Mappamundi

Les arpenteurs du monde

d'Lëtzebuerger Land vom 09.09.2010

Ettelwood lundi. Dans la paisible rue de Warken, à côté d’une belle maison mitoyenne, un petit hangar désaffecté, ou plutôt un grand garage a été transformé en studio de tournage. Le bourgmestre Jean-Paul Schaaf (CSV) est venu assister à quelques prises, tout comme des journalistes de la presse nationale. « Cet hangar, nous aimerions bien le garder, » avait lancé Alexander Dumreicher-Ivanceanu, producteur chez Minotaurus Film, en ouvrant la porte. Le local appartient à la commune, qui n’en a plus besoin, puisque ses machines ont désormais trouvé un nouveau refuge. Et comme il est mitoyen avec le siège de Minotaurus (et foyer de la famille Dumreicher-Ivenceanu-Minck), ce serait carrément idéal pour eux de pouvoir travailler sur place. La cinéaste Bady Minck est une fille d’Ettelbruck, où elle s’appela Mady Binck. Des studios de cinéma dans une commune, ce serait bien pour l’image de la bourgade qui se veut aussi culturelle, mais qui sait quelle sera la décision de la commune, en temps de crise ?

En attendant, Bady Minck y tourna donc en début de cette semaine les nouvelles scènes pour son prochain moyen-métrage, Mappamundi, une co-production austro-luxembourgeoise (à capitaux majoritairement luxembourgeois, pour un budget total de 400 000 euros ; partenaires autrichiens : Amour Fou, Oikodrom [&] ÖRF), qui fera 22 minutes et sortira d’ici 2011. Quatre ans de recherches et de préparations ont précédé ces quatre jours de tournage, de premières scènes, d’animation pure, y avaient déjà été enregistrées il y a deux ans de cela. Pour se documenter sur l’évolution de la planète et de la cartographie, forcément ethnocentriste, Bady Minck a consulté livres scientifiques et chercheurs, d’ailleurs, le ministère autrichien des Sciences est allié au projet.

Mappamundi, c’est l’histoire d’une équipe de « cartographes cosmiques », extraterrestres qui, dans leurs costumes argentés avec de grosses veines bleues tressées en une natte dans le dos, sont une sorte de croisement entre le « Jitzert » que Bady Minck avait imaginé pour Mécanomagie (1996) et l’éternelle Melusina. Ils s’approchent à une vitesse supersonique dans l’espace et le temps vers notre galaxie et traversent ainsi plusieurs centaines de millions d’années, de la dérive des continents, en passant par l’histoire (très brève) de l’Homo sapiens vers un avenir lointain dont la cinéaste, artiste plasticienne de formation, a imaginé les contours – et les cartes.

« Les mappemondes m’ont toujours fascinée, explique-t-elle, parce que chaque civilisation y représente toujours son pays au centre, chacun a ses propres cartes, dont certaines sont plus primitives, d’autres plus sophistiquées. » Ses personnages fictifs sont un « regard neutre sur le monde ». Où on constatera, comme l’a fait Bady Minck, que « le seul principe durable de notre monde est le mouvement constant – et le changement. Donc il est forcément absurde de vouloir arrêter le cours des choses, de vouloir ériger des frontières pour stopper les migrants par exemple. Toute notre histoire est migration. » Politisée à gauche, voire à l’extrême gauche à l’époque, Bady Minck a toujours aussi un message à faire passer. Mais elle le fait par son vocabulaire visuel, avec une indéniable poésie esthétique.

Comme nombre de ses précédents films, Mappamundi est tourné en stop-motion. Au lieu de 24 images/ seconde, elle tourne ici à trois images par seconde. Les acteurs doivent donc jouer huit fois moins vite qu’à l’ordinaire – et la réalisatrice peut leur donner des instructions précises quasi seconde par seconde. « Avec cette technique, dit Bady Minck, je peux vraiment raconter des histoires à travers les seules images ». Au final, les centaines de milliers d’images alignées produiront un rythme saccadé.

Autre fait marquant : les images ne sont pas captées par une caméra de cinéma, mais par un appareil photo numérique, un banal Canon Eos haut de gamme, dont la résolution image par image peut même être supérieure à la caméra 35 mm selon le chef opérateur Martin Putz. Troisième particularité de ce tournage : le procédé de travail. L’équipe l’a baptisé « feed-back loop » : plusieurs couches d’éléments visuels sont montées en parallèle et en surincrustation (les Anglais appelleraient cela « multi-layering »). Les séquences filmées cette semaine l’étaient dans une green box, il s’agissait des trois cartographes extraterrestres à leur poste de travail (Ganael Dumreicher-Ivanceanu, Roxanne et Robin Oberlé), qui devaient manier des cartes (fictives, car elles seront ajoutées au montage) et leur « teleporter » – tout cela a le charme suranné du bricolage des films de science-fiction de l’Allemagne de l’Est. Les images de leur vaisseau spatial, conçu par Christina Schaffer, et qui ressemble fort à une représentation de l’intérieur des intestins humains ou de l’estomac d’une baleine (comme le décrit Bady Minck), ont déjà été enregistrées en amont.

Le montage (Frédéric Fichefet) sera donc une sorte de grande mosaïque non seulement en deux dimensions, mais en trois, où plusieurs couches d’images – le vaisseau, ses habitants, les plans et cartes et la galaxie devant eux – devront être superposées. Voilà pourquoi la présence d’un « superviseur de postproduction » (Paul Schön) sur le set est essentiel : il peut faire visionner, dix minutes après le tournage, les images réalisées, pour éventuellement faire les ajustements nécessaires. « Avant, se souvient Bady Minck, je faisais la même chose, les mêmes effets, mais je devais le faire manuellement, avec des dessins et un storyboard extrêmement précis et il restait quand même beaucoup d’inconnues sur si cela allait marcher ou pas. Maintenant, nous pouvons tout vérifier, provisoirement, sur place. »

Mappamundi est un film cent pour cent Bady Minck, qui s’intègre dans son œuvre, notamment Mécanomagie ou Im Anfang war der Blick (2003), quelque part entre science et imaginaire, entre réalisme et fiction, à multiples codifications et plusieurs couches visuelles et sens de lecture. Le film se terminera sur les visions d’avenir, des cartes de ce que l’humanité et sa planète pourraient devenir dans les prochaines centaines de millions d’années. « Là, sourit-elle, je dois avouer que bien que des scientifiques osent des hypothèses sur les prochains cent mille millions d’années, c’est essentiellement le fruit de mon imagination. » On pourra donc voir au cinéma ce qu’adviendra notre univers après notre ère. L’histoire ne dit pas si on y verra l’avenir de l’indexation des salaires au Luxembourg. Ni même le destin de l’ancien garage de la commune. Ettelwood ou Ettelbruck ?

josée hansen
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