Certain jusqu’à récemment de pouvoir s’affirmer comme canal de distribution incontournable pour les news, et vendant cher aux grands groupes de médias l’accès à ses utilisateurs, Facebook a abruptement changé de cap. Désormais, a annoncé le plus puissant et le plus riche des réseaux sociaux début janvier, l’accent sera mis sur les amis, la famille et les groupes. Voici l’argumentaire développé par son patron Mark Zuckerberg pour expliquer cette réorientation : « Nos recherches montrent que lorsque nous nous servons des médias sociaux pour nous connecter aux gens qui sont proches, cela peut être bien pour notre bien-être. Nous pouvons nous sentir mieux connectés et moins seuls, et cela est corrélé avec des mesures à long terme de bonheur et de santé. D’un autre côté, lire des articles ou voir des vidéos de manière passive – même s’ils sont divertissants ou informatifs – peut ne pas être aussi positif. C’est à partir de là que nous opérons un changement majeur dans la façon dont nous construisons Facebook. Je change l’objectif fixé à nos équipes-produits ; il passe de vous aider à trouver du contenu pertinent à vous aider à avoir des interactions sociales pertinentes. »
Il est permis de douter que c’est vraiment le souci du fondateur de Facebook d’assurer le bien-être et la santé de ses utilisateurs qui a motivé ce changement de stratégie. S’ils divergent sur ses véritables mobiles, la plupart des commentateurs sont d’accord en revanche sur ses probables effets. L’un d’eux est que les utilisateurs de Facebook vont probablement y passer moins de temps, une conséquence qui s’insère sans doute dans la bonne résolution de Mark Zuckerberg pour 2018 de « réparer » la plateforme. Un autre est que les médias qui ont misé massivement sur leurs canaux Facebook pour atteindre leur public vont devoir remettre leurs modèles sur le métier.
En revanche, on peut se demander si ce changement de stratégie va impacter le rôle de relais central de « fake news » assumé par Facebook ces dernières années, notamment lors de la campagne du Brexit et des élections américaines en 2016, grâce à l’effet tunnel et aux bulles cognitives favorisant, en-dehors de toute vérification, les « items » les plus extrêmes. Le caractère pernicieux de ce rôle ne devient apparent et démontrable que longtemps après, quand le mal est fait. La perspective d’embaucher des milliers de modérateurs pour écarter les fausses nouvelles a-t-elle contribué au changement de stratégie ? L’expert en médias Frédéric Filloux rappelle que tout ce qui a trait aux news s’est transformé ces derniers temps en « cauchemar de relations publiques » pour Facebook, citant le tollé causé par la censure d’une photo historique de la guerre du Vietnam, une fille nue fuyant une attaque au napalm, sur le site du journal norvégien Aftenposten. Au-delà de la mise en place de coûteux garde-fous pour éviter que les « fake news » n’empoisonnent le débat démocratique, Filloux considère aussi que pour Facebook, « le coût de gérer des flux d’information, de développer et de maintenir des produits, et de s’occuper des médias – par rapport au revenu, n’en vaut pas la peine ».
On a longtemps fustigé, à l’apogée du « tout-télé » et de l’« infotainment », la difficile cohabitation entre divertissement et information. Le retrait de Facebook le confirme : le journalisme (ou du moins le journalisme de qualité) ne se laisse pas enfermer exclusivement dans les algorithmes de « captation d’attention » qui sont l’alpha et oméga des réseaux sociaux. Se pourrait-il que le revirement de Mark Zuckerberg soit la manifestation la plus visible à ce jour que lorsqu’il s’agit de réseaux sociaux, il s’agit là d’une incompatibilité qui finit par devenir insurmontable ? Pour les médias qui ont choisi de privilégier leurs propres canaux online, le revirement de Facebook est une bonne nouvelle. Mais pour les citoyens aussi : il se confirme que ce n’est pas à Facebook de déterminer la hiérarchie des informations.