Mir wëllen net bleiwen

Peau de veau

d'Lëtzebuerger Land vom 17.06.2010

Haut-de-cœur assuré pour les âmes sensibles : un veau est mort, Patrick Elsen, jeune agriculteur plein d’entrain, l’amène en quad dans une grange adjacente à l’étable. Avec l’aide de sa mère, il va le gonfler comme une baudruche puis l’accrocher pieds par-dessus tête pour mieux dépouiller le cadavre. La peau, ils l’attacheront avec deux bouts de ficelle à un autre veau, nouveau-né aussi, comme un manteau. « Comme ça, dit Patrick Elsen, la vache va croire que c’est son propre petit et l’accepter ». Nous sommes au Canada, en plein hiver, il fait quelque chose comme moins trente degrés et pour les Elsen, émigrés luxembourgeois qui se sont construit une nouvelle existence sur 160 hectares de terre ici, chaque tête de son cheptel compte.

Si les réalisateurs Pascal Becker et Yann Tonnar s’attachent si longuement à cette scène dans leur documentaire Mir wëllen net bleiwen, c’est aussi parce qu’elle est une belle métaphore de l’intégration des immigrés : s’adapter, s’assimiler presque à la société d’accueil – le « Stallgeruch » des Allemands – pour se faire accepter et construire une nouvelle existence. Dans la scène suivante, on verra le Luxembourgeois au travail avec les pompiers locaux qui en font un Canadien pour son engagement dans la société : « Canadians are all immigrants anyway... »

Le documentaire Mir wëllen net bleiwen, qui fut présenté en avant-première mercredi et sort en salles aujourd’hui, remonte à une initiative de Nicolas Steil, producteur chez Iris Productions, qui, tenant entre ses mains le livre du photographe Raymond Reuter, 100 Lëtzebuerger ronderëm d’Welt (Luxnews, 2003) voulait en tirer un film. Il a donc approché les deux réalisateurs, ayant déjà une certaine expérience dans le genre pour avoir tourné Little Big One (Pascal Becker pour RTL, 1999) ou Weilerbaach (Yann Tonnar, Samsa Film et Maskénada, 2008). Après plusieurs mois de recherches, ils n’ont finalement retenu qu’un seul des sujets du livre, l’inénarrable Jos Spartz, richissime homme d’affaires et bienfaiteur en Indonésie.

Trois autres émigrés – Mariette Braquet, ancienne secrétaire de direction dans un magasin de luxe qui a tout plaqué pour échapper au consumérisme et fonder une ONG d’aide au développement au Niger, la famille Elsen, devenus agriculteurs au Canada parce qu’il n’y avait plus assez de terre au Luxembourg, et Claude Sternberg, qui a quitté la tradition commerciale de sa famille dans la capitale pour vivre sa foi en Israël – s’y sont ajoutés. Ainsi qu’une cinquième famille, les Zachariah-Spielmann, qui est comme un concentré de tous les autres, moitié luxembourgeoise, moitié sud-africaine, et qui ont choisi de s’installer au Luxembourg pour élever leurs quatre enfants dans un environnement paisible et serein. Tous ont en commun d’avoir émigré de plein gré, qu’ils ne sont ni envoyés par un patron, ni partis par amertume.

Le film entremêle ces cinq portraits de Luxembourgeois, filmés avec beaucoup de passion dans des environnements urbains et naturels on ne peut plus variés (image : Carlo Thiel et Jean-Louis Sonzogni), entre le chaos du Niamey et les plaines enneigées du Canada, la mégalopole Jakarta et l’île paradisiaque de Lampung que s’est achetée Jos Spartz – on voyage entre des univers à la Megacities de Michael Glawogger ou le Fargo des frères Coen. Le montage est intelligent, souvent surprenant et un peu décalé, racontant une vraie histoire en filigrane (Kathrin Plüss) et les interviews sont sincères, on sent que les interviewés étaient en confiance, avaient eu le temps, durant les repérages, de faire connaissance – Jos Spartz surtout est incomparable, entre son sens du business (« l’argent, c’est la liberté frappée » est sa devise) et sa générosité pour les Indonésiens, dans son décor baroque surchargé de kitsch identitaire luxembourgeois (Iechternach, dajee dajee !) et son franc-parler désopilant (« le commodo/incommodo, quel cirque ! » et « la monarchie, en tout cas, c’est ce qui revient le moins cher ! »).

« Tous ces gens sont partis chercher ailleurs ce qu’ils n’ont pas trouvé au Luxembourg, » estimait Nicolas Steil mercredi. Mir wëllen net bleiwen se voudrait donc aussi un portrait en creux du grand-duché. Et c’est là sa seule faiblesse : de sauter sur l’agaçante idéologie dominante, ici comme en France, sur l’identité nationale qu’il faudrait définir, fixer, étudier, au lieu de la considérer comme un organisme mouvant. Dans cette logique, il n’est donc pas un hasard que le film s’attache excessivement longtemps à une visite du Musée de la forteresse avec l’ancien directeur Patrick Donde­linger, qui lance quelques boutades sur le « dernier Luxembour­geois » que pourrait exposer un jour ce musée luxueux toujours vide. Selon Nicolas Steil, ce vide ne serait pas un hasard, car le pays serait construit « par les gens ». Cela tombe sous le sens – et ce n’est pas différent à Uckange ou à Trèves. En faisant abstraction de ce discours, Mir wëllen net bleiwen est un beau portrait de destins humains dans la vaste et fascinante étendue du monde. Leur nationalité n’est alors qu’un point commun choisi au hasard, un « accident de la naissance » (Jos Spartz).

josée hansen
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