Travailler pour un Big Four

Société de cour

d'Lëtzebuerger Land du 08.12.2017

« Inoculer l’ADN » Les Big Four emploient aujourd’hui 7 700 personnes au Luxembourg. C’est presqu’autant que les deux principaux employeurs, la Poste et les CFL, réunis. Dans les communiqués envoyés à la presse, les cabinets d’audit déclarent promouvoir « l’esprit de promo » (PWC), « inoculer l’ADN EY », faire vivre l’« expérience KPMG » ou partager « l’identité, la culture et les valeurs de la société » (Deloitte). En 2017, l’industrie de l’audit et de la consultance aura digéré quelque 2 000 « nouveaux talents », dont uniquement une partie infime s’exposera au darwinisme interne au-delà de quelques années. En 2015, dans une interview avec le Land, Antoine Deltour, ancien auditeur chez PWC converti en lanceur d’alerte, avait noté que « beaucoup de gens partent parce qu’ils ne supportent pas le rythme ou les responsabilités qui vont croissantes. Inversement pour supporter les conditions de travail, il faut que chacun trouve ses motivations. Les promotions rapides, les augmentations de paie qui vont avec… »

En septembre, une étude sociologique sur l’univers des Big Four est parue aux Presses universitaires de France sous le titre Au cœur des cabinets d’audit et de conseil – De la distinction à la soumission. Son auteur, Sébastien Stenger, aura mené 46 entretiens – soit 865 pages de retranscriptions – avec toute la nomenclature : du junior à l’associé, en passant par le senior, la manager ou le directeur. Il a également travaillé durant trois mois « incognito » – seuls quelques associés étaient au courant qu’il y faisait du terrain – dans le département audit d’un Big Four à Paris qu’il désigne pudiquement par le pseudonyme de « KPE ».

Issu d’une grande école de commerce (HEC Paris), le chercheur n’a pas eu de mal à se faire recruter comme stagiaire et à se couler dans le moule. (Même si, par moments, il est mal à l’aise avec « la sociabilité virile » qui y règne.) Il peut ainsi rapporter des anecdotes qui font le charme du livre, comme cette crise de nerfs de son superviseur : « Tu passes 80 pour cent de ton temps à faire des trucs qui servent à rien, à envoyer des pauvres trucs à des blaireaux au Luxembourg qui ne vont même pas le revoir. » (C’est d’ailleurs l’unique fois que le Luxembourg est mentionné sur les 263 pages du livre)

« Up or out » Ce qui fait la particularité des Big Four, c’est que les associés sont cooptés par leurs pairs au terme d’un processus d’inclusion et d’exclusion, le « up or out ». Celui-ci est très scolaire : les employés sont en permanence notés et classés et, une fois par an, un comité d’évaluation décide du passage de grades. Un junior 1 peut être promu à junior 2, un manager 2 à manager 3, un senior manager 4 à senior manager 5, etc. Toute la hiérarchie est mobilisée : les managers jugent les juniors, les associés les managers. Mais on se compare également entre collègues ; les bruits de couloir font et défont les réputations. Antoine Deltour expliquait ainsi que son départ volontaire de PWC avait surpris, car « le bonus ‘B’ que je venais de recevoir me distinguait un peu de la grande majorité des salariés ». Via la « consultation en stratégie » que les Big Four vendent à leurs clients (notamment à l’État luxembourgeois), ces méthodes de travail ont tendance à se diffuser. « Cette élite exerce un pouvoir symbolique d’imposition de la norme, note Stenger. C’est elle qui définit dans le milieu des affaires ce qui est supérieur et légitime ».

Ne pas passer le grade équivaut à une invitation à déguerpir. Redoubler est synonyme d’échec et peut être vécu comme une humiliation. Les services en ressources humaines doivent préserver l’équilibre de cette pyramide. Car, aux différents étages hiérarchiques, il ne peut y avoir ni surpopulation ni sous-population. Pour maintenir la promesse d’une ascension, il faut que la firme génère de la croissance. Grâce au décollage offshore, les implantations luxembourgeoises auront fourni un terrain propice. En 2017, le taux de croissance était ainsi situé entre 7,1 (Deloitte), 8 (PWC) et 10,6 pour cent (EY).

