident à créer une ambiance malgré tout.
Néanmoins, pour illustrer le «choc des cultures», la rupture entre Orient et Occident, Tony Kushner n'aurait pu mieux faire - un peu malgré lui. Car dans sa pièce, les Anglais doivent assumer quelque chose comme une faute collective pour être les alliés des États-Unis et par là ne «jamais avoir amené que le misère» en Orient. Leur malheur toutefois est individuel, lié à l'aliénation de chaque être atomisé dans la société occidentale. Les Afghans au contraire sont tous dessinés comme des barbares, des sauvages qui mentent, trichent, volent, trahissent. Comme si leur faute était individuelle et leur malheur collectif. Un peu simpliste, tout cela, même dit avec des mots très compliqués, tombés en désuétude, que Kushner voulait ramener à la vie.