Quiet ticket quitting

d'Lëtzebuerger Land vom 01.09.2023

Le jeu « Jenga » consiste à enlever, chacun son tour, les petites briques de bois qui composent une tour sans que celle-ci ne s'effondre. Avec les années, difficile de ne pas y voir une métaphore de notre existence, au fur et à mesure qu’on supprime nos petites habitudes. On s’aperçoit que la plupart de nos réticences aux changements étaient infondées et que nous pouvons nous passer de ces morceaux de bois que nous croyions les fondements des barrières qui séparent la civilisation du désordre. Ainsi, on peut faire un repas sans manger de viande, travailler sans prendre sa voiture, voire sans aller au bureau pour les plus chanceux, sortir dans un bar sans allumer de cigarette, ou marier deux personnes du même sexe sans que la société ne s’effondre. Bonne nouvelle, il semblerait également que la Terre continue de tourner même si l’on ne reçoit plus de ticket de caisse après nos achats.

L’impact écologique est la raison donnée par les voisins wallons et français, qui ont modifié leur réglementation en la matière, et demandent désormais aux commerçants de ne plus fournir le ticket que si le client le souhaite. Mais le véritable impact est psychologique. Nous n’avons plus besoin de garder une preuve de ce que nous avons acheté. Au Grand-Duché aussi, l’impression est de moins en moins systématique.

Il existe sans doute des personnes organisées, qui collectent leurs tickets, les collent dans un cahier, et passent une soirée par mois à biffer les lignes correspondantes sur leur relevé de compte. Pour l’autre moitié de l’humanité (estimation optimiste), c’est plutôt synonyme de bouts de papier froissés, qui finissent au fond des poches de veste, ou entassés en boule dans un recoin du sac à main. Vidés et dépliés à intervalles aléatoires, à peine lisibles, ils donnent l’occasion de se rappeler le café bu en terrasse il y a trois mois, ou de tester sa mémoire pour se demander ce qu’on a bien pu acheter pour 168 euros chez Hornbach en mars 2021.

Le pire est l’incertitude de savoir s’ils sont vraiment importants ou complètement inutiles. Le stress de ne plus le retrouver au moment d’échanger le pantalon choisi trop court. Le risque de ne pas pouvoir faire valoir la garantie, la seule fois où l’appareil ne tombe pas en panne après l’expiration de la date. À l’heure des paiements digitaux, de la reconnaissance par vidéosurveillance et des big brothers du marketing qui savent à quelle fréquence chacun change de brosse à dents, il y a un certain anachronisme à se baser sur un morceau de papier comme preuve irréfutable.

Il en reste un encore à supprimer, au moins pour ceux qui ne sont pas abonnés, par exemple car ils habitent au Luxembourg. Celui que l’on déteste le plus, lorsqu’on traverse la France en voiture pour les vacances. Le ticket de péage. Quand il ne refuse pas de sortir de la borne, causant un crescendo de klaxons énervés derrière vous, quand il ne s’envole pas juste alors que vous veniez de le saisir entre le majeur et l’annulaire, victime d’une bourrasque qui le propulse deux cents mètres plus loin, à l’endroit où les conducteurs ont la seule occasion d’accélérer franchement sans se faire attraper par la maréchaussée, quand votre passager n’a pas eu l’idée saugrenue de le ranger à un endroit du tableau de bord où les vibrations le feront glisser dans un recoin inatteignable de l’habitacle, entre le tapis de sol et la soufflerie de climatisation, alors c’est qu’il choisira de se démagnétiser et vous contraindra à appeler l’assistance des quelques employés travaillant encore en plein mois d’août et chargés de porter secours à 3 000 conducteurs désemparés et pressés de payer leur rançon pour être libérés de l’enfer du bitume sous la canicule avec des ados qui reprennent les paroles de l’intégrale des chansons d’Angèle passées en boucle depuis cinq heures.

Cyril B.
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