Les auditeurs travaillent en équipes qui changent au fil des dossiers. Personne n’a de place assurée, et il faut constamment s’adapter, s’imposer. Cet ethos se matérialise dans la configuration intérieure des palais que les Big Four ont fait construire au Kirchberg et sur le Ban de Gasperich. Les firmes d’audit ont introduit une « clean desk policy » sans sentimentalité : chaque matin, les employés partent à la recherche d’une place disponible ; chaque soir, ils rangent leurs affaires dans un casier. Le lieu de travail comme lieu de mémoire a ainsi été aboli. Un collègue peut disparaître du jour au lendemain sans laisser de traces.

Au sein des Big Four règne un étonnant patriotisme local ; cette loyauté explique que les recrutements latéraux restent l’exception. Les cabinets d’audit sont enfermés dans une compétition entre qui peut présenter le plus grand chiffre d’affaires. Au Luxembourg, PWC (404 millions d’euros) règne en maître, suivi par Deloitte (295 millions), EY (197 millions) et KPMG (188 millions). Au sommet de la pyramide se trouve une « oligarchie d’associés ». Ce sont des commerciaux qui doivent générer du chiffre d’affaires, démarcher de nouveaux clients. Sachant que le bénéfice est réparti là où il est généré, devenir associé d’un Big Four donne droit à une partie du gâteau. Or associé n’est pas égal à associé. Il n’y a ni linéarité ni automatisme dans la rémunération, et une fin de carrière peut coïncider avec une baisse de la paie. Selon le niveau de responsabilité et l’évaluations de la performance, un associé d’un Big Four au Luxembourg peut gagner quelque part entre 350 000 et deux millions d’euros par an, dont jusqu’à la moitié peut être versée en stock-options, c’est-à-dire largement défiscalisée.

« Être visible » Sébastien Stenger compare la vie au sein d’un Big Four à une « société de cour ». Un chacun tente de trouver un mentor dans le sillage duquel il pourra se frayer un chemin « à travers les arcanes byzantines de relations de pouvoir et de cooptation ». Pour faire carrière, il faut se distinguer, être visible, devenir « un entrepreneur de sa réputation ». Il ne faut surtout ne pas se retrouver isolé, à manger seul son sandwich durant la pause de midi. Afin de pallier aux sentiments de stress et d’angoisse que provoque le système « up or out », les recrues forment des alliances. « Dans les Big Four, il faut te faire une équipe, il faut se faire une PME à l’intérieur du truc », estime ainsi un consultant en stratégie dans un entretien avec Stenger.

Au Luxembourg, la fragmentation correspond souvent aux barrières linguistiques. Avec un succès mitigé, les Big Four tentent d’éviter la formation de cliques francophones et germanophones. Les Luxembourgeois sont très convoités, car à travers eux un Big Four s’offre une proximité avec les fonctionnaires, responsables politiques et la bourgeoisie locale. Or la part de Luxembourgeois ne dépasse guère les cinq pour cent. La faute, à entendre les associés, à une mentalité de rentiers fonciers ; les jeunes Français, Allemands et Belges auraient plus « faim ».

Au sommet de la hiérarchie, la légitimité peut également se consolider par une présence médiatique. Via des chroniques publiées dans la presse et des présentations de sondages plus ou moins fiables, certains associés de Big Four tentent de se positionner comme spin doctors de la place financière et de la fiscalité. D’autres siègent dans les CA de l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement ou du Haut comité de la place financière, ainsi que dans des agences semi-publiques/semi-privées comme les comités techniques de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF). Mais alors que le managing partner d’EY, Alain Kinsch, fait figure d’une sorte de « ministre des Finances bis » (notamment dans le dossier des stock-options), d’autres pontes comme John Psaila (Deloitte) ou Philippe Meyer (KPMG) sont inconnus du public. Au Luxembourg, la position sociale et politique des Big Four paraît extraordinairement enflée. Dans d’autres centres financiers, ce sont plutôt les banquiers d’investissement et les grands cabinets de conseil en stratégie (McKinsey, Bain, Boston Consulting) qui donnent le la.

« Enculer les mouches » Pour s’assurer une bonne évaluation, le jeune employé a intérêt à fuir les missions en sous-effectif ou encadrés par un manager peu influent (qui ne fait pas le poids au sein des comités d’évaluation). Le manager se trouve lui aussi sur la corde raide : d’un côté, il est supposé minimiser les coûts, de l’autre, il doit ménager ses troupes pour ne pas en perdre les meilleurs éléments. S’y ajoute le prestige du client : alors qu’en France, ce sont les audits des entreprises du CAC 40 qui sont les plus courus, au Luxembourg, ce sont les banques et les quelques grandes multinationales ayant leur QG au pays (comme Arcelor-Mittal, Amazon ou Ferrero) qui constituent le nec plus ultra. Les fonds d’investissement et petites holdings sont par contre considérés comme du « fourrage ».

Selon la CSSF, 84 pour cent des missions de contrôle légal des comptes sont réalisées par les Big Four. Leurs auditeurs doivent s’en tenir au programme, en suivant une méthodologie stricte, voire bornée. « Il s’agit juste d’exécuter bêtement comme un bon robot. Ils devraient embaucher des chimpanzés génétiquement modifiés, ça coûterait moins », lance ainsi un superviseur durant une mission d’audit à Sébastien Stenger. De ses interviews et observations, il conclut que les geeks de l’audit auraient du mal à adopter un « rapport dégradé ou pragmatique à la technique » qu’ils vivraient comme « une source de frustration qui conduit au sentiment de devoir mal faire leur travail ». Durant une formation, un manager met en garde les stagiaires contre le risque du « sur-audit » : « Mais bon, je ne devrais pas vous le dire mais on n’est pas là pour enculer les mouches ». Dans son dernier rapport d’activités, la CSSF critique de manière générale « une tendance à minimiser, voire à ignorer les risques de fraude, de façon à ne pas devoir mettre en œuvre des procédures d’audit complémentaires ». Et plus loin : « L’utilisation de checklists ne doit pas se substituer à l’exercice d’un esprit critique ».

« Ascèse » Pourquoi se soumet-on à une « ascèse » du travail ? C’est la question à laquelle tente de répondre Sébastien Stenger. Les raisons communément avancées – la formation, le CV et la rémunération – lui semblent insuffisantes. L’engagement dans un Big Four serait en partie « affectif » et toucherait à « l’identification, la distinction et l’appartenance à l’élite ». Bref, le système « up or down » comporterait des « enjeux narcissiques ».

Le prestige au sein d’un Big Four se définit par la capacité d’endurance face au travail. La période de clôture des comptes, qui s’étend de janvier à avril, est ainsi la busy season, celle des nuits blanches. La compétition devient une valeur en soi. Les auditeurs interrogés par Stenger insistent sur l’intensité et l’excitation : « Je trouve qu’il y a vraiment un côté grisant, c’est un peu comme de la drogue », dit une manager. Le Code du travail luxembourgeois interdit de dépasser la journée de dix heures. Mais cette limitation légale du temps de travail ne s’applique pas aux « cadres supérieurs ». La pléthore de managers peut donc trimer jusqu’à pas d’heure. Plus on monte dans la hiérarchie, plus on accumule du travail.

Les femmes constituent presque la moitié du personnel des Big Four. Mais parmi les associés, elles deviennent plus rares. Chaque Big Four dit vouloir promouvoir les femmes et l’ancienne cheffe de PWC Luxembourg, Marie-Jeanne Chèvremont-Lorenzini, comptait mondialement parmi les premières femmes à être nommées managing partners. Or l’enquête de Sébastien Stenger met en évidence « la difficulté non pas tant d’être femme dans le cabinet que d’être mère », respectivement de porter une charge familiale. Et de citer une manager : « Les gens ils n’aiment pas les femmes qui vont chercher leurs gamins. Moi je comprends, parce que du coup, tes assistants ils sont là jusqu’à minuit alors que toi t’es rentrée chez toi. Certes tu te reconnectes depuis ta maison, parce que tu continues quand même à bosser chez toi. Mais ce n’est pas pareil. »

Solipsisme Le stakhanovisme comporte un aspect de mise en scène. « Les heures passées après minuit ça ne sert à rien de travailler, c’est surtout pour te rassurer », dit ainsi un senior à Stenger. Le sociologue voit dans cette ostentation une forme de surcompensation. Car le statut d’élite des employés des Big Four resterait précaire : « Les recrutements de masse et leur position médiane rendent ce prestige moins incontestable. »

Les valeurs et contraintes sont intériorisées par des employés qui acceptent la compétition comme un défi sportif. La facilité ou la difficulté avec laquelle ils s’en affranchissent dépend du degré d’identification à leur travail. « Une plus faible intégration dans le cabinet favorise la possibilité de se projeter hors du cabinet », écrit Stenger. Or pour les jeunes expatriés, loin de leurs familles et de leurs amis de jeunesse, l’intégration passe par le travail. Vivant en colocation, sortant entre collègues pour un after-work et passant les week-ends à faire du « team-building », les jeunes talents risquent de tomber dans un solipsisme corporate.

Bernard Thomas
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