Pourquoi le Luxembourg refuse de récupérer 280 millions d’euros chez Amazon et Fiat – Une analyse politique

Piece of cake

d'Lëtzebuerger Land du 12.01.2018

Allié/complice Le gouvernement luxembourgeois fait tout pour ne pas récupérer les 250 millions d’euros d’arriérés d’impôts d’Amazon et les trente millions d’euros de Fiat. En décembre 2015, puis en décembre 2017, le gouvernement a déposé un recours devant la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) contre les décisions de la Commission européenne. Un centre offshore ne peut se permettre de désavouer le capital. Ce serait aux antipodes de l’archétype jungien de « l’allié » que le gouvernement met en avant dans sa campagne de nation branding et dont les slogans sont la « prévisibilité », la « fiabilité » et une « grande proximité par rapport aux décideurs ». Encaisser les millions d’euros auprès des multinationales serait perçu comme un signe de duplicité, sinon un acte de haute trahison. Surtout après avoir officiellement promis – via un ruling – que ces montages étaient en parfaite conformité avec les lois du pays. Le Premier ministre, Xavier
Bettel (DP), ne sait sur quel pied danser : « fermement engagé en faveur de la transparence », mais également attaché « au principe de la sécurité juridique ». Les trente millions d’euros de Fiat ont été mis sur un compte fiduciaire tandis qu’Amazon aura jusqu’au 5 février pour verser 250 millions d’euros. Le gouvernement promet de ne pas y toucher, en attendant les verdicts de la CJUE.

Deux scénarios La Cour aura à décider si le nouveau rôle d’inspecteur fiscal supranational endossé par la Commission est conforme aux traités. La fiscalité internationale a cessé d’être un sujet technique réservé aux surdoués de l’optimisation ; elle est devenue l’objet du débat public et une source d’indignation. La décision de la Cour suprême est hautement imprévisible, car hautement politique. Si la CJUE tranche en faveur du Luxembourg, de l’Irlande, de la Belgique ou des Pays-Bas, elle infligera une défaite cuisante à la Commission et à ses efforts d’harmonisation fiscale. Le message envoyé aux multinationales sera : l’optimisation fiscale – même agressive – est tolérée, elle fait partie du jeu. Une telle décision consoliderait la réputation des petits paradis fiscaux comme safe havens du capital. Dans son éditorial de ce jeudi, le Wort remarque que dans un tel scénario « certains vont plaider pour un regain d’agressivité et voudront remonter dans le temps. Les partis ne pourront alors plus se cacher derrière Bruxelles. » Or, comme le disait Héraclite : « On ne peut pas entrer une seconde fois dans le même fleuve, car c’est une autre eau qui vient à vous. »

Le scénario-catastrophe du ministère des Finances est le suivant : En 2018, le Luxembourg perd son recours ; puis, en 2021, son procès d’appel. Les vannes sont ouvertes. Suivent, coup sur coup, Amazon, GDF-Suez (devenue Engie), McDonald’s et des dizaines d’autres dossiers sur lesquels la Commission planche depuis des années. L’une après l’autre, les multinationales sont condamnées à payer des dizaines de millions d’euros en arriérés d’impôts au Trésor luxembourgeois. Cette rente s’épuise rapidement. Le Grand-Duché, ce « Durchlauferhitzer » pour flux financiers, n’inspire plus confiance.

À prendre/à laisser En Irlande, la gauche anti-austérité (et environ un quart de la population, selon les sondages) veut garder les treize milliards d’arriérés d’impôts d’Apple pour booster le budget. Cette manne fiscale, y calcule-t-on, correspond à une année de budget Santé. Or, dans le débat politique luxembourgeois, la question n’est pas posée. Comme si les tabous de la place financière avaient été intégrés dans l’inconscient collectif. Dans un éditorial, Le Quotidien estimait pourtant qu’il y aurait « mieux à faire avec cet argent que de cracher dessus ». Et de calculer que les 250 millions d’euros équivalaient à « 500 maisons de trois chambres » (au prix de vente du Fonds du Logement) ou au coût de « trois lycées ».

Mais cette rêverie ne résout pas l’encombrante question morale : Avec quelle légitimité un centre offshore peut-il prétendre à dix ans d’arriérés d’impôts sur des profits réalisés ailleurs ? Dans le communiqué annonçant que l’Irlande devait récupérer treize milliards d’euros d’Apple, la Commission européenne invitait les autres États membres (et les États-Unis) à réclamer une part du gâteau. « Le montant d’impôts impayés à récupérer par les autorités irlandaises serait réduit, si d’autres pays exigeaient d’Apple qu’elle paie plus d’impôts sur les bénéfices enregistrés […] pour cette période ». Bref : le buffet serait ouvert. Le ministère des Finances irlandais mettait en garde le camp anti-austérité : « It would be deeply unwise of Ireland to make any plans for funds that may not even materialize in reality. »

Gaffe/chance Ce fut suite à une gaffe administrative que le ruling de Fiat se retrouvait en premier dans le collimateur de la Commission. Le 15 janvier 2014, le ministère des Finances envoie 22 décisions anticipées « représentatives » à la Commission, après en avoir expurgé les noms. (C’était dix mois avant que le Consortium international pour le journalisme d’investigation ne publie en vrac quelque 600 rulings.) Or, sur un des documents, un fonctionnaire pressé avait omis de noircir l’acronyme « FFT ». La Commission conclut sans peine qu’il devait s’agir de la holding Fiat Finance and Trade Ltd. Dans les mois suivants, le ministère des Finances refusera obstinément de confirmer cette déduction, mais le mal était fait ; et la direction de Fiat-Chrysler – qui n’avait rien demandé à personne – était furieuse de se retrouver ainsi projetée au centre d’une enquête pour aides d’État.

Or, en fin de compte, la négligence de ce fonctionnaire pourrait profiter au Luxembourg et la gaffe se révéler comme une chance. Car beaucoup dépendra de quelle affaire (entre Apple, Starbucks, Amazon et Fiat) sera plaidée la première devant la CJUE. Ce sera celle qui donnera le la pour les dossiers suivants. Et, justement, pour le ruling Fiat, le gouvernement semble relativement confiant ; assez en tout cas pour l’avoir envoyé à Bruxelles comme exemple de sa bonne pratique fiscale. Selon la logique procédurale, le recours Fiat (introduit en décembre 2015) devrait a priori passer avant les dossiers – autrement plus médiatiques Apple (novembre 2016) et Amazon (décembre 2017). Or, la procédure traîne depuis plus de deux ans ; et quoique la phase écrite ait été clôturée il y a une année déjà, aucune date d’audience n’a encore été fixée.

En mars 2017, inquiet à l’idée de voir l’affaire T-778/16 (Apple) devancer l’affaire T-755/15 (Fiat), Pierre Gramegna avait introduit une « demande d’intervention correspondante » se rangeant ainsi du côté du concurrent/allié irlandais. Par cette démarche, le gouvernement voudrait « attirer l’attention du Tribunal sur un certain nombre de questions de principe que soulève la décision de la Commission ». Existe-t-il d’autres alliances objectives et pactes de réciprocité, par exemple dans les affaires Starbucks (T-760/15) ou Amazon (T-816/17) ? « Les interventions des États membres sont des informations qui relèvent du secret de la procédure », répond la CJUE à la question du Land.

Comparé aux 13,4 milliards d’euros demandés à Apple, les trente millions d’euros en jeu dans l’affaire Fiat semblent dérisoires. Ceci peut être vu comme un indicateur que le dossier de la Commission n’est pas si robuste que cela. Calculer un prix de transfert n’est pas une science exacte – que vaut ainsi un nom de marque, une licence ou un algorithme ? – et un écart de quelques millions d’euros pourrait être considéré comme se situant dans une marge d’appréciation raisonnable. La Commission devra surtout prouver que le traitement réservé à Fiat et à Amazon constitue « un avantage sélectif ». Il ne s’agit pas de montrer que le taux effectif était indécemment bas ; il faut démontrer qu’il y a eu « traitement de faveur » et donc « distorsion de la concurrence ».

Dommages/intérêts Au cas où le Luxembourg perdait devant la CJUE, Amazon, Fiat & Co. pourraient invoquer la « loi relative à la responsabilité civile de l’État ». Celle-ci énonce que l’État répond de « tout dommage causé par le fonctionnement défectueux de [ses] services ». Or, qu’était le bureau d’imposition Sociétés 6 de l’époque Kohl sinon un service – structurellement – « défectueux » ? L’État n’a-t-il pas mis son tampon sur des montages fiscaux démontés quelques années plus tard par les institutions européennes ? Se mettrait ainsi en place un drôle de manège : Une fois leurs impôts remboursés, les multinationales poursuivraient l’État au tribunal civil pour dommages et intérêts.

Cette perspective – peu évoquée en public – semble assez absurde : Une multinationale portant plainte, parce qu’elle a eu l’aval administratif pour un montage fiscal qu’elle avait elle-même proposé à l’administration. (Se poserait en outre la question si ces dommages et intérêts ne seraient pas une autre aide d’État sous une nouvelle forme.) En juillet 2016, le député et « shadow minister » du CSV, Gilles Roth, avait pourtant soulevé ce scénario dans une question parlementaire : « Une récupération [d’impôts] ne risque-t-elle pas d’engager ultérieurement la responsabilité délictuelle de l’État sur base d’une violation du principe de confiance légitime ? » (À l’époque, Pierre Gramegna était resté coi sur cette question.) Dans un mail au Land, le porte-parole du ministère écrit que « cette question ne se pose pas aujourd’hui ». Puisqu’il n’est pas établi que le Luxembourg a contrevenu au droit européen, elle serait « purement hypothétique ».

Politique/incertitude De nombreux techniciens de la fiscalité refusent aujourd’hui d’émettre un avis juridique sur la valeur d’un ruling. Le sujet est devenu trop politique, incertain et délicat. Dans un avis du comité consultatif scientifique du Bundesministerium der Finanzen publié en octobre 2017, on constate une « considérable insécurité juridique pour les entreprises concernées » : « Weder können die Unternehmen unmittelbar bei der Kommission Klärung herbeiführen, noch ist eine Absicherung etwa durch Einholung verbindlicher Zusagen der Finanzverwaltung möglich ». C’est en effet toute l’ironie de la situation : Censés fournir une couverture juridique, les rulings se sont mutés en facteur d’insécurité.

Les experts allemands notent qu’il serait impossible de prédire quelles entreprises vont se retrouver dans la ligne de mire de la « task force » créée par la Commission en 2013 et chargée de la déconstruction des rulings. Les enquêtes pour aides d’État seraient pour beaucoup dues au « hasard ». Ce « willkürliches Moment » serait aussi l’expression d’un manque de ressources de la Commission, débordée par l’analyse de
28 systèmes fiscaux. Qu’il ait fallu à la Commission trois ans d’« enquête approfondie » pour conclure que le Luxembourg avait donné des « avantages fiscaux indus » à Amazon peut en effet être interprété comme un signe de cette relative faiblesse. Du moins, comparé au savoir technique accumulé dans les administrations luxembourgeoise, néerlandaise, belge ou irlandaise, renforcées par l’expertise de leurs places financières respectives.

Dans ses communiqués, la Commission évoque « une stratégie ambitieuse en matière d’imposition équitable ». Or, selon le comité scientifique du Bundesministerium, cette extension du domaine des aides d’État aux questions fiscales serait une parfaite illustration de la théorie de la bureaucratie : « Eine Bürokratie, eine Behörde oder eine Regierungsstelle, die absichtlich oder unabsichtlich in den Genuss eines Gestaltungsinstrumentes gelangt, wird von diesem Gestaltungsinstrument früher oder später auch Gebrauch machen ». Et d’en conclure : « Es ist also […] zu erwarten, dass die EU Regierungsebene über das Instrument der Beihilfenkontrolle einen wachsend und zunehmend beherrschenden Einfluss auf die national-
staatliche Steuerpolitik ausübt. »

De la MS « Princesse Marie-Astrid » à la Holding 29

L’épisodeenfoui dans les annales fiscalesest aujourd’hui à peu près oublié. Mais la première fois que la Commission européenne sortit l’arme des aides d’Étatissue du droit de la concurrencepour combattre les largesses fiscales luxembourgeoisesce fut pour le bateau touristique MS « Princesse Marie-Astrid ». En 2002la Commission s’étonnait d’une décision que le directeur de l’Administration des contributions directes avait prise neuf ans auparavant « par voie gracieuse ». Lors de la liquidation de la sàrl exploitant le bateauil en avait immunisé le bénéfice. (La Marie-Astrid fut rachetée par L’Ententeune asbl rassemblant les communes mosellanes et le secteur viticoledont les bénéfices seront également exemptés d’impôt.) L’enquête de la Commission ne fut jamais close. Cela fait donc plus de quinze ans qu’elle est pendante.

Le réveil retentit en 2002lorsque la Commission exigeait l’abrogation de la Holding 1929. Ce fut une des premières fois que la Commission tentait de renverser tout un régime fiscal en invoquant les aides d’État. L’affaire ne débouchait pas sur un procès devant la CJUE mais sur un marchandage politique : après 90 ans de bons servicesla H29 fut enterréemais illico remplacée par la Société de gestion de patrimoine familialc’est-à-dire la même chose resservie à une autre sauce (avec des ingrédients empruntés à la législation liechtensteinoise). À part le nomrien n’avait changé. Au finalla première bataille de la Commission menée sous la bannière des aides d’État se résumait à un coup d’épée dans l’eau. bt

Bernard Thomas
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