Quels clips les enfants en bas âge aiment-ils regarder sur Internet ? Dans un article détaillé publié sur Medium, James Bridle s’est attaché à décrire l’univers des clips enfantins qui fleurissent sur le Web. Un monde à première vue parfaitement anodin mais qui, examiné de plus près, révèle des tendances assez effrayantes. Qui l’eût cru, mais les déballages filmés d’œufs-surprise, ces petits gadgets emballés dans des coquilles, font un tabac chez les enfants. Pour nous, pauvres adultes désespérément insensibles au charme de ces stripteases du plastic, difficile de comprendre ce qui rend ces scènes aussi palpitantes pour les internautes en herbe, parmi lesquels il faut compter les bébés attelés aux écrans. On y voit une paire de mains ouvrant un de ces œufs, retirant l’emballage extérieur après en avoir exhibé l’iconographie, dépliant le papier entourant le gadget, extrayant l’objet d’un sachet, posant l’objet après l’avoir fait tourner quelques secondes entre les doigts ou l’avoir actionné, pour ensuite passer à l’œuf suivant et répéter l’opération. D’autres clips consistent à filmer religieusement le déballage de jouets, avec parfois quelques petits interjections ou une petite musique entraînante.
Il y en a des milliers de cet acabit. Les canaux proposant ces clips parviennent à accumuler des milliards de vues. Même si, comme le fait remarquer James Bridle, il existe un doute sur la fiabilité de ces chiffres (que les animateurs de canaux peuvent gonfler artificiellement à l’aide de robots), aucun doute n’est permis sur l’ampleur du phénomène. Ainsi, « Blu Toys Surprise Brinquedos & Juegos », créé en 2010, compte 3,7 millions d’abonnés et six milliards de vues, un chiffre que Bridle met en regard des dix milliards de vues accumulées par Justin Bieber ou des douze milliards dont peut se vanter le pure player PewDiePie.
D’autres canaux sont spécialisés dans les comptines et autres chansons enfantines, avec par exemple Little Baby Bum, le septième canal le plus populaire sur YouTube, qui compte 515 clips, 11,5 millions d’abonnés et pas moins de treize milliards de vues. Les clips peuvent durer de quelques minutes à une heure et plus dans le cas des compilations. D’autres canaux cherchent à fidéliser leurs jeunes spectateurs en jouant sur la peur, avec des créatures et des situations suffisamment effrayantes pour les titiller mais sans aller jusqu’à les faire fuir, par exemple en incluant des armes dans des saynètes faisant intervenir des héros de jeux et de dessins animés bon enfant. Bien que le contenu proposé reflète souvent la production de grandes marques come Disney ou Mattel, certains de ces canaux sont confectionnés par des artistes du copier-coller qui ne s’embarrassent pas de questions sur la propriété intellectuelle et mêlent des clips originaux réputés sûrs avec des contenus plus problématiques. À l’ombre de dénominations innocentes, certains canaux se sont aventurés plus loin, ajoutant violence et sexe à ces contenus bâtardisés.
James Bridle souligne le caractère infiniment répétitif des clips proposés, avec des titres et des scénarios clairement développés par des algorithmes qui brodent sans relâche sur des thèmes éprouvés (exemple : « Buried Alive Outdoor Playground Finger Family Song Nursery Rhymes Animation Education Learning Video »). Ce n’est pas que le monde anglophone qui est concerné : des canaux analogues visent par exemple les enfants tamouls ou malaysiens. On assiste à l’emballement incontrôlé d’un mode de production de contenus régi par l’automatisation (pour la confection des clips) et les algorithmes (pour déterminer ce qui séduit les enfants).
YouTube a réagi à la publication de l’article de James Bridle et à d’autres articles mettant en avant l’ampleur et les dangers de ce phénomène, notamment dans le New York Times, en lançant une purge de ces contenus. Les clips les plus problématiques pointés par James Bridle n’y sont désormais plus visibles. L’entreprise a annoncé vouloir engager des milliers de modérateurs pour reprendre la main et faire cesser ces abus